Alors que son édition Blu-Ray est sortie depuis quelques jours sous la bannière de Wild Side, retour sur Le Sommet des Dieux (Patrick Imbert, 2021), film d’animation époustouflant qu’on souhaite ardemment voir briller aux Césars dans trois semaines.
Aux grands Hommes, il faut toujours de l’altitude
« Je marche, je marche, je ne m’arrête pas » répétait le personnage d’Henri Guillaumet dans le film de Jean-Jacques Annaud (Guillaumet, Les Ailes du courage, 1995), traversant la cordillère des Andes pour échapper au froid et à la mort avant qu’on ne puisse le sauver. Incarnation de l’idéal humain pour Antoine de Saint-Exupéry, qui voyait dans le surpassement de l’Homme la valeur morale suprême, ce comportement et surtout cette phrase, répétée comme un mantra, auraient pu s’appliquer à Habu Jôji, héros fictif du Sommet des Dieux (Patrick Imbert, 2021). Le film s’ouvre d’ailleurs par cette incantation tout aussi vertigineuse que les montagnes apparaissant à l’écran : « Marcher, grimper, grimper encore. Toujours plus haut. Et après ?»… Pas besoin cependant de la répéter pour nous faire prendre conscience de l’immensité de la question. Pourquoi faire de l’alpinisme ? Pourquoi risquer sa vie dans une quête inutile ? Pourquoi avancer ? Avons-nous une raison de nous dépasser ?
Nous sommes à Katmandou, au Népal, dans les années 1990. Fukamachi, un photographe alpiniste, pense savoir où se situe l’appareil photo de George Mallory, un autre alpiniste disparu alors qu’il tentait l’ascension du mont Everest en 1924. Dedans, la pellicule devrait renfermer le secret le mieux gardé de l’histoire de l’alpinisme : Mallory est-il le premier homme à avoir atteint le sommet de l’Everest ? Pour dénicher le scoop, Fukumachi se lance sur les traces de propriétaire présumé, Habu Joji, ancienne légende d’alpiniste qui a disparue de la circulation depuis bien des années. L’intelligence de ce Sommet des dieux (et du manga dont il est tiré) est de réunir plusieurs lignes narratives aux enjeux et questionnements divers autour du genre balisé de l’enquête. Le petit Kodak Vest Pocket, qui semble renfermer la vérité et l’unique objet de désir des personnages, ne se révèlera être qu’un MacGuffin malignement utilisé pour permettre au film de déployer sa richesse thématique. À travers les histoires convergentes d’Habu Joji dans les années 80 et celle de Fukamachi une dizaine d’années plus tard, Le Sommet des dieux explore les limites humaines au travers de personnages aussi orgueilleux que déterminés. Habu Joji est en lutte avec son plus grand rival, Tsuneo Hase (inspiré du véritable alpiniste Tsuneo Hasegawa) et cette émulation va leur faire perdre le sens des limites afin de les dépasser. Limites physiques de l’alpiniste en proie au froid, au manque d’oxygène et la fatigue intense ; limites mentales d’une confrontation frontale entre sportifs dont la presse se joue pour écouler les tirages ; limites philosophiques pour comprendre le moteur intime de nos vies.
Loin d’être un questionnement perpétuel et bavard, Le Sommet des dieux nous offre des moments de bravoure au cœur de l’ascension d’une paroi rocheuse, donnant bien à ressentir l’extrême tension de la discipline, quasi-mythologique devant les prouesses de ses pratiquants. La mise en scène est en cordeau, aussi tendue que la corde qui retient un personnage se balançant dans le vide. Au fur et à mesure de l’ascension des protagonistes, toujours plus haut, les décors se dévoilent dans une immensité blanche introspective. Il est alors aisé de comprendre ce que les alpinistes de l’extrême viennent chercher : un abîme de questions et une invitation à y répondre, un sentiment de toute puissance très vite contrebalancé par une appel à l’humilité. Les traits magnifiques des décors nous font ressentir ce choc esthétique jusque dans une séquence d’orage quasi-abstraite que n’aurait pas renié William Turner et qui nous fait fortement pensé à celle d’Hayao Miyazaki dans Le Château dans le ciel (1986). À quoi peut-on rêver une fois les dernières cimes atteintes, les derniers sommets vaincus, les derniers rêves réalisés ? Point de dieux au sommet de l’Everest, mais peut-être une plénitude qui nous est inaccessible à nous, mortels. Nous avons besoin de marcher, nous avons besoin de continuer. Croire que le sommet est la fin et que l’accomplissement est l’achèvement ne sont que des leurres : c’est le chemin qui importe. Et s’il faut monter au ciel pour aller plus haut que le sommet, gageons qu’Habu Joji y est préparé…
Les deux making-of de l’édition vidéo vous emmèneront dans les coulisses de la fabrication du film, cette autre épopée qui se cache derrière les images et la musique d’Amine Bouhafa, que vous pouvez apprécier intégralement dans la version Blu-Ray. Il suffit de comprendre la gageure d’adapter le manga originel de 1.500 pages pour comprendre que Le Sommet des dieux est un objet à l’esthétique folle dont la réussite est éclatante. Mieux, il me semble faire honneur à l’animation française et européenne – à tel point que je regrette de ne pas avoir pu l’intégrer dans mon Top 10 annuel, faute de l’avoir vu à temps. Comptons sur les membres de l’Académie des Césars pour laver cet affront et lui décerner le prix qu’il mérite, celui de meilleur film (tout court ?) de l’année.