[Carnet de bord] Festival Court Métrange • Jours 6 à 9


Après deux carnets de bord bien touffus et tandis que la version « physique » du festival a déjà achevé ses portés et proclamé ses grands vainqueurs, le festival Court-Métrange en ligne sur la plateforme Shadowz s’est lui poursuivi jusqu’au dimanche 8 octobre. Les quatre derniers jours de programmation vous sont donc restitués avec le retard nécessaire pour prendre du recul sur la richesse et l’éclectisme d’une sélection qui continue de placer Court-Métrange comme un des nécessaires bastions des cinémas de genre(s) en France.

Jour 6 • Tout feu, tout femme

Intelligemment, Court-Métrange et Shadowz abordent la deuxième moitié du festival en ligne avec un des thèmes qui agitent, à juste titre, le plus nos contrées artistiques, sociales et politiques : la place des femmes. On peut statuer que le cinéma de genre est misogyne, ça paraît difficile de dire le contraire ; on peut aussi avoir l’honnêteté qu’il a été, à sa manière, parfois trouble, en première ligne d’une véritable féminisation des enjeux, en tous cas, du pouvoir. Le mythe de la final girl, pour ne citer qu’un seul motif, est et restera toujours, quoi qu’on puisse en dire, une victoire du féminin sur un antagoniste cruel, et, souvent, masculin. En ce qui concerne la France le cinéma de Julia Ducournau, précédé par le travail de Claire Denis ou de Lucile Halihodzic, a servi de nouveau fer de lance à un féminisme cinématographique de genre(s) qui se poursuit dans le circuit du court-métrage… Mais pas dans la sélection qui nous intéresse, composée de courts uniquement étrangers.

Plan en plongée sur un couloir sombre de funérarium, dans lequel un infirmier transporte un cadavre ; issu du film Hipocampo présenté sur Shadowz pour le festival Court-Métrange en ligne.

© « Hipocampo » Tous Droits Réservés

La section « Tout feu, tout femme » est inaugurée avec l’espagnol Hipocampo réalisé par Fer Pérez, s’ouvrant sur de la musique baroque, un cadrage précis dans un univers très épuré, un bâtiment, une morgue en fait, sans décoration, aux lignes rigides, et au vide tout de suite gênant. Trois femmes patientent, assises côte à côte. L’une a la vingtaine ou la trentaine, la seconde est une femme mature de 45-50 ans, la dernière une mamie. Toutes les trois ont perdu leurs compagnons, et échangent, d’abord non sans un certain humour, toujours cadré avec un regard clinique et froid, où seul la chaleur du jeu des comédiennes parvient à saisir le spectateur. Il y a du Almodovar dans ces femmes qui parlent de la vie, de l’amour, de la mort, en fumant. A mi-parcours le court-métrage bascule dans une espèce de fantastique, lorsqu’elles se rendent compte qu’elles ont toutes les trois le même nom. On s’imagine alors être face à la même femme, à trois étapes de sa vie. Mais le film ne tranche pas, et laisse planer un doute, qui en réalité, rend le discours plus obscur que résolument fantastique. On est partagé entre l’austérité plastique de Hipocampos, sa volonté de faire un portrait de femmes alomodovaresque touchant, et un argument fantastique finalement opaque, peut-être pas si assumé que ça. Il y avait peut-être pourtant à faire, avec ce concept, en mettant un peu plus d’humanité, et de générosité ?

L’humanité de Carrion de Yvonne Zhang est a contrario à fleur de peau. A rive de peau, pourrait-on dire. Une jeune femme d’origine chinoise reçoit un simple coup de fil lui indiquant qu’on « l’a » retrouvé, puis flash-back. La jeune femme est une petite fille – vivant seule avec sa mère tenancière d’un motel – qui déterre le cadavre d’un animal au bord du désert. Le soir même, elle assiste à l’étrange apparition d’un homme qui d’abord lui fait peur, puis elle constate qu’il semble être un proche de sa maman… Carrion est proche de la perfection, qu’il ne manque qu’à cause d’une brève séquence, quoi qu’aussi hypnotisante que le reste, trop explicative, en fin de métrage. Le court-métrage est une envoûtante plongée dans le regard d’une enfant confrontée au deuil de celui qui est certainement son père et à sa ré-apparition en tant que fantôme. Mais un spectre réaliste, bienveillant, qui semble réel. Si, si réel… Cette histoire de « retrouvailles », dénuée de tout artifice, filmée avec une pudeur merveilleuse dans le rythme calme et contemplatif de ce que la sensibilité asiatique fait de meilleur – on ne répétera jamais assez à quel point le cinéma de ce continent, notamment chinois, est éblouissant depuis une quinzaine d’années – est un envoûtement à la fois lumineux et mélancolique sur ce qui reste d’une perte, et surtout, sur ce qu’il reste pour ceux qui restent. En filigrane, se lit aussi, doucement, un commentaire timide sur l’expatriation, les racines, qui doit avoir un profond écho pour la cinéaste, américaine d’origine asiatique, ayant tourné ce film aux États-Unis.

Försoning – Atonement est d’une nature autrement plus abrasive. Autre récit de deuil qui est finalement le vrai thème de cette section, bien que tous les quatre courts-métrages de cette section soient tous portés par des castings 100% féminins à peu de choses près. Le réalisateur suédois Kaveh Abaker filme une mère endeuillée par la perte de son petit garçon dans un univers onirique, sur son versant négatif, le cauchemar. En parallèle de son étrange attrait pour son voisin d’en face qui projette des films pornographiques se reflétant sur les parois de son immeuble, le quotidien de cette maman est ponctué de séquences obéissant aux règles des rêves, ces décalages, ces mélanges d’éléments, ces hallucinations, comme lorsqu’elle bouscule un homme dans la rue qui se met à lui grogner dessus comme un molosse, au lieu d’exprimer quelque mot. L’univers de Försoning est un réel rongée par des projections de culpabilité et de sadisme, un réseau d’images qui aboutira d’ailleurs à un exercice concret : la mère endeuillée engage le voisin d’en face dans un rapport sado-masochiste d’une cruauté physique aussi bien que scopique, se filmant dans un jeu de strangulation érotique assez troublant. La révélation finale que pour le coup, je me permets de garder secrète, vient balancer une vision terrible de la capacité à faire deuil. Allant chercher du côté de Michael Haneke peut-être le moins fin, mais indéniablement intéressant dans sa façon d’aborder son sujet Försoning – Atonement (« Expiation » en français) est d’un pessimisme net dont on aurait aimé saisir d’autres aspérités, même si le sous-texte féministe, aussi cruel que le reste, permet de développer un peu plus le propos.

La créature du film Hairsucker, sélectionné au festival Court-Métrange, s'approche de sa victime endormie dans son lit.

© « Hairsucker » Tous Droits Réservés

On achève cette journée avec le court-court (4 minutes) Hairsucker, film australien réalisé par Michael Jones. Ce travail est l’exemple type du récit qui commence là où il devrait se finir, par conséquent du film-carte de visite qui parfois plombe la visée de certains circuits de courts. Hairsucker montre une femme qui se coiffe, avec attention, puis qui se fait happer les cheveux par une créature semblant difforme – on ne la voit que par la bouche, un infime fragment. La mise en scène est précise, la mise en place au carré, et on est tout de suite projeté dans cet univers quotidien, feutré, dans laquelle un monstre hideux surgit. Dommage que la brièveté du film et, à nouveau, cette conclusion au moment même où le récit devrait commencer pour nous spectateurs, laisse perplexe. Le message du métrage, entre critique d’un diktat de la beauté, parodie fantastique du mythe des cheveux, notamment biblique (Samson, tout ça ?), continue de nous interroger, malgré la Mention Spéciale Trash décernée par le jury… On relèvera par justice un travail de son particulièrement immersif, parvenant à transmettre tout le dégoût qu’on imagine quant aux bruits de succion de cette créature capillophage.

Jour 7 • Inventaire du bestiaire

D’animal jouant sur les peurs archaïques ou convoquant nos lointaines croyances à monstre-miroir nous rejetant violemment à nos conditions d’être humain, en passant par les allégories comme Godzilla (Ishirō Honda, 1954) la bête est une figure de choix du cinéma de genre. La septième section du festival se saisit de cette entité aussi fondatrice que protéiforme avec quatre courts-métrages comme autant de visions matérielles de la créature, l’accent étant mis sur un véritable artisanat de la bête, avec de l’animation ou des effets spéciaux constamment mécaniques sur tous les ouvrages. Car jamais la bête ne vivra autant que dans la chair et la sueur de ceux qui la font.

Le Parc au cerf (Marine Azam, Mahault Tobin & Apolline Bucher, France) nous transporte dans une terre médiévale fantastique. Diane a le malheur d’être la courtisane favorite du Seigneur Cerf qui la tient captive dans une cage « dorée »… Jusqu’à ce qu’elle trouve le moyen de s’échapper. Ce court-métrage d’école d’animation est une proposition graphique assez saisissante. Chaque plan est un tableau à la construction rigoureuse, avec un goût particulier pour les effets de symétrie ; les couleurs sont intenses, parfois violemment disputées par un noir profond qui plombe l’écran ; un soin du détail maladif est porté au décors, aux parures portées par les personnages, telles que les bijoux. A cela s’ajoute une économie narrative – le premier dialogue tarde à venir, l’enjeu est simplissime comme celui d’un conte – qui place cette fable féministe parmi les œuvres d’esthète.

Une main gantée de scientifique tient la patte d'un triton à taille presque humaine dans le film The Newt Congress sélectionné au festival Court-Métrange.

© « The Newt Congress » Tous Droits Réservés

Tout autre univers avec The Newt Congress (Matthias Sahli & Immanuel Isser, Allemagne), difficile même de faire plus à l’opposé. Après le voyage formel de main de maître du précédent court, on assiste ici à une conférence autour des tritons. Dans ce monde alternatif, ces derniers sont en effet doués de la parole, mais sont quand même bien exploités par l’être humain. L’objectif de cette rencontre filmée avec un détachement pince-sans-rire c’est justement de définir comment les exploiter de manière encore plus optimale. Et l’on suit cette conférence, sans fil narratif précis, d’une séquence à l’autre, d’un échange dans une salle feutrée à une sortie en étang. Primée au festival de Locarno, cette évidente critique du traitement des animaux adaptée du roman La guerre des salamandres de Karel Capek a la candeur d’un Michel Gondry – les tritons sont des marionnettes dont les manipulateurs sont visibles – l’ironie distanciée d’un Ruben Ostlund, et le rythme tranquille d’un documentaire animalier. Une curiosité, quoiqu’un peu trop expérimentale, que l’on souhaiterait voir développée, pourquoi pas sur une durée plus longue et avec un enjeu plus marqué.

On reste dans le domaine des animaux d’eau avec le fabuleux The Smile, le Grand Prix décerné par votre serviteur au festival Court-Métrange parallèle qui se déroule dans sa tête. Ce faux documentaire néerlandais réalisé par Erik Van Schaaik explore la vie de Knud, un crocodile devenu acteur après avoir joué dans une obscure série B appelée « Womaneater », puis célèbre grâce à son sourire. Il faut dire que Knud est un reptile qui parle, s’habille comme nous, et a mené une véritable vie de star, avec sa grande gueule qui a fait crier tant de demoiselles en détresse dans des bobines à la qualité relative. Les choses se corsent un peu, néanmoins, lorsqu’une de ses camarades de jeu l’accuse de l’avoir dévorée… The Smile est déjà formidablement travaillé sur le plan formel, faisant s’agiter des poupées en stop-motion dans des décors et une multiplicité des formats (entretiens face caméra, extraits de films, d’émissions télévisées…) impressionnants. Mais c’est surtout par le déploiement de son propos et sa structure de récit qu’il fait briller son intelligence. Le court-métrage est autant une critique du système hollywoodien, de la bêtise de la starification et notamment des gimmicks, un hommage aux cinémas de genre série B des années 50, une vaste parodie, qu’un discours troublant sur metoo très audacieux, car plus complexe et ambigu qu’il n’y paraît (le changement de ton occasionné par la découverte de l’affaire est à ce titre très troublant). Quand le courage, l’intelligence, l’humour – c’est aussi vraiment drôle – et l’esthétique forment une telle cohésion, on ne peut qu’applaudir le travail.

Les quatre ados de Things from the factory from the field posent alignés dans un champ en bordure de forêt.

© « Things from the Factory from the Field » Tous Droits Réservés

La dernière bête tombe du ciel. Things from the Factory by the Field. Un groupe d’adolescents des années 80 est en train de bizuter l’une d’entre eux, issue d’un milieu religieux moins trempé dans The Cure et le metal qu’ils affectionnent. A la faveur d’un de ces jeux de bizu, une étrange créature tombe du ciel, et amène ce petit groupe à se questionner évidemment, avant de s’en saisir comme d’un élément d’initiation pour leur nouvelle « recrue ». Le film de Joel Potrykus, malgré son humanité, la sympathie de son casting, et la douceur de son visuel, inondé du soleil et de la verdure de la campagne etats-unienne, ne convainc pas, la faute à un cul trop largement posé entre deux chaises. D’un côté, une volonté évidente d’aller titiller la fibre eighties ouvertement genrée (la BO, le groupe d’ados, les effets spéciaux de la créature en physique…) ; de l’autre, une mise en scène, en particulier dans sa gestion du rythme, allant plutôt chercher vers de l’auteurisant indépendant. L’élément perturbateur n’arrive par exemple qu’au bout de dix minutes, après une longue séquence de dialogues filmé en champ-contrechamp ; on pense aussi à ce curieux panoramique à la Godard lors d’un conciliabule, qui trouve pile la cadence pour nous ennuyer… On dira un dernier mot sur la conception de la créature, un raté, puisque bien que nous ne la voyons qu’en amorce, on voit surtout qu’elle n’a pas de forme, et pas de design. C’est un bout de chair informe qui exclut toute projection, d’angoisse ou d’empathie. Things from the Factory by the Field est ainsi un film sincère, mais bancal, hélas.

Jour 8 • Ça va trancher, chérie !

Le corps est l’ennemi du genre. C’est lui qu’on va métamorphoser, attaquer, déchirer, tuer, remodeler, faire renaître avec plus ou moins de succès, dans les films que nous apprécions. Il est donc tout naturel qu’il fasse l’objet d’une section complète du festival, axée autour plus précisément du corps sectionné. Les cinq fictions courtes qui sont proposées traduisent les errements de nos carcasses, la violence qu’on lui impose et, il faut le dire, dans une optique tout de même assez sombre. Là où les précédents jours nous semblaient un peu plus équilibrés dans le ton des films proposés, ce huitième jour manque d’oxygène. Ce qui n’est pas pour nous faire peur.

Le couple de Variations on a theme observent par la fenêtre de leur maison grisâtre.

© « Variations on a Theme » Peter Colin Campbell

Variations on a theme prend place dans la maison d’un jeune couple qui vit avec des copies de lui-même. Plus exactement, des copies de ces deux amoureux dans des moments précédentes de leur vie : dans le salon, une copie d’eux se disputant la veille ; dans la chambre, une copie d’eux faisant l’amour mardi dernier… Sur ce concept très fort, qui aurait pu partir dans une évocation de la vie sentimentale, du rapport au passé d’une histoire d’amour, de la manière dont un couple se projette, se compose, se voit et se ré-interprète, piste à laquelle on peut croire au début du récit, Peter Campbell opte pour du plus scientifique, laissant plus ou moins entendre que nous avons là affaire à quelque chose de l’avatar, de la variation factice plus proche de la science-fiction. Éclairé, il est vrai, par une jolie lumière laiteuse, Variations on a theme nous paraît surtout abscons. On cherche le sens de ce qui pourrait être, allez, on essaie, une allégorie de la façon dont notre société technologique nous uniformise pour mieux nous segmenter, nous déchirer. On n’est pas sûrs du tout.

You will see de Kathleen Bu est peut-être un poil plus limpide, quoi que ce récit d’apprentissage tortueux à propos d’une jeune photographe ne soit pas sans zones d’ombre. Gwyn est guidée par son professeure dans la recherche de l’œil, si spécifique de sa discipline, que Henri Cartier-Bresson appelait « l’instant décisif ». Elle rencontre un homme dans la rue et le suit jusque son modeste domicile, cet homme qui étrangement ne la remarque pas, même une fois qu’elle est entrée chez lui, alors qu’elle ne se cache pas beaucoup, marchant à quelques pas derrière telle une somnambule fantomatique. Gwyn fixe cet homme, lui colle aux basques lentement, comme une intuition que quelque chose en surgira. De fait, l’homme en vient à se blesser et la jeune photographe entre alors dans un engrenage de capture de cette souffrance, de plus en plus malsaine, jusqu’à ce que son regard, l’objectif, finisse par semble-t-il parvenir à modifier le corps du modèle lui-même. L’approche par son versant le plus torturé du rapport qu’entretient l’artiste avec la réalité, avec son monde, ainsi que la toute puissance du regard dans notre existence saturée d’images est des plus intéressante. Le sentiment de solitude désincarnée qu’il transmet – Gwyn est toujours isolée dans le cadre, où que les protagonistes sont hors-champ, ou qu’elle est placée dans un décor plus grand qu’elle – est en ce sens pertinent. Il donne, cela dit, à ce court-métrage une âpreté de sentiments qui le rend difficile d’accès.

De regard il est aussi question dans l’espagnol Gangrena. Deux frères vivant ensemble dans un village très rural d’Espagne luttent face à l’épidémie de gangrène qui sévit. Chaque matin, chaque soir, celui que l’on devine être le grand frère traque sur la peau de son benjamin les traces éventuelles du mal, tandis que dans le village, une trace de main blanche, vient marquer du sceau de la condamnation les portes des infectés. Le court-métrage de Ignacio Gil-Toresano Fernández est un modèle de présentation des enjeux, intelligibles en quelques secondes, et de traduction audiovisuelle de son histoire. Rigoureusement écrit, rigoureusement filmé, sans fioriture, dans une austérité convoquant tout ce qu’il peut y avoir d’inquiétante étrangeté dans la ruralité isolée au bord de la folie, Gangrena est une évidente variation sur le thème du confinement qui a tant marqué notre monde récemment. Une sorte de version désertique et placide de la paranoïa déjà présente dans le cadre similaire du chef-d’œuvre total Les Révoltés de l’an 2000 (Narciso Ibáñez Serrador, 1976). On ne peut que s’attrister, toutefois, que le récit s’achève un peu platement, bien que logique. Ça méritait bien plus, comme on peut souvent se le dire devant des fictions courtes. Reste un cinéaste dont on sera particulièrement captivé de suivre l’évolution, si plus d’ampleur lui est laissée.

In Seiner Gnade de l’allemand Christoph Büttner est un pas de plus vers les ténèbres, où le soleil a semble-t-il été dévoré par la laideur humaine. Comme dans Le Parc au cerf évoqué plus haut, on assiste à une échappée, cette fois celle d’un détenu qui parvient, plutôt miraculeusement, à s’extirper alors que son bourreau lui annonce qu’on l’exécutera le lendemain. On suit la trajectoire de ce personnage des diverses strates de la prison à l’extérieur dans un univers graphique terrible, une animation en noir et blanc, totalement cauchemardesque, où les peaux se lisent comme des ratures sur le fond obscur, les décors se fondent les uns dans les autres, les formes sont menaçantes, changeantes et perméables, bref une véritable traversée d’angoisse et d’asphyxie jusqu’à un final qui paraît enfin lumineux… Avant d’asséner une vérité encore plus cruelle. Ce court-métrage suffoquant, véritablement désespéré, dans lequel on entend les échos de l’Histoire la plus barbare (le directeur de l’établissement ressemble furieusement à un officier Nazi) est un récit sur la folie des hommes et de la manière dont on détruit l’espoir – le film est d’ailleurs adapté d’une nouvelle de Villers de l’Isle-Adam intitulée La torture par l’espérance. Intense.

Un aigle majestueux et fier trônent sur un pic, sous un ciel rouge, dans le film Birds whose legs break off sélectionné au festival Court-Métrange.

© « Birds Whose Legs Break Off » Tous Droits Réservés

Enfin un peu de légèreté, se dit-on en voyant le dessin enfantin et très coloré de Birds Whose Legs Break ? De l’humour, oui, mais de l’optimisme, toujours pas. Ce court-métrage américain dans la droite lignée de l’animation pour adultes, aux lignes agressives, sommaires, est une parabole écologique enragée. Son postulat c’est que, d’un coup, les pattes des oiseaux s’arrachent. Du coup les oiseaux tombent. D’abord peu à peu, puis par milliers. Avant que ce ne soit les jambes des êtres humains qui s’effondrent… Le scénario n’est qu’une abrutissante succession de saynètes plus ou moins courtes, fonctionnant sur des conséquences en crescendo. La crasse des homo sapiens sapiens, leur facilité à se vautrer dans la violence et dans leur propre fange est fustigée avec une rare virulence et un humour féroce, brutal, très noir et gore, qui vire jusqu’à un absurde spectaculaire mais o combien jouissif. Bête, outrancier, méchant, Birds Whose Legs Break est peut-être avant tout un film en colère. Un cri de révolte qui se donne les atours de la débilité, comme les meilleurs épisodes de South Park (Trey Parker & Matt Stone, 1997 – en cours), qu’on aurait fait s’accoupler avec Happy Tree Friends (Aubrey Ankurm, Rhode Montijo & Ken Navarro, 1999 – en cours). Cette avant-dernière journée se conclut donc sur le second coup de cœur du festival pour votre humble reporter… Et celui de Shadowz, qui lui a fort justement dédié son prix. Voilà qui rend au moins un peu optimiste, merde !

Jour 9 •  A bas le corps

Comme quoi, bien difficile de se détacher de son enveloppe. Pour cette journée de clôture du festival en ligne sur Shadowz, le Festival Court-Métrange revient au corps. Pas cette fois, avec la cruauté de la douleur, de la souffrance ou de la privation : cette ultime section de quatre courts-métrages est placée sous le signe du second degré. Nos pauvres carcasses sont maltraitées, mais c’est pour la bonne cause, celle de nous laisser le sourire… Puis quand même un peu de nous faire réfléchir, sait-on jamais.

On se lance avec Dead Enders (Fidel Ruiz Healy & Tyler Walker) est une comédie de science-fiction qui fait beaucoup de bien. C’est un huis clos (hormis quelques secondes ailleurs) dans et autour d’une station service de l’enseigne fictive Luckee’s où passe des nuits monotones Maya, accompagnée de son gérant un peu farfelu. Tandis que ce dernier tente de faire avouer que leurs vies sont merdiques, et que Maya n’a rien à foutre ici, des créatures extraterrestres commencent à envahir l’endroit… Un monstre à l’ancienne, une esthétique soignée, un véritable savoir-faire dans l’installation d’une ambiance, des situations et des personnages bien dessinés et drôles, le tout dans une économie de moyens : Dead Enders est le bonbon du festival pas aussi bête qu’il n’en a l’air, se lisant comme une satire, style Invasion Los Angeles (John Carpenter, 1988) auquel on pense beaucoup, de la béatitude écœurante et faussement souriante que nous vend le capitalisme, nous faisant passer des bullshit-jobs-vessies pour des révélations-de-soi-lanternes.

El Padastro enquille sur une même verve a priori satirique. Quelques plans de générique hitchcockiens, où les noms sont inscrits dans une typo glamour rose, nous mènent dans la chambre d’un playboy. Celui-ci s’éveille, fait ses exercices, se contemple dans la glace, reçoit des messages d’admirateurs et d’admiratrices vantant ses prouesses sexuelles, commence à se masturber devant le miroir. Quelque chose dans la machine se rouille au petit-déjeuner. Une simple écorchure, au niveau de l’ongle. Le playboy est terrifié par cette écorchure dans sa plastique de rêve, mais qui n’est qu’un point de départ d’une véritable destruction de son corps de plus en plus graphique et viscérale qui peut rappeler dans ses premiers instants au troublant Splatter : Naked Blood de Hisayasu Sato (1996). En plus de son trait agressif, on comprend très bien de quoi El Padastro parle, vu comme son message est caricaturalement exprimé (le protagoniste est exagérément confiant, et se lance des compliments à voix haute). Ce côté archétypale gonflé à bloc ne dérange pas au premier abord, puisqu’il épouse, finalement, l’outrance gore que va proposer le film. Sauf que, si le concept paraît pertinent – déchirer ce corps que l’on n’admire que trop – il devient vite une tautologie et s’étire en longueur et en pire. Que dire enfin de cette ahurissante séquence finale, où des policiers nous expliquent ce qu’on doit comprendre et ce qu’on vient de voir pendant dix minutes ! Une bonne idée, une proposition forte, ne doivent pas faire oublier qu’il faut accorder sa confiance à la compréhension du spectateur…

Underneath vise moins haut. Ce court américain est dans la veine de Terrifier (Damien Leone, 2016), soit un concept simple, un huis clos ou presque, un budget que l’on devine restreint, visuel plutôt granuleux, une lumière assez artificielle mais travaillée, en somme, encore une fois, un héritage du cinéma d’horreur des années 80. Ici pas de clown taré mais un couple en soirée de Halloween. Leur jeu est que la jeune femme du couple n’a pas le droit de trop se cacher sous une couverture devant le simili-L’Exorciste (William Friedkin, 1974) qu’ils visionnent à la télévision. Pendant que sa petite amie va aux toilettes, le garçon lit une actualité sur son smartphone à propos d’une jeune femme qui a été trouvée écorchée chez elle, alors que son logement était fermé de l’intérieur. C’est à ce moment-là qu’une étrange silhouette apparaît devant l’habitation… On n’ôtera pas à Connor Pickens le savoir-faire en termes d’ambiance, sans prétention, et certaines lignes de dialogue humoristiques bien senties. Il faut bien avouer, au-delà de cela, que le concept se grille de lui-même, surtout s’il ne cherche même pas à nous provoquer quelque surprise sur sa fin, et que malgré la bonne volonté, ce film sympathique risque d’être oublié bien vite.

Plan rapproché-épaule sur le visage de l'actrice Shirong Wu éclaboussé par un liquide marron dans le film Sweet Juices primé au festival Court-Métrange.

© « Sweet Juices » Tous Droits Réservés

C’est à l’Australien Sweet Juices réalisé par Sejon Im & Will Suen que revient la lourde tâche de clôturer cette si dense programmation Court-Métrange/Shadowz. Et cette tâche est accomplie avec le brio d’un doigt d’honneur balancé lors d’une soirée mémorable d’ivresse, avec l’histoire d’un couple de génie de la cuisine asiatique, dont les raviolis sont hors-norme – ils font sueur, dilatent vos papilles, règlent tous vos soucis, on dirait une publicité. Hélas, les deux amoureux perclus par les dettes, vivent dans la misère, la débrouille, la promiscuité la plus totale. Leur unique chance c’est de livrer à un responsable politique leurs créations culinaires. Évidemment ça ne se passe pas tout à fait comme prévu, et c’est absolument salvateur. Les deux réalisateurs australiens nous livrent à la fois une histoire d’amour, de liberté, de création – autour d’une interrogation sur le génie, sous la forme d’un décalage entre le raffinement incroyable de la cuisine des protagonistes et leur existence largement destroy – autant qu’un récit dynamité de beuverie, de scato, de baisers dégueulasses, et de vomi. Si Parasite (Bong Joon-ho, 2019) avait été filmé par le Wong Kar-waï des Anges Déchus (lumières fortes, grands angles, caméra portée) en pleine grosse montée de cocaïne, pour résumer. Avec ce court couronné par le Prix du Public, une fin de festoche comme on ne pouvait qu’en rêver : folle et vibrante d’énergie.


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM

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