Après un début bancal avec The Roost (2005), la carrière discrète de Ti West n’a pas manqué de témoigner de sa progressive nymphose. Maintenant sous l’égide du sacrosaint A24, le beau papillon de nuit a déployé ses ailes. Sorti en DVD et Blu-Ray chez KinoVista le 16 février 2023 et faisant suite à une présence timide dans les salles françaises, l’occasion est venue de (re)découvrir X, ce slasher sachant slasher.
Il était une fois dans l’West
Le shérif arrive dans une vieille ferme texane. Il rencontre un premier cadavre à l’orée d’un chemin de dalles menant à la maison, qu’il emprunte pour atteindre le parvis, où deux autres l’attendent dans l’entrée. Son collègue l’accompagne vers la cave, dans laquelle il se soumet à une vision terrible que la caméra gardera pour plus tard, préférant faire un bond de 24 heures dans le passé. Par cette scène d’introduction assez courte, le réalisateur du film de chasse aux fantômes The Innkeepers (2011) leurre les esprits en ouvrant avec son slasher bourrin X une nouvelle chasse aux spectres…Flashback, 1979, Maxine (l’une des actrices), Wayne (le producteur), Bobby-Lyne (la seconde actrice), RJ (le réalisateur), Jackson (l’acteur), et Lorraine (l’ingé son), sont en route pour réaliser un film porno, Les Filles du fermier, dans la grange d’un couple octogénaire texan, Pearl et Howard. Jaloux de leur jeunesse, de leur appétence et compétences sexuelles, ils leur feront vivre une nuit cauchemardesque. X est donc un film de fantômes. Le carnage s’est déjà déroulé, le récit en fait la reconstitution, et par extension, l’autopsie d’un cinéma qui hante les salles comme le spectre d’un passé révolu, sans corps, désincarné, un drap flottant cachant l’invisible car il n’a plus rien à montrer. Les deux seniors sont ce cinéma ridé, désireux d’une jeunesse inatteignable, cherchant le nectar de jouvence dans le sang de leurs victimes ivres de jeunesse et de liberté, les films nouveaux et ambitieux donc, comme X. Le cinéma porno intervient alors comme incarnation symbolique d’un cinéma en dehors d’Hollywood et des grands studios, où les réalisateurs en herbe seraient à égalité, tout autant désireux d’assouvir leurs pulsions artistiques, comme RJ, s’inspirant de l’esthétique Nouvelle Vague pour tourner quelques plans à la station essence.
« Quel serait le film bas du front ultime basé sur la violence et le sexe et comment le rendre plus intellectuel ? » questionne Ti West en ouverture du making of. A ça, il y répond par l’association de deux formes de cinéma « Xsés » dans les années 70 à cause de leur contenu violent ou sexuel explicite, le redneck movie et le cinéma pornographique, dont la rencontre marquera d’une croix le lieu des ébats mortifères. S’ouvrant sur une ambiance Massacre à la tronçonneuse (1974, Tobe Hooper), West ne se prive pas de citer Crocodile de la mort (1977, Tobe Hooper), mais aussi d’autres pans de l’horreur de l’époque, du giallo synthétisé par Suspiria (1977, Dario Argento) au psychologique Carrie (1976, Brian De Palma). Mais plutôt que de se confondre en révérences devant les maîtres du passé et de se complaire dans l’accumulation de références, il les dépasse, les absorbe, les transforme, les détourne. La scène de baignade au croco devient ainsi parodique et n’effraie plus, si bien que Maxine, ciblée par la menace, ne se retourne jamais, pas une once d’inquiétude ne parcourant son corps. West met ainsi en exergue la paresse de la nostalgie et les fâcheuses pratiques gérontophiles du cinéma d’horreur actuel, que ses anciens collègues de V/H/S (2012) ne contrediront pas (Blair Witch, 2016 et Godzilla vs Kong, 2021, Wingard ; Hellraiser, 2022, Bruckner ; Scream, 2022, Bettinelli-Olpin et Gillet). Sans parler de ceux-ci spécifiquement, il déplore donc l’état du cinéma d’horreur actuel : « Je trouvais que les films d’horreur modernes étaient trop mous. Je trouvais qu’il y avait un manque de ces films qui m’avaient marqué en grandissant, un peu tabous et dérangeants. Ces films un peu subversifs qui vous défient d’aller les voir. ». Le mélange d’envie autant que de crainte envers cette voiture accidentée au bord de la route est d’emblée assouvie dans l’une des premières scènes par le cadavre de cette vache, boyaux à l’air, filmée frontalement.
Il n’est donc pas un hommage mielleux à la poussière, bien au contraire. West constate l’heure du décès, plante les clous dans le cercueil, joue le croque-mort. Le cadre temporel n’est d’ailleurs qu’un artifice, une idée déformée des années septante. Tel Magritte et sa Trahison des images, « ceci n’est pas les années 70 », mais une idée, une représentation. Partant de ce postulat, il s’amuse à parasiter le passé, à le bombarder de modernité, chemin inverse d’une culture populaire actuelle plongé dans sa nostalgie fantasmatique. Comme en atteste le plan d’ouverture, la simulation d’une image pellicule déjouée par un travelling avant élargissant le cadre au format cinémascope, le passé est une tromperie, une illusion laissée pour compte. Modernité costumée, comme les personnages, dont certains sont incarnés par des acteurs catalysant des cultures populaires de masse : le rappeur Kid Cudi, l’actrice Jenna Ortega. Les personnages sont aux premiers abords honteusement clichés : le patriarche, la bimbo, le mâle alpha, le nerd, la gothique, l’audacieuse. Sur eux est appliqué un décalage, d’abord, car le soin et la précision dans l’écriture de ces stéréotypes trahissent un regard conscient et actuel projeté sur eux ; puis un décadrage, ensuite, car l’insistance sur ces stéréotypes, servant à puiser dans un imaginaire collectif, invitant à les prendre pour acquis, permet ainsi de mieux créer une rupture dans leur représentation et soulever des enjeux actuels. Le mâle alpha voit sa masculinité sacrée mise en doute par la bimbo lors d’une scène de sexe où elle renverse le rapport de contrôle : celle-ci invite le jeune réalisateur à recadrer un plan et devient dépositrice du symbolisme de virilité. La gothique renfermée se déleste de son côté des carcans du couple traditionnel et de son rôle claustrophobe de petite amie aux relents de femme au foyer en passant devant la caméra le temps d’une autre scène torride. Le patriarche voit sa posture de dominant brisée une fois boitant après une rencontre entre la plante de son pied et un clou rouillé dressé vers le ciel. Le male gaze véhiculé par Wayne (le producteur patriarche), Jackson (l’acteur alpha) et RJ (le réalisateur) est incessamment mis en déroute par les figures féminines, jusqu’à la mise en scène de son exécution par cet œil crevé à coup de fourche. Et les deux retraités, à l’instar des incarnations maléfiques iconiques de la décennie suivante (Myers, Krueger, Voorhees…), sont au contraire bien humains, peut-être trop. Alors le plaisir initial et primaire des exécutions et du gore que le genre slasher propose laisse place à un arrière-goût amer, celui de la tristesse abyssale qui guide les actions des grands-parents psychopathes. Car derrière une bourrinerie libidineuse, l’empathie se propage. La peur de la mort que rencontrent les protagonistes dépassés est partagée par les antagonistes, motivés par une angoisse insondable, celle des aiguilles qui tournent trop vite.
Manichéisme faussé, le bien et le mal ne sont des concepts ni fixes, ni opposés. Sally et Leatherface étaient le négatif de l’autre, Maxine et Pearl sont la même personne, d’ailleurs Mia Goth en joue les deux rôles. L’unilatéralité, et surtout la verticalité de la violence du tueur sur les victimes dans les slashers, est renvoyée en miroir. La violence n’est plus subie, elle s’auto-alimente en un cercle vicieux, et Maxine, final girl, survivante miraculée, en devient à son tour dépositrice. Ainsi l’Histoire des États-Unis d’Amérique est sauvée par l’héritage de son plus bel atout culturel. Et puisque la violence comme l’Histoire sont circulaires, les contextes politiques de 1979 et d’aujourd’hui se superposent. Un poste de télévision diffuse une émission politique alarmiste sur la perversion et l’immoralité (qu’incarnaient les films classés X, et par extension X aussi comme un pied de nez). La montée de l’évangélisme engouffrée dans le sillage nixonien et le présage de la « satanic panic » jadis renvoient à la montée en puissance des politiques traditionalistes anti-avortement, anti-LGBT, et à ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui une « woke panic » grandement facilitée par Trump. Encapsulées par les scènes d’ouverture et de fermeture, les petites mésaventures qui nous sont racontées deviennent une bulle cathartique. Le shérif en assume d’ailleurs la mise en abîme : « Après tout ce que j’ai vu ici…je dirais que c’est un film d’horreur bien tordu ».
Suite à ces interprétations tortueuses des portées politiques sombres, rassurez-vous, X n’a rien du pamphlet lourdingue ou du film cryptique à faire des nœuds au cerveau. De l’horreur d’antan, West en garde la violence décomplexée et jouissive dans son plus simple appareil. Et fort d’un certain trait d’humour, vous pourrez retrouver dans les bonus de l’édition, en plus des habituels et passionnants making-of desquels sont tirées les citations présentes dans cette critique, l’émoustillant Les Filles du fermier.