L’échine du diable


La ressortie salle en version 2K de l’un des chefs-d’œuvre de Guillermo del Toro, L’échine du diable (2001) nous permet de nous replonger dans cette histoire sombre et mélancolique d’orphelins de guerre combattant des monstres à l’aspect tristement humain…

Plan rapproché-épaule sur un enfant à la peau craquelée et pâle, fantôme ou mort-vivant, dans le film L'échine du diable.

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L’orphelinat et ses fantômes

L’échine du diable (Guillermo Del Toro, 2001), troisième film du célèbre réalisateur mexicain, est presque un brouillon, une mise en bouche de son ouvrage phare, Le labyrinthe de Pan (2006) qui dénonce les atrocités du monde à hauteur d’enfant. Si le bestiaire et l’imagerie sont moins sensationnels, la base du long-métrage de 2006 est similaire à l’histoire de Carlos dans le film de 2001, enfant recueilli par l’orphelinat Santa Lucia après la mort de son père pendant la guerre civile d’Espagne. Entre son quotidien avec les autres orphelins et la terreur opérée par le gardien Jacinto, Carlos va rencontrer un ancien habitant de l’orphelinat plutôt insaisissable… C’est avec cette Echine du diable charnière de sa carrière que Del Toro va commencer à développer son univers et les thématiques chères à son cœur et à son futur cinéma. Dans cette œuvre qu’il a eu le temps de peaufiner pendant seize longues années, il illustre la condition de l’enfant face à la violence des adultes pendant la montée du fascisme en Espagne. En cela, c’est un film purement intime, et purement hispanique qui convoque les racines de son réalisateur. C’est grâce à lui que la carrière de Guillermo Del Toro décolle véritablement et que l’on va reconnaître par la suite non seulement sa patte mais aussi son statut de réalisateur important du cinéma fantastique.

Un jeune couple observe avec le sourire une bombe plantée dans le sol, sur la place d'un village espagnol pendant la guerre civile espagnole ; scène du film L'échine du diable.

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Cela commence pratiquement comme un conte de fée avec l’arrivée d’un jeune orphelin dans un endroit presque irréel, planté en plein milieu du désert avec rien autour, en dehors du monde. Durant la première partie du récit, toute l’action se concentrera dans ce lieu clos, protégé du danger de l’extérieur. A l’instar des livres de Stephen King, le fantastique n’est pas le genre prédominant du film. C’est un élément qui rentre tout à coup dans le récit pour accentuer le côté tragique de la réalité. C’est juste un ressort, une façon de parler du réel en passant par le surnaturel pour confronter l’humain à ses propres dérives. L’espace réel et l’espace fantastique sont ainsi clairement séparés, ne se mélangeant jamais l’un à l’autre, nettement définis par deux ambiances différentes : nous avons d’un côté le monde réel, diurne, accentué par des couleurs chaudes et cette ambiance un peu western, poisseuse, ou les corps bien ancrés dans le sol travaillent et transpirent. Cette espace appartient aux adultes qui y occupent souvent tout le cadre. A l’inverse, les enfants évoluent dans le monde fantastique, nocturne, se rapportant aux rêves et à l’imaginaire, les couleurs froides accentuent les vieilles pierres des décors gothiques, sombres et vaporeux… Ces deux mondes totalement différents ne se croisent jamais, faisant réaliser au spectateur que l’enfant et l’adulte ne pourront pas se comprendre. La seule passerelle qui peut être construite se fait par le biais du docteur Casares, homme adulte mais friand de poésie qui a abandonné son côté physique (l’homme est impuissant) pour le monde totalement abstrait des arts. On peut voir à travers ce personnage que la littérature et la culture sont libératrices, permettant à la fois une ouverture sur le monde et surtout de s’enfuir de la dure réalité. Nous avons constamment cette opposition entre la chair et la poésie, entre le céleste et le terre à terre, entre ce docteur Casares et Jacinto, bon amant mais ignorant et brutal. La culture conduit à l’émancipation, la bêtise à la violence. Et nous allons vite avoir la certitude au fur et à mesure du long-métrage qu’effectivement le bon n’est jamais du côté du réel.

Deux foetus plongés dans le chloroforme, celui de droite à la colonne vertébrale à vif ; plan issu du film L'échine du diable.

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L’élément surnaturel n’arrive pas très vite dans L’échine du diable mais il est montré de manière très frontale. Del Toro ne joue pas sur l’angoisse pour nous faire découvrir son fantôme, parce qu’il souhaite justement qu’il ne soit pas effrayant. A dire vrai, on doit le voir seulement quelques minutes pendant tout le film. Pourtant, le spectateur ne peut oublier Santi, enfant mort dans l’oubli et errant seul dans les souls sols de l’orphelinat. Immédiatement on s’attache à cette âme en peine aux grands yeux tristes. S’il n’y a aucune montée en tension lors de la révélation de Santi, on en ressent une palpable lorsque l’on découvre Jacinto, le gardien de l’orphelinat. Véritable cliché du mâle alpha, il devient de plus en plus menaçant au fil du récit. On ne nous cache certes pas son passé difficile, orphelin comme tous ceux qui se trouvent là et qu’il terrorise et on d’ailleurs peut prendre cela comme une mise en garde, un risque de devenir cupide et cruel en grandissant, malgré ses racines… Carlos, lui, comprend déjà bien avec son cœur d’enfant que le danger ne vient pas de l’au-delà mais de la réalité : c’est Jacinto qu’il cherche à fuir lorsqu’il sort en douce du dortoir, pas Santi. Il peut y avoir un million de fantômes, jamais ce ne sera pire que la guerre qui ravage le monde à l’extérieur, guerre qui s’immisce dans l’orphelinat par ce missile planté dans le sol, preuve de la violence des hommes sur Terre quand toute vie aura disparu. Bien que son largage et la mort de Santi soient liés, le spectateur n’est pas dupe, il sait bien que cette bombe plantée dans le sol n’explosera pas car le danger ne vient pas des armes mais des hommes eux-mêmes. Ces hommes qui répandent et boivent littéralement la mort de leurs propres enfants avec cet alcool, l’échine du diable, distillé dans ces bocaux plein de fœtus, enfants maudits dès leur naissance de grandir dans un monde trop dur. La mort, en définitive, s’immisce partout, dans tous les corps. Elle coule dans les veines.

Dans la pièce vide d'une maison, un jeune adolescent se tient face à un vieillard que l'on devine ligoté et torturé sur une chaise dans le film L'échine du diable.

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Comme tout est affaire d’oppositions, la seconde partie de L’échine du diable n’a plus rien à avoir avec la première qui se rapprochait d’un train fantôme assez gentillet. Le petit orphelinat finit par se faire attaquer de l’intérieur et nous basculons alors dans de la pure horreur gore, avec tout ce sang et cette enveloppe charnelle qui souffre, cette violence qui fait du bruit et des morts. La musique, qui était plutôt discrète jusque-là devient angoissante, tonitruante. On passe d’un film fantastique plutôt innocent ou l’on suivait le quotidien de ces orphelins et de leurs petites bêtises sans conséquences à un objet brutal lorsque les adultes se mettent pour de bon sur le devant de la scène : la réalité est soudainement plus tangible, dangereuse et le spectateur vit ce choc au même titre que les enfants. Elle prend le pas sur eux, ils saignent, ils ont mal, doivent abandonner leur innocence pour se confronter à la mort. « Je me dit parfois que les fantômes c’est nous » disait Carmen à un Casares désabusé. Les êtres souffrent lorsqu’ils sont vivants ou plutôt lorsqu’ils survivent. Les démons sont sur Terre et ce sont les hommes eux-mêmes qui se créaient leurs propres fantômes… Mais telle un conte, l’histoire se termine bien pour les enfants et Jacinto est puni par sa propre cupidité. La morale est sauve. A la fin, ces orphelins restent les seuls survivants, sans adultes pour les guider. Mais ils ont survécu en s’unissant les uns aux autres, dans une fraternité touchante. On ressort de L’échine du diable avec une étrange mélancolie et un immense sentiment de solitude lorsque l’on voit la caméra s’éloigner d’un petit Santi seul en plein milieu du cadre, seul pour l’éternité. Mais on ne peut s’empêcher malgré tout de placer un espoir phénoménal en ces enfants livrés à eux-mêmes, prêts à prendre leur destin en main ensemble, seuls contre tous. Après tout, quand on voit le travail des adultes, ne sommes-nous pas rassurés de les voir prendre la route en laissant tous ces fantômes derrière eux ?


A propos de Charlotte Viala

Fille cachée et indigne de la famille Sawyer parce qu'elle a toujours refusé de manger ses tartines de pieds au petit déjeuner, elle a décidé de rejoindre la civilisation pour dévorer des films et participer le plus possible à la vie culturelle de sa ville en devenant bénévole pour différents festivals de cinéma. Fan absolue de slashers, elle réserve une place de choix dans sa collection de masques au visage de John Carpenter pour faire comme son grand frère adoré. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riRbw

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