Si leur collaboration fut très fructueuse à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, force est de constater qu’ici le duo Dardano Sacchetti/Lucio Fulci se prend les pieds dans le tapis. Pourquoi un scénario qui, sous la plume du premier semblait plein de promesses, devient-il devant la caméra du second, un film dont le rythme est aussi surnaturellement plombé ? On vous parle de Manhattan Baby (1982) à l’occasion de sa sortie en Blu-Ray chez Le Chat qui Fume.
Monotone Baby
Lorsqu’il devient un maître de l’horreur, Lucio Fulci a déjà une longue liste de réalisations derrière lui dans des genres aussi variés que le western, la comédie sexy et le giallo. C’est dans ce dernier qu’il excelle notamment avec Le venin de la peur (1971), La longue nuit de l’exorcisme (1972) ou encore L’emmurée vivante (1977) dont le scénario est écrit notamment par Sacchetti. La coopération entre les deux hommes se poursuit dans la seconde partie de la carrière de Fulci, inaugurée par L’enfer des zombies (1979), pseudo-suite de Zombie (George A. Romero. 1978). Son succès va amener le metteur en scène italien à persévérer dans ce type de cinéma, avec Sacchetti à l’écriture la plupart du temps (et occasionnellement Elisa Briganti, l’épouse de celui-ci), jusqu’à ce Manhattan Baby (1982). Anciennement La malédiction du pharaon chez feu Neo Publishing, le film divise encore aujourd’hui les adeptes de Fulci. Le réalisateur et le scénariste eux-mêmes ont admis que le résultat final n’était pas à la hauteur de leurs attentes. A qui la faute ? Au scénario qui voulait alors explorer une autre facette de l’horreur ? Au producteur Fabrizio De Angelis qui a drastiquement réduit le budget en cours de route ? Quoi qu’il en soit, ce n’est probablement pas pour rien que le long-métrage marque la dernière collaboration entre le cinéaste et ses deux acolytes.
Lors d’une mission archéologique en Égypte, George Hacker perd la vue après avoir pénétré dans la tombe d’Abnubenor, divinité maléfique selon les autochtones. Pendant ce temps, alors que son épouse Emily et sa fille Susie font du tourisme, cette dernière fait la rencontre d’une femme aveugle, qui lui remet une amulette. Dès lors, à New-York, des phénomènes étranges se produisent sous l’influence du pendentif. Susie a des prémonitions doublées de visions, des morts et disparitions suspectes se produisent, le désert saharien semble poursuivre la famille jusque dans la métropole américaine : scorpion, serpent venimeux, sable… Acteurs américains (Christopher Connelly, qui va devenir une figure récurrente du bis italien), ou au nom américanisé (Martha Taylor alias Laura Lenzi, Laurence Welles alias Cosimo Cinieri), blondinet.te.s aux yeux bleus, lieux de tournage (New-York et le Caire, entre autres), rajouts a posteriori (la scène d’ouverture en Égypte) : tout – jusqu’au titre sans beaucoup de rapport avec le film – sent a production pour l’international, pratique certes courante à l’époque mais qui ici prend d’autres proportions, malgré un budget rapidement revu à la baisse qui fera perdre en crédibilité, notamment sur les effets spéciaux (mention spéciale « cheap » pour les oiseaux empaillés qui attaquent leur propriétaire dans la scène finale).
Concrètement, Manhattan Baby est une sorte de sous-Poltergeist (Tobe Hooper, 1982, sorti quelques mois plus tôt), mâtiné d’égyptologie, d’un tout petit chouïa de gore, et surfe sur cette utilisation des enfants possesseurs d’une faculté ou d’un secret, typique des romans et films d’horreur des années 80. Fulci semble vouloir prendre le contre-pied de ce qui commence à être la norme à ce moment-là dans le genre, en termes de violence et de sang à l’écran, et de ce qu’il a réalisé depuis L’enfer des zombies, renonçant par la même occasion à ce qui l’a rendu célèbre. Du sang, il y en a certes un peu, mais une seule scène peut être qualifiée de gore : celle, très tardive, de la mort du taxidermiste exorciste. De ce fait, on peut déplorer l’accroche vaguement mensongère du coffret du Chat qui Fume, qui annonce « un pur film d’horreur dans lequel Fulci multiplie les scènes gore » : les amateurs de viscères à nu et d’hémoglobine à l’hectolitre en seront pour leurs frais. Les aficionados du metteur en scène se contenteront peut-être de retrouver ses signes distinctifs : zooms avant et arrière, plans rapprochés, gros plans sur les yeux (petit jeu : trouver la scène où le preneur de son apparaît dans le reflet des lunettes de George Hacker), mouvements brusques et imprévisibles de la caméra… Ils apprécieront probablement aussi la présence d’acteurs récurrents – Cosimo Cinieri en occultiste, le jeune Giovanni Frezza de La Maison près du cimetière (1981) – et de petites auto-références, comme le souligne Stephen Thrower dans son livre Beyond Terror – The films of Lucio Fulci : une scène de chambre d’hôpital qui évoque celle de L’éventreur de New York sorti la même année, un personnage nommé Emily comme dans L’au-delà (1981), un petit clin d’œil du jeune Tommy qui demande à sa sœur si les momies sont plus effrayantes que les zombies… Enfin, ils retrouveront la musique de Fabio Frizzi, aisément (trop ?) reconnaissable, qui mêle saxophone jazzy, guitares pop, synthétiseurs et piano hypnotiques avec quelques thèmes orientaux.
Néanmoins, les aspects formels du cinéma de Fulci et l’indéniable ambiance surnaturelle qu’il parvient à maintenir jusqu’au générique ne suffisent pas ici à masquer les brumes de l’histoire et la faible caractérisation des personnages. On a ainsi vraiment du mal à s’attacher à l’un ou à l’autre, enfant ou adulte. Pour commencer, il y en a trop. Ou plutôt, le scénario a voulu accorder de l’importance à un trop grand nombre d’entre eux, ce qui a pour conséquence qu’aucun n’attire vraiment la sympathie ou l’identification, qu’il s’agisse de la famille Hacker, la jeune fille au pair, Mercato l’occultiste, Luke l’ami journaliste d’Emily ou encore le professeur Wiler. Tous semblent d’ailleurs dépassés par les événements et ne font quasiment que subir les différentes manifestations du fléau qui les frappe les uns après les autres. Par ailleurs, le rythme saccadé et les scènes laissées à l’interprétation du spectateur donnent parfois l’impression d’un collage pas entièrement maîtrisé, un peu à la manière des films de Jesus Franco. Les séquences s’enchaînent par à-coups, il n’y a aucune progression géométrique de la tension, juste des événements, placés ça et là, à peu près régulièrement espacés, entrecoupés d’images récurrentes rappelant la malédiction tels que le sable qui se dérobe et s’écoule on ne sait où, la lumière bleue qui se manifeste à travers le pendentif ou les yeux des personnages, la présence du scorpion… Cette narration saccadée plus ou moins volontaire atteint parfois son but. Ce qui se produit est-il réel ou ne s’agit-il que d’hallucinations induites par le talisman maudit ? On se sait pas toujours sur quel pied danser bien qu’on comprenne rapidement que Susie et Tommy, ainsi que certaines victimes collatérales, ont été attirés depuis la chambre des enfants par une « porte dimensionnelle » vers l’Égypte antique et en sont revenus, vivants ou pas. Certaines séquences restent floues ou inexpliquées de prime abord, telle la scène où Hacker retrouve la vue, frappé par les rayons bleus qui émanent du passage, alors que ses enfants ont disparu. Il se réveille à l’hôpital, l’usage de ses yeux retrouvés, où sa femme lui explique que les enfants sont avec Jamie Lee. De même, la disparition de celle-ci reste vague, évoquée seulement lorsque leur père demande où est passée la baby-sitter et que Tommy répond qu’elle n’est pas revenue de son voyage. En somme, le montage, les ellipses et les passages allusifs n’aident à se passionner ni pour l’intrigue, ni pour les personnages.
Et ni la restauration de l’image (impuissante à retirer le cheveu ou le poil qui traînent sur le cadre) ni le court entretien avec Cinzia De Ponti (qui joue la jeune fille au pair) ne sont de nature à changer la donne. Ceux qui connaissent bien le réalisateur savent déjà que pour sa première collaboration avec Lucio Fulci (L’éventreur de New York), cette ex-Miss Italie était assassinée dès les premières minutes. Dans ce rôle-ci, beaucoup plus conséquent, elle ne disparaît qu’à la moitié du récit. A vrai dire on n’apprend pas grand-chose de captivant de sa bouche si ce n’est deux ou trois anecdotes pas franchement intéressantes, qu’elle appréciait le metteur en scène tout en lui trouvant un comportement atypique, et qu’elle aurait dû jouer une troisième fois pour lui mais qu’elle n’était pas disponible. Heureusement, et comme pour mieux faire passer la pilule d’un long-métrage inconstant et d’un bonus quelconque, l’éditeur a inclus dans le coffret un second disque avec l’excellent documentaire Fulci For Fake (Simone Scafidi, 2019), qu’on retrouve également dans le coffret Le Chat Noir (Lucio Fulci, 1981). A lui seul il dissipe les déceptions qu’on peut ressentir en visionnant Manhattan Baby.