« C’est un film que j’ai aimé voir mais que je ne reverrai jamais » nous annonce gravement Frédéric Thibaut, programmateur du Festival Extrême cinéma de Toulouse, concernant Terrain de Chasse (Jorge Grau, 1983) juste avant que les lumières ne s’éteignent dans la salle. Venant de sa part, ça promet. Nous voici ainsi préparés à recevoir le choc du festival… Pas si bien préparés que ça en fait.
Chasser ou être chassé
La claque de cette 24ème édition, c’était celle-ci. Un film assez confidentiel du réalisateur Jorge Grau principalement connu pour Le massacre des morts-vivants (1974), orgie d’images gores et chocs rappelant le cinéma fantastique de son voisin italien, Lucio Fulci. S’il prônait un propos écologique en mettant en scène ses zombies décérébrés dans une campagne polluée, le voici maintenant inquiété par l’état économique de son pays post-Franco dans Terrain de chasse (1983). Si certains réalisateurs tels que Guillermo Del Toro avec L’Echine du diable (2001) ont tenté de dénoncer l’Espagne franquiste à travers le fantastique, ce n’est absolument pas la manière choisie par Jorge Grau qui va douloureusement illustrer la déchéance de son pays à travers un film radical, dénué de tout sentimentalisme. Le spectateur est plongé dès les premières minutes dans un décor réaliste, avec des acteurs filmés sans artifice dans la lumière crue d’un tribunal. La caméra est à hauteur d’homme et le spectateur est pratiquement au milieu de cette assemblée en train d’écouter Adela, avocate vertueuse, plaider en faveur d’une petite frappe. Dans la salle, Mauri, un autre vaurien assiste au procès et se met en tête de voler la voiture de l’avocate dans laquelle se trouvent les clés de sa résidence secondaire. Reniflant le bon filon, il décide d’y organiser un cambriolage en l’absence des propriétaires sans se douter une seconde qu’Adela, son mari et sa belle-mère le surprendront en plein milieu de la nuit, tout aussi interdits que lui. Cédant à la panique, Mauri va involontairement tuer le mari d’Adela et fuir en laissant sur place son petit frère malade. Aspirés malgré eux dans une spirale de violence, les deux antagonistes vont se chercher, se battre, abandonner, au beau milieu d’une Espagne grouillante et effrayante en pleine reconstruction.
Partant du postulat assez classique d’un cambriolage qui tourne mal, Jorge Grau va dérouler un récit aux antipodes du manichéisme attendu en rendant flous les rôles prédestinés des uns et des autres. Si on peut noter dès le début une opposition assez nette entre la famille d’Adela et celle de Mauri, les frontières finiront peu à peu par se brouiller, presque se confondre. Si Mauri fait preuve de brutalité verbale et physique envers quiconque se dresse sur sa route, son attitude toxique rentre directement en résonance avec celle du fils ainé d’Adela, fasciné par le fusil de son père après une sortie à la chasse et ivre de colère après la mort de ce dernier. Malgré son statut privilégié, la violence s’insinue dans son esprit à travers les principes machistes et paternalistes enseignés par son père mais aussi en écoutant les propos véhéments de sa grand-mère qui réclame vengeance. Alimentant une révolte qu’Adela tentera de réprimer, sa fureur donnera lieu à l’une des scènes les plus marquantes du long-métrage. A contrario, le petit frère de Mauri, innocent et fragile, devra cruellement faire face à l’agressivité et à la corruption loin du cocon familial qui l’a toujours protégé. La douceur ou la méchanceté n’est pas une affaire de caste, elle n’est que le fruit de son entourage. Et à ce stade là le spectateur comprend bien que personne n’est totalement innocent ou totalement coupable.
Si tout part d’un banal vol de voiture, la suite des événements n’est qu’une escalade dans la sauvagerie, jusqu’à un climax que tout le monde attend et redoute à la fois. Nous pourrions croire au début être face à un banal vigilante avec une héroïne belliqueuse prête à régler ses comptes avec l’agresseur. La piste nous mène alors ailleurs. Vers un film social dénonçant l’économie fragile d’un pays qui pousse des hommes bons au banditisme alors ? Là non plus il n’en est rien. Le réalisateur n’enferme jamais ses personnages principaux dans des cases, entrainant un sentiment très inconfortable pour un spectateur accoutumé à regarder un style de film dont il connait les codes. Adela, qui tente toujours de rester lucide tout en réprimant sa peur et sa colère est loin de l’archétype de la victime vengeresse du rape and revange. Mauri, quant à lui, malgré son attitude vaguement poseuse de queutard, ne ressemble en rien aux agresseurs de La dernière maison sur la gauche (Wes Craven, 1972) car l’attachement sans bornes qu’il voue à son frère le rend terriblement humain. Qualité le rapprochant indéniablement d’Adela qui cherche elle aussi à protéger les siens : ces deux personnages qui semblent si différents et qui ont finalement autant peur l’un de l’autre se retrouvent inconsciemment au bord du même gouffre. Les actes manqués et leur malchance mutuelles s’accumulent tandis qu’ils s’enterrent dans les quiproquos. C’est par cette impossibilité de communiquer autrement que par les menaces que ce fossé entre les deux personnages se creuse de plus en plus, entrainant involontairement des êtres chers dans son sillon. Symbolisant cette lutte des classes éternelle entre la pauvreté et la richesse – ce n’est pas un hasard si le couple victime de Mauri est constitué d’une avocate et d’un médecin – elle ne proclame pourtant aucun vainqueur et c’est là toute l’originalité de Terrain de chasse. Sans personnage à défendre ou à haïr, la moralité du spectateur se trouve ainsi écartelée dans cette frontière floue entre la loi et l’éthique, entre la compassion et la violence. Chacun, dans la salle, se demande ce qu’il aurait fait à la place de l’un ou de l’autre. Et le problème a beau être retourné dans tous les sens, aucune solution, aucune alternative n’est possible. Tous les idéaux se retrouvent ainsi anéantis. Ce constat sur la fatalité de cette issue décuple la brutalité de son impact dans un dernier acte tétanisant ou transperce pourtant une lueur d’humanité dans des yeux qui réalisent que l’on est face à un être vivant, pas si différent de nous. Mais trop tard pour les remords. Trop tard pour la paix.