L’amour sous (Jesús) Franco


Longtemps connue et reconnue uniquement des initiés, la filmographie de Jesús Franco (dit Jess) a été redécouverte, comme beaucoup, à la fin de sa vie quand à l’été 2008 la Cinémathèque Française lui consacra (enfin) une immense rétrospective. En 2013, juste après sa mort, le cinéma si atypique de ce roi du bis européen connut une seconde jeunesse et visibilité. Aujourd’hui, deux éditeurs français, Le Chat qui Fume et Artus Films, redonnent une exposition conséquente en vidéo à plusieurs longs-métrages du cinéaste espagnol de la décennie 70. L’occasion de redécouvrir l’œuvre de Franco à l’aune de la révolution des mœurs qui opérait à l’époque.

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Libre et heureux de jouir

Le très prolifique cinéaste espagnol Jesús Franco, considéré par beaucoup comme l’un des piliers du cinéma bis européen, devint avec le temps un sujet de fascination pour de nombreux cinéphiles, qui découvrent ou redécouvrent l’œuvre atypique de cet érotomane auto-déclaré. Le foisonnement presque inédit de son œuvre – en tout cas très rare – ne la rend pas moins cohérente. S’il sera difficile de prétendre écrire un article hagiographique et pleinement analytique – je ne vous cache pas que je n’ai pas vu l’ensemble des cent quatre vingt cinq films qui composent sa dense filmographie et ne me prétend pas spécialiste du bonhomme, n’est pas Alain Petit qui veut – la ressortie récente de plusieurs de ses films de la décennie 70’s chez les éditeurs Artus Films et Le Chat qui Fume permet de s’intéresser à l’une des facettes de cette œuvre. Le début de cette décennie est le témoin des répercussions des événements de 68 en Europe, mais aussi des mouvements hippies et anti-Vietnam cristallisés par le Festival de Woodstock à l’été 1969. Si Jane Birkin & Serge Gainsbourg chantaient en 1968 que l’année 1969 serait érotique ou ne serait pas, c’est qu’ils avaient bien senti poindre le début d’une vague de libération sexuelle qui déferlait sur le monde, y compris bien sûr, dans le petit monde du cinéma. Comme le précise Alain Petit – pour rappel, ce dernier est l’auteur d’un livre conséquent et précieux sur le cinéaste, intitulé Jess Franco ou la prospérité du bis  édité par Artus Films – dans les bonus de l’édition Blu-Ray du Journal Intime d’une Nymphomane (1972) qu’édite les matous du Chat qui Fume : « à cette époque, pour parler chiffres, plus de 80% de la production du cinéma allemand était érotique ». En France, l’appétit pour ce cinéma-là est à son sommet, et Franco en adorateur de la chair – son cinéma des années soixante était déjà traversé par cette question bien qu’il était plus généralement ancré dans un cinéma d’horreur et fantastique – va complètement suivre la vague.

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Dans les années 60 qui marquent le début de sa carrière, Franco s’exprime plutôt comme un maître à tout faire, sautant d’un genre à l’autre, du cinéma d’espionnage au film de science-fiction, du film d’horreur gothique au film d’aventure. Si l’érotisme a toujours été plus ou moins présent dans ces premiers longs-métrages – il faut rappeler qu’il s’agit de films d’exploitations pour la plupart, soit des objets qui aimaient utiliser la nudité de belles actrices comme produit d’appel – c’est véritablement en 1968 qu’il s’autorise un virage plus concret avec Les Yeux verts du diable, film d’horreur à forte proportion érotique. Suivant les modes, Franco réalise en 1968 un film de femmes en cage – un sous-genre très érotisant, dont Roger Corman fut l’un des artilleurs premiers, dont les histoires se déroulent toujours dans des prisons pour femmes – sobrement intitulé L’amour dans les prisons de femmes qui subit les foudres de la censure franquiste. L’une des figures centrales de l’inspiration érotique de Franco, grand esthète et esprit littéraire, c’est bien entendu le Marquis de Sade, dont l’œuvre et l’inspiration est convoquée dans bien des titres qui suivront tels que Justine ou les infortunes de la vertu (1968) aussi connu sous le titre Marquis de Sade’s Justine qui n’est autre qu’une adaptation du premier ouvrage écrit par Sade que Franco a tourné, selon la légende, en une journée de dix-sept heures. Suivront d’autres adaptations du Marquis de Sade, comme Eugénie (1970), ou deux adaptations de La Philosophie dans le Boudoir renommé pour l’occasion Les Inassouvies (1970) et Plaisir à trois (1974). Franco partage avec Sade ce même esprit transgressif et jouisseur. Contrairement à beaucoup de cinéastes qui réalisaient des pelllicules érotiques pour manger, Jess Franco y prenait un plaisir certain. Dans l’une de ses dernières interview données à Libération en 2004, il disait « quand je cadre un acteur ou une actrice, je suis un vampire ». Si bien que la dimension érotique des films de Franco en fait, pour beaucoup, l’intérêt premier. Même dans ces réalisations de genres plus traditionnels, fantastiques ou d’épouvante, Franco cherche toujours dans les figures classiques et les grandes thématiques du genre à en extraire le jus érotique pour révéler ce qui, plus traditionnellement, demeurait sous-jacent ou induit sans être montré. Par sa petite phrase, Franco dévoile la motivation première de son envie de cinéma, filmer les corps, capter le sexe partout où il est, capturer l’abandon d’une jouissance.

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Peut-être inspiré par l’œuvre de Jean Rollin qu’il adorait détester – voir l’entretien très drôle que Franco avait donné sur l’édition DVD du Lac des Morts Vivants (Jean Rollin, 1981) édité il y a quelques années par Mad Movies, dans laquelle l’Espagnol n’hésite pas à traiter de connard son homologue français – il passa donc assez naturellement à son tour aux films de vampires explicitement érotiques – mais existe t-il seulement un film de vampires qui ne soit pas érotique ? – avec La Fille de Dracula (1972) récemment édité par Artus Films, ou encore Vampyros Lesbos (1971) peut-être l’un de ces films les plus connus de sa période 70. Un érotisme lesbien qu’on retrouve dans Une Vierge chez les Morts-Vivants (1971) dont nous vous avions déjà parlé il y a quelques années – dans lequel, rappelons-le, il n’y a ni vierges, ni morts-vivants – puis dans Le journal intime d’une nymphomane (1972) qu’il signe sous le pseudo Clifford Brown et qui vient donc tout juste de ressortir dans une sublime édition qui nous est offerte par un éditeur qui aime les chattes – c’est vulgaire et facile, mais j’étais obligé – à savoir bien sûr, Le Chat qui Fume. Le long-métrage débute sur le meurtre du personnage principal – Linda, une prostituée – dont l’un de ses derniers clients est accusé. La femme de ce dernier rend visite à une ancienne amie de Linda qui va alors lui raconter la vie de nymphomane de la morte. Le film rappelle, par son fonctionnement en flash-back montrant le parcours de vie d’une nymphomane, le récent diptyque de Lars Von Trier, bien que l’érotisme chez Franco est ici exempt de cruauté, de brutalité. S’appuyant sur le récit d’un journal intime comme vous l’aurez compris, le récit se construit autour d’une voix off très littéraire, qui permet au film de se jouer de son apparence emprunté tout en délivrant des messages très politisés et subversifs. Son érotisme sobre se retrouve donc contrebalancé par des dialogues très osés, crus et descriptifs. Totalement sur la tangente de la période de libération des mœurs que connait le monde d’alors, Franco délivre par le biais des écrits de sa morte, des messages militants en faveur d’une reconnaissance et d’une acceptation de l’homosexualité et d’une libération générale des mœurs. Ainsi, de son propos revendicateur jusqu’à sa mise en scène – présence récurrente de figures hippies, musique constituée de mélodies rocks improvisées par des guitares saturées… – Le journal intime d’une nymphomane (1972) a ceci d’intéressant qu’il cristallise et témoigne parfaitement de l’atmosphère si particulière de libération sexuelle du début des années 70.

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En 1974, le cinéma érotique français va connaître une seconde naissance dès lors que le président de l’époque, Giscard d’Estaing, va supprimer la censure des actes sexuels au cinéma. Cette décision va être une véritable révolution dans l’histoire du cinéma français et permettre aux salles spécialisées dans le cinéma bis et érotique, d’étendre leur offre en proposant désormais des films X . C’est ainsi que Franco va à son tour se mettre à la production de films pornographiques, certains de ses longs-métrages sortant mêmes dans deux versions, l’une considérée comme simplement érotique et l’autre incluant des inserts de scène de sexe non simulés. On pense par exemple à un autre film édité par Artus Films qu’est La Comtesse Perverse (1974) relecture du grand classique Les Chasses du Comte Zaroff (Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel, 1932) qui aura le droit à une version alternative pornographique sous le nom évocateur, Les Croqueuses (1974). Suivront dans les années suivants cette légalisation, plusieurs produits pornographiques dont je vous laisse apprécier la poésie des titres tels que Les Avaleuses (1974) ou Les Nuits Brûlantes de Linda (1975). La légalisation du porno va aussi aider à populariser l’érotisme et faire naître un genre à part entière du cinéma français qu’est la comédie populaire érotique. Franco en réalisa plusieurs durant ces années, avec par exemple Célestine, bonne à tout faire (1974) comédie érotique librement inspirée du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau éditée par Artus Films, ou bien encore Les Petites Vicieuses font les grandes emmerdeuses avec la star des films de cape et d’épées, Guy Delorme. En 1974 toujours, année charnière, sort en salles ce qui deviendra pour beaucoup le plus grand film d’épouvante de l’histoire du cinéma, j’ai bien sûr nommé L’Exorciste (William Friedkin, 1974). On ne s’étonnera pas donc que Franco réalise la même année, un film érotique mêlé à une histoire de possession Les Possédées du Diable (1974). Dans celui-ci, Lina Romay, sa compagne et muse, incarne Linda une jeune fille qui va se faire littéralement posséder (corps et âme) par une succube, vieille amie de son père, qui en fera son esclave sexuelle. Si beaucoup de productions de l’époque on profité du succès du film de William Friedkin pour en livrer des ersatz – on repense à L’Antéchrist (Alberto de Martino, 1974) déjà édité par Le Chat qui Fume – celui de Franco n’en emprunte que la thématique et son titre évocateur et mensonger (comme souvent). En réalité, le récit évoque plutôt Théorème (Pier Paolo Pasolini, 1968) dans lequel là aussi, un invité surprise fait tourner la tête et les hormones d’une famille bourgeoise. Franco, grand amateur de littérature classique, préférait y voir une relecture lesbienne du mythe de Faust. Fruit de son époque, ou plutôt de son année, Les Possédées du Diable ne se limite pas à des séquences érotiques et s’inscrit pleinement dans la mouvance pornographique de l’époque avec notamment une séquence lesbienne où le réalisateur filme un cunnilingus en gros plans dans un bain moussant. Le long-métrage vient lui aussi de sortir chez Le Chat qui Fume dans une édition restaurée, s’offrant ainsi pour la première fois une version quasi-intégrale d’une œuvre restée longtemps invisible car perdue.

Les sorties quasiment conjointes de ces deux beaux fourreaux chez Le Chat qui Fume et de plusieurs réalisations de Franco chez Artus Films – on citera en vrac que l’éditeur à l’Ours a aussi sorti récemment, outre les titres déjà cités, un film de la même époque qu’est Les Expériences érotiques de Frankenstein (1973) et l’un des derniers films de l’espagnol qu’est Tender Flesh (1997) – nous rappellent donc les bonnes heures d’une époque révolue. Car à l’heure où l’érotisme n’a plus sa place que dans les publicités pour shampooing et que des ayatollah de la bienséance s’effarouche du moindre tétons sur Twitter. Que le géant Facebook lui même, censure en bon policier des bonnes mœurs, le moindre décolleté et les toiles de nus des grands maîtres. Qu’une réalisatrice se fait traiter publiquement de salope par le public d’un grand festival pour avoir oser montrer du sexe et de la violence dans son film… Il convient peut-être de redécouvrir l’œuvre de Jesús Franco comme un témoin d’une époque où la jouissance féminine et la liberté de disposer de son corps était un mantra sacré. Car au-delà du simple petit plaisir coupable un peu désuet et nanardeux, au delà du plaisir pervers et voyeuriste qu’il convient d’admettre à la vision de ces œuvres, les longs-métrages réalisés par Jess Franco témoignent à leur façon, d’une décennie durant laquelle le monde n’était pas tout à fait le même. On regarde alors ces fantasmes filmés comme des reliques d’un temps révolu, des témoins historiques de cette époque durant laquelle une génération a pu grandir avec le désir fou d’être libres et heureux de jouir.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY

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