« Merci pour nous livrer enfin un film sur Guido Rossa », a déclaré un spectateur au réalisateur Giuseppe Ferrara à la fin de la projection. Seul ouvrier communiste à s’être élevé contre les Brigades Rouges, Guido Rossa est devenu une figure emblématique de la lutte contre le terrorisme rouge dans l’Italie des années de plomb. Et qui mieux que Giuseppe Ferrara aurait pu entreprendre l’écriture et la réalisation d’un film sur ce sujet ?
Les Brigades du Tibre
Faisant partie des derniers prestigieux représentants de l’âge d’or du cinéma italien, aux côtés des frères Taviani, Bernardo Bertolucci et Ettore Scola, Giuseppe Ferrara s’est toujours distingué de ses quatre collègues en offrant un cinéma plus brut. Élève de Cesare Zavattini, grande figure du néoréalisme, Ferrara a toujours livré des œuvres tournant autour du terrorisme, très souvent proches du cinéma bis. Comme s’il prenait les éléments les plus violents du néoréalisme, les poussait à l’extrême et continuait à faire des films, cinquante ans plus tard, sur le même modèle – je tiens à rappeler par ailleurs que la plupart des grands noms du bis italien proviennent du néoréalisme. Si c’est Cent jours à Palerme qui est surtout connu de notre côté des Alpes, il s’est impliqué, dès la fin des années de plomb, à recréer sur pellicule cette période, ces dix ans qui l’ont profondément marqué.
Aujourd’hui, malheureusement, Giuseppe Ferrara, qui vient tout juste d’avoir 80 ans, n’a plus les mêmes facilités qu’il y a vingt-cinq ans pour faire un film. Sa dernière œuvre, Roma Nuda, est une série télévisée écrite par Tomas Milian sur la Rome des années ’60, dans laquelle la violence se fait de plus en plus présente, et qui résultera en 1970 par la création des Brigades Rouges. Terminé en 2011, le projet n’a toujours pas trouvé d’acquéreur – il faut dire que la bande annonce vend très mal le film. C’est ainsi qu’au milieu des années 2000, Ferrara commence à travailler sur un nouveau film, qui relaterait le combat de l’ouvrier génois Guido Rossi contre les Brigades Rouges. Un combat qui s’est soldé, le 24 janvier 1979, par son assassinat. La RAI accepte de coproduire le film pour un passage exclusif à la télé. Un film pensé et réalisé pour la télévision, prêt à être diffusé à l’été 2006 mais qui, pour des problèmes de distribution, ne sera projeté que dans un nombre très limité de salles en été 2007. Il faudra attendre fin juin 2009 pour sa diffusion télé, qui aura lieu un dimanche, un peu avant minuit. Autant dire que personne n’était devant son poste.
Présenté pour la première fois en France lors du 35è Festival du Film Italien de Villerupt, en présence du cinéaste, Guido che sfidò le Brigate Rosse se révèle pourtant être l’un des films les plus durs de Ferrara, autant dans le scénario que dans sa mise en scène et sa technique. Tourné en vidéo, il tire parti de son format 4/3 et de son très petit budget pour ressembler à un poliziottesco auquel le cinéaste ajoute son habituel discours anti-terroriste, toujours aussi percutant. Le poliziottesco, vous savez, c’est ce sous-genre qu’on a traduit par « néo-polar italien », et dont les films sont principalement axés sur la violence extrême et le triomphe de la loi; un sous-genre qui est né et qui est mort en même temps que les Brigades Rouges, et qui est très représentatif de l’ambiance qui régnait en Italie à l’époque, même si les réalisateurs, scénaristes et acteurs étaient taxés de fascistes, ce qui n’était absolument pas le cas. L’image poisseuse aux couleurs qui semblent vieillies, sur laquelle Ferrara greffe des mouvements de caméra propres à ces films de série B (caméra à l’épaule, zooms, panoramiques et travellings brutaux…), fait oublier que le film a été tourné en 2005. Le contraire de Tarantino: visuellement, son film ressemble à cela parce que même au 3è millénaire, lorsqu’on n’a pas de moyens et qu’on tourne en vidéo, le film semble avoir été fait trente ans plus tôt. Mais de cette contrainte technique, Ferrara fait naître l’une des principales forces du film: sa brutalité, qui passe avant tout par l’image.
Dans Guido…, le cinéaste utilise le montage alterné: une séquence avec les Brigades Rouges, la suivante avec Guido, et ainsi de suite. A travers cette technique, Ferrara fait passer son message contre le terrorisme : la violence et la folie des brigadistes (Roberto, notamment, qui est extrêmement violent et reconnu comme mentalement instable) sont mises en confrontation avec l’humanisme de Guido, travailleur instruit, aimant et aimé. Sa passion pour l’alpinisme telle qu’elle est retranscrite à l’écran est d’ailleurs très représentative de cette sagesse. Ferrara, après la projection, a confié que son plan préféré est celui qui montre Guido escalader une montagne complètement nu, car il en émane une poésie, une sérénité proche de l’ataraxie, qui résume parfaitement l’humaniste qui se cache derrière Guido. Et le maître peut être fier de son film, qui figure parmi les plus inaperçus, mais parmi les plus forts et les plus réussis, aussi. Il serait injuste de ne pas citer l’excellente performance de Massimo Ghini dans le rôle principal, ainsi que celles d’Anna Galiena et de Gianmarco Tognazzi, tous les trois bluffants.
A la fin du film, Giuseppe Ferrara, du haut de ses 80 ans, se tient devant une salle presque vide. Des applaudissements, bien sûr, puis le silence. Il engage donc la conversation, en nous donnant quelques anecdotes sur le film, sur sa réalisation, épaulé par Elvira Giannini, qui joue Nora, l’une des brigadistes. Puis un spectateur prend la parole, pas très convaincu par ce film. Dès lors, Ferrara répondra presque à chaque remarque : « Lorsqu’un artiste doit discuter de son propre avis sur l’une de ses œuvres, mieux vaut qu’il se taise ». Malgré cela, le cinéaste est très réceptif à l’avis de chacun, même si le débat s’est surtout fait autour de Guido Rossa. Une discussion intelligente, entrecoupée des anecdotes de Ferrara, qui a fini par expliquer à quel point il a été difficile de faire ce film. Puis avant de clore la soirée, il a habilement glissé dans une phrase qu’il préparait actuellement deux films : l’un sur la thèse de l’homicide de Marilyn par les Kennedy, l’autre sur un sujet plus italien et plus contemporain, puisqu’il est intitulé… Bunga bunga. Le premier projet est officiellement annoncé, le second n’existe encore que sur papier, mais le cinéaste cherche actuellement des financements au Luxembourg. En 2012, Giuseppe Ferrara prouve qu’il est toujours bien là, malgré les difficultés qu’il a à réaliser ses projets, et veut continuer à convaincre le paysage cinématographique italien qu’ils ont encore besoin de lui. A raison.
P.S.: Je m’excuse pour le jeu de mots du titre, les lecteurs pointilleux sur la géographie savent que le Tibre ne passe pas par Gênes. Je promets de faire mieux la prochaine fois.