Un assassin retraité. Une organisation criminelle qui s’attaque à ses proches par erreur. L’assassin qui rengaine pour tous les tuer. Keanu Reeves ? Non. Alain Delon. Dans un film italien sorti en 1973. Énorme. Mais si l’histoire se souviendra à jamais des John Wick de Chad Stahelski (si si, vous verrez), elle a oublié les impressionnantes scènes d’action, pionnières du genre, du Big Guns de Duccio Tessari. Car malgré tous ses efforts, Tony Arzanta (titre original) est un John Wick manqué, rejeton d’un réalisateur téméraire et d’un comédien trop grand pour son bien, à l’époque la plus débridée du cinéma italien. A l’occasion de sa ressortie en salles le 15 février dernier dans une version restaurée en 4K, retour sur un projet amoureux de cinéma s’abandonnant à son désir d’impressionner..
L’éxécuteur par l’éxécutant
Big Guns (Duccio Tessari, 1973) est plus qu’un polar et plus qu’un thriller. Il appartient à une sous-catégorie propre au cinéma italien, voisine du giallo et du western spaghetti, le poliziottesco. Contrairement à ses voisins s’inspirant d’antan ou d’ailleurs, le poliziottesco s’ancre dans le sordide présent des années de plomb, une époque d’angoisse en Italie où s’enchaînent attentats, enlèvements, fusillades et arrestations musclées. On y craint un fascisme qui refuse de mourir, une extrême-gauche qui s’arme, une mafia qui s’étend et une politique qui se corrompt. Un monde de violence omniprésente et banalisée où plus rien ne fait sens si ce n’est accompagné d’un fusil. Le poliziottesco se fait le miroir déformant de cette atmosphère de western urbain, exacerbant les contradictions de modes de pensées désuets dans un monde qui se modernise à toute vitesse. Dans cette idée, le genre reprend les codes du film noir et du policier qui ont fait fureur à l’âge d’or du cinéma hollywoodien et cherche à les dépasser, en faisant primer l’action et la violence sur l’ambiance et le pessimisme. Duels, course-poursuites, tortures, profusion de couleurs, légèreté de la caméra, déconstruction du montage…Un cinéma neuf qui veut provoquer et dépasser les conventions tout en voulant plaire, toujours plus à la recherche du coup d’éclat que du chef-d’œuvre total. Du genre qui veut en être et qui laisse ses absences parler pour lui. Dans le poliziottesco, justice, État, doctrines, philosophies et espoirs se dissolvent dans un bouillon d’émotion, d’énergie et de style décuplés. Comme une manière de dire que moins on sait pourquoi on vit, plus il faut vivre.
Fidèle à aucune chapelle si ce n’est à cet élan de vie, Ducio Tessari, réalisateur de Big Guns, (1973) est l’incarnation parfaite de ce cinéma protéiforme. Débutant comme scénariste de péplums pour de nombreux réalisateurs, dont Sergio Corbucci et Mario Bava, Tessari n’a pas peur de voir grand et réalise lui aussi un péplum en 1962, Les Titans, en tant que premier long-métrage. Affamé de cinéma, il s’attaque ensuite au drame historique. Puis aux westerns. Puis au comédies, aux thrillers, aux giallos…Il a même son propre Top Gun (Tony Scott, 1986) sorti en 1972, intitulé Forza G, autre ancêtre inconnu passé aux oubliettes de l’histoire du cinéma. Aussi différents que soient les univers traversés par Tessari, ceux-ci représentent le plus souvent des hommes forts se faisant justice eux-même, face à un système incompétent ou corrompu. Des héros qui prônent une violence brute ou une intelligence tactique au service de la cause juste ou de l’honneur de la belle femme fragile. Assez caricaturales, les figures et les thématiques de Duccio Tessari s’affinent alors qu’elles se dirigent vers le policier et s’éloignent du grand spectacle. Ne désirant plus seulement être l’exécutant des studios, le réalisateur semble vouloir prouver son talent avec Big Guns, en visant plus haut, plus fin. Montrer cette fois-ci une violence, puissante, tragique, dépassant l’homme qui la porte et ceux qui la subissent. Une violence noble, loin des gâchettes et des bourre-pifs, portée par une force inarrêtable aussi froide que juste. Une violence d’un autre calibre, une violence Delon. Un choix d’acteur qui s’il paraît logique n’en est pas moins très ambitieux. Trop peut-être.
Au moment de la production de Big Guns en 1973, Delon sort un poil fatigué de son apogée des années 60. Il faut dire que la décennie a été chargée : de Plein Soleil (1960) de René Clément au Cercle Rouge (1970) de Jean-Pierre Melville, en passant par Soleil Rouge (1971) de Terence Young, Alain Delon a joué dans plus de 33 films en France et à l’étranger. Soit plus de 3,5 projets par an, le plus souvent en tant que premier rôle. Considéré comme l’un des meilleurs acteurs français, si ce n’est du monde, il n’a plus rien à prouver, et c’est peut-être cela le problème. À 37 ans, le comédien craint le lendemain et cherche comme Dorian Gray avant lui à figer son talent pour toujours dans un rôle éternel. Celui-ci n’est pas difficile à choisir : 5 ans plus tôt, dans Le Samouraï, Jean-Pierre Melville terminait de modeler pour lui le mythique Jef Costello, impénétrable professionnel du crime. Véritable consécration pour le comédien, en accord parfait avec sa classe impérieuse, son naturel calme et son regard de glace, le rôle lui collera à la peau tout le long de sa carrière. Big Guns n’est en effet que le premier d’une longue suite de policiers co-produits, voire co-écrits par Delon où la vedette s’offrira une simple variation de ce rôle iconique et désormais intouchable. Comme on peut s’y attendre, ce besoin de contrôle, d’invulnérabilité et d’éternité se retourne rapidement contre son détenteur. S’il est encore grand dans Big Guns, la volonté d’Alain Delon de s’accaparer le film, tout le film, tout en y restant tout à fait invulnérable, dessert le grand projet de Tessari. Le long-métrage marque ainsi le début d’un craquèlement du parfait portrait de Dorian Delon, fissure révélant déjà son amer vide intérieur.
Partagé donc entre l’ambition débordante d’un réalisateur et le talent vacillant d’un acteur mythique, Big Guns parvient à briller dans sa première heure. On ne s’attend pas en effet à ce qu’un film au titre aussi racoleur s’ouvre sur une aussi belle séquence d’intimité familiale. Avec une caméra embarquée digne de celle de John Cassavettes, Tessari saisit regards et gestes subtils d’affections entre un homme, sa femme et leur enfant. En quelques mots à peine, la distance émotionnelle qui les sépare et leur désir de rapprochement sont installés. Un moment simple immédiatement touchant qui parvient presque à nous faire croire que Tony Arzanta, héros du film interprété par Delon, n’est qu’un simple employé de bureau, fatigué d’une vie de labeur loin de son foyer. Il faut attendre que Tony plombe un petit voyou et son assistant avec le détachement blasé d’un secrétaire classant ses dossiers pour nous rappeler dans quel récit nous sommes. Fabuleux quand on pense que cette entrée aussi subtile que foudroyante dans le second degré du poliziottesco, précède de vingt ans l’excellente ouverture assez similaire du Little Odessa (1994) de James Gray. Duccio Tessari prouve aussi dès ces premières minutes sa maîtrise de la scénographie. Loin du carton-pâte des péplums et des western, l’univers de Big Guns présente habilement par ses décors un passé périclitant et une modernité inaccessible. À l’appartement aux murs de plastique blancs du héros, décorés d’impersonnels objets d’art contemporain, s’oppose la maison sicilienne de ses parents, abandonnée dans une nature luxuriante. Un paradis perdu, fantasmé, dont les derniers habitants se meurent. Quand aux mafieux employeurs de Tony, ces conquistadores empâtés se disputant encore et toujours le prochain territoire étranger, ils passent leur temps assis dans des salles sombres, vides et impersonnelles ou des intérieurs bariolés, surchargés de bibelots de toutes provenances. Les vieux briscards Richard Conte, Roger Hanin, Lino Troisi et Anton Diffring complètent superbement ce tableau décadent en interprétant une bande de capos embourgeoisés, prêts à vendre leurs âmes et leur honneur pour préserver leur sécurité et leur confort. Un début de film en somme assez impressionnant, laissant vraiment espérer un John Wick de 1973, la critique sociale en plus. Mais il suffit de le penser pour que le film fasse son premier écart. Ainsi lorsque Tony Arzanta donne sa démission à l’organisation criminelle, celle-ci ne se contente pas d’échouer à éliminer son meilleur assassin. Elle ira jusqu’à faire exploser sa petite famille, par erreur. Oups. L’air béat de Delon face à l’explosion de ses proches résume bien l’excès du dispositif. Volonté de marquer le coup pour justifier la trop longue suite d’assassinats qui va suivre ? Copie ratée de l’explosion de la fiancée de Michael dans Le Parrain sortie l’année d’avant ? Désir de s’offrir une bande-annonce d’enfer ou pur plaisir de faire exploser des trucs quand on en a l’occasion ? Peut-être un peu de tout ça. Quoiqu’il en soit, la disproportion de cet incident déclencheur dénote et préfigure les écueils du reste du long-métrage. Mais comme un équilibriste se reprenant sur sa corde après une figure mal maîtrisée, Duccio Tessari se ressaisit pour nous offrir la meilleure séquence du film, une véritable perle rare de cinéma d’action.
Elle commence par un enterrement. Un moment vrai, humain, de déchirement silencieux. Le parfait usage du jeu froid, presque neutre, de Delon, qui ne brille vraiment que s’il est contrasté par l’intrigue ou ses partenaires de jeu. Dans ce moment solennel, toute la rage du personnage en deuil semble encore contenue par les conseils et les pleurs de sa famille sicilienne, qui tente de le détourner de son inévitable vendetta. Alors qu’on est venu pour du sang, on espère presque qu’il les écoutera. Mais le destin a choisi Tony Arzenta et ne le lâchera pas. Dans un ultime symbole d’incompétence et de déshonneur, deux sbires des anciens employeurs de Tony échouent une nouvelle tentative d’assassinat à la sortie du cimetière. C’en est trop pour notre héros aux nerfs d’acier qui embarque immédiatement au volant de la voiture amenée par un fidèle cousin pour pourchasser les amateurs. Une mise en place de course-poursuite posée avec un soin rarement égalé, qui permet à tout le spectacle de l’action d’être amplifié par le poids d’un propos. Ici ce sera celui de la transformation d’un homme en deuil en un instrument de mort. Une métamorphose déshumanisante qui passe par la fusion entre un conducteur vengeur et son véhicule parfaitement maîtrisé et amène à la création d’un fulgurant monstre mécanique aussi inarrêtable qu’impitoyable. Une séquence nerveuse, magistrale, qui rejoint sans peine le panthéon des prodiges de course-poursuites de l’époque (voir Bullit (1968) de Peter Yates, The French Connection (1971) de William Friedkin ou encore Pont Limite Zéro (1971) de Richard C. Sarafian). Mode d’emploi : Pour conserver l’intensité du moment, Tessari respecte une notion que beaucoup de réalisateurs d’action récents ont tendance à oublier : la visibilité spatiale. Le simple « qui est où ». Il emploie pour cela le beau duo italien Fiat Rouge et Porsche jaune qui fait des merveilles, parfaitement identifiable à travers le gris du trafic de Milan et le brun du bois de ses faubourgs. Le réalisateur ajoute à cela un sentiment de danger poignant, en nous entraînant à l’intérieur même des véloces véhicules, aux ambiances bien distinctes. Dans la voiture poursuivie, c’est la panique constante, on s’insulte, on s’agite. Dans la poursuivante, c’est le silence de plomb, celui de l’expert en action conscient de la gravité de son objectif, encore une parfaite utilisation de Delon. Des réactions parfaitement saisies par les vibrantes caméras embarquées qui traduisent bien la tension de mort qui les étreint tous. À ces caméras intérieures s’ajoutent celles vissées aux quatre côtés de la voiture, qui accentuent magnifiquement la majesté, le poids et la vitesse folle des véhicules, esquivant de peu ou traversant des nuées d’obstacles. Mention particulière pour le montage d’inserts de turbines en action, de pieds écrasant l’accélérateur et de main changeant de vitesse, trente ans avant le premier Fast & Furious de Rob Cohen. Dérapages, roues enfumées, châssis aplatis, mitraillage en pleine course, l’incontournable chantier et sa rampe de lancement improvisée…Un cocktail de choc, soutenu par de nombreuses apparitions des comédiens au volant pour assurer la crédibilité du moment et rythmé de plans fixes réguliers, rappelant l’avancée de la poursuite et l’arrivée de dangers environnants. Le tout couvert de vrombissements de moteurs et de crissements de pneus incessants qui couvrent tout et nous empêchent, nous aussi, de nous échapper. Ainsi sans que l’on s’en rende compte, Duccio Tessari nous amène loin du brouhaha de la ville et enfonce ses véhicules hurlants dans une forêt mutique, où les arbres frôlés de si près (haha) semblent annonciateurs d’une mort prochaine.
Et soudain, l’aboutissement. Une brume laiteuse, quasi-totale prend le contrôle du cadre. Les sbires en fuite la traversent pour finalement s’arrêter dans une vieille église en travaux au milieu de nulle part. Une sortie du poliziottesco qui nous entraîne dans un angoissant mélange de giallo et de western. Un décor presque irréel, parfait pour achever la transformation de Tony en main armée du destin. Sortant du cocon abîmé de sa voiture, notre assassin devient la Mort elle-même, venue chercher les âmes des pêcheurs dans leur dernier lieu de rédemption. Comble d’une subtilité qui nous manquera tellement dans le reste du film, Tessari suppose la scène de l’exécution en la remplaçant par celle de la découverte des cadavres par un petit prêtre local et de son solide ouvrier venus constater les dégâts. Après la course-poursuite sur-boostée, l’horreur. Le prêtre ouvre dramatiquement les portes de l’église, la brume plane dans le lieu vide, où un rayon descendant du ciel éclaire un corps à genoux devant l’autel, de dos. Le prêtre découvre lentement les mutilations de sa gorge déchiquetée puis celles d’un autre corps, abandonné comme un sac dans une pile de chaises inconfortables. Pour clore définitivement la séquence, le prêtre fait son signe de croix avec en arrière-plan, la silhouette menaçante de son ouvrier attendant dehors dans la brume. Divine ou diabolique, une justice d’un autre monde a eu lieu dans cette petite chapelle. Tony a disparu et lui a laissé place. Tout ça en moins de 7 minutes. Wow.
Mais c’est après ce baroud d’honneur que le long-métrage se perd peu à peu. Si la présentation de la première cible de Tony, incarnée par le superbement exécrable Roger Hanin qui maltraite sa « copine », et son élimination dans un train sombre sont encore assez justes, toutes celles qui vont suivre paraîtront assez plates et répétitives. La faute à un personnage principal oscillant sans transition entre l’invincible robot tueur, sans le charme du Terminator de James Cameron, et le veuf qui oublie presque entièrement qu’il a perdu une famille qu’il aimait plus que tout. Les méchants deviennent trop mauvais, le héros trop fort : une qualité pour un actionner mais qui dessert tout à fait ici l’amplitude tragique. Tout le sublime de l’ouverture, liquidé. Comme voulant re-colorer son intrigue qui s’affadit faute d’attaches émotionnelles, Tessari enchaîne deux scènes de tortures gratuites des amis de Tony. Mais l’omniprésence de Delon et son éloignement constant leur ont laissé trop peu de temps à l’écran pour qu’ils puissent former un lien particulier avec notre héros, et encore moins avec nous. Ainsi ce sont deux quasi-inconnus qui sont tourmentés devant nous pendant dix bonnes minutes : le premier, le gentil cousin à moustache, se fait carboniser au chalumeau puis aplatir dans un broyeur de voitures ; la seconde, l’ex-copine-esclave du premier capo tué, se fait battre par trois hommes sur de la musique classique. Ce dernier abus de violence est particulièrement révoltant puisqu’il est sciemment érotisé, comme la plupart des violences faites à l’encontre des femmes à l’écran. Une fâcheuse tendance des réalisateurs qui perdure encore aujourd’hui… Tessari insiste ainsi lubriquement sur le corps de la comédienne qu’il malmène, sans cascadeuse, tandis qu’il accorde gracieusement au corps de l’ami homme d’être brûlé et écrasé hors-champ. Sûrement une tentative douteuse de reproduire le choc d’Orange Mécanique de Stanley Kubrick sorti deux ans plus tôt, associé à un besoin vicieux de punir la femme qui a trahi son homme, aussi terrible que ce dernier ait été et malgré tout ce qu’elle a fait pour se racheter. Mais pas de panique : elle survit et est même remerciée en étant offerte à Tony comme lot de consolation avec la bénédiction du père sicilien mourant. Qu’elles sont belles, ces traditions qui se perdent…Après une suite de déplacements confus à travers l’Europe, Big Guns s’achève dans une église en Sicile. Une séquence tout en regards qui, bien que jolie, arrive trop tard pour nous sauver de la pagaille de cette seconde heure qui se terminera de toute façon sur un twist précipité en pétard mouillé, nous laissant fort à propos, sur un dernier plan figé d’Alain Delon mal en point, un peu ridicule.
Il y a quelque chose de l’ordre du chef-d’oeuvre inconnu dans ce film. De cette peinture qui devait être magistrale et l’a peut-être été, avant d’être recouverte de surcharges inutiles. Dans le récit de Balzac, c’est un doigt parfaitement dessiné qui prouve l’existence de l’œuvre derrière les innombrables ajouts d’un artiste rendu fou par son ego. Dans Big Guns, c’est une course-poursuite. Peut-être Duccio Tessari n’était-il pas prêt pour ce projet d’une vie. Peut-être aussi que le monde n’était pas prêt pour lui et que sa soif d’action aurait été mieux reçue et plus réalisable dix ans plus tard. Mais aussi innabouti qu’il soit, ce film raconte une histoire au delà de celle de Tony. Celle d’un réalisateur talentueux qui cherche à s’affirmer mais se laisse emporter par des forces qu’il ne maîtrise plus. Celle d’un amour inconditionné pour le cinéma, tous les cinémas, et cette volonté désespérée d’y participer. Dans Big Guns, il y a déjà ce besoin extrême de mouvement et de changement radical, qui aura saisi toute une génération et donnera naissance aux actionners des années 80. Un frénétique esprit d’action possédant réalisateur après réalisateur, jusqu’à nous donner John Wick 4 en mai prochain. On croise les doigts pour que Chad Stahelski tienne où Duccio Tessari a cédé.