Un Monde Parfait selon Ghibli (Livre) 1


Le nom Ghibli est devenu une référence en matière de dessins animés. Il évoque à lui seul mille images et existe par lui-même. Abandonner le terme Ghibli, ce serait comme si Disney changeait demain de nom. Une institution s’effondrerait.” La dernière parution de Playlist Society s’attaque à l’institution Ghibli avec Un Monde Parfait selon Ghibli un essai d’Alexandre Mathis. Compte-rendu de lecture.

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Ghibli goutte à goutte

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Dans ma médiathèque de quartier, les films sont rangés à deux étages : celui des adultes et celui des enfants. Chez les adultes il y a de tout, de la comédie familiale aux documentaires animaliers. Mais pas de film d’animation. “Les dessins animés, c’est chez les enfants.” m’expliquait une bibliothécaire affable quand j’ai voulu faire une razzia sur les Ghibli. Réprimant mon envie sadique de lui détailler les sous-genres du hentai, j’ai donc gravi les quelques marches qui me séparaient de l’étage jeunesse, ses poufs colorés, ses bacs remplis de bandes dessinées et ses petits habitués plus ou moins studieux, à plat ventre sur la moquette. J’avais bien envie de les rejoindre et de retrouver la saveur des après-midis où je n’avais rien d’autre en ligne de mire que cette moquette et des cases dessinées, mais ç’aurait été donner raison à la dame du RDC que j’entendais encore penser très fort “il s’agirait de grandir maintenant !”. Alors je suis rentrée chez moi avec mes DVD couverts de rayures et de petites traces de doigts en me demandant pourquoi diable les films d’animation méritaient de finir entre des mains peu soigneuses sans surveillance des parents. Pourquoi diable les dessins animés sont si souvent catalogués “films pour enfants”. Comme beaucoup d’autres, j’ai grandi bercée par les longs-métrages du studio Ghibli, jusqu’à ce que ses créations fusionnent avec ma propre imagination. C’est merveilleux de partager ces références avec autant de gens. Peu importe la teneur de nos enfances, nous avons tous été terrifiés par le phacochère grouillant de Princesse Mononoké (Hayao Miyazaki, 1997) et voulu sauter sur le ventre de Totoro (1988) . Évoquer une œuvre de Miyazaki dans une conversation suscite immanquablement des réactions exaltées. Pourtant, lorsqu’on cite ce dernier comme référence ultime auprès d’une assemblée d’amateurs aguerris, difficile d’être pris au sérieux et d’éviter les petits sourires entendus genre “on a connu plus mature comme cinéphilie”. J’ai du mal à comprendre cette condescendance. Il suffit d’avoir une idée précise de leurs filmographies pour reconnaître à quel point Miyazaki et Takahata sont des auteurs singuliers, avec leurs obsessions et styles respectifs, au même titre que n’importe quel génie consacré. Plus encore que la prise de vue réelle, l’animation offre des possibilités infinies de maîtrise et d’inventivité. S’il y a un endroit où ces dernières touchent à la perfection, c’est bien au studio Ghibli, et le dernier essai de Playlist Society pourra faire changer d’avis ceux qui n’en sont pas encore convaincus. Alexandre Mathis y rend humblement la place qui est due au studio bien connu, en démontrant qu’au-delà d’une marque hégémonique et d’une fabrique de qualité, Ghibli incarne un univers à part entière, une utopie sans cadre et sans frontière, le rêve d’un monde parfait.

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Le ton de l’ouvrage est donné dès la couverture bleu ciel, rappelant le bleu du logo Ghibli : préparez-vous à une plongée courte (150 pages à peine) mais intense dans l’épicentre d’un tourbillon de lieux et de personnages, reconnaissables dès leurs silhouettes, qui ont marqué à tout jamais l’imaginaire collectif. L’auteur nous propose ainsi de redécouvrir des images devenues iconiques à travers une lecture comparée des films du studio, sans jamais s’enliser dans des réflexions trop théoriques, jonglant de l’un à l’autre au gré des thématiques et motifs récurrents. Le livre conjugue habilement analyse filmique, contextualisation historique, éléments biographiques et éclaircissements culturels, dans une langue fluide et très imagée. C’est une lecture vivante qui gonfle le cœur à l’évocation de scènes anthologiques : aucune illustration pour les remémorer mais des descriptions si visuelles et habitées qu’il suffit d’une ligne pour convoquer à nouveau les émotions ressenties au visionnage. La dégustation d’un ananas dans Souvenirs goutte à goutte (Isao Takahata, 1991). La fin “belle à pleurer” de ce même objet où des enfants spectraux, surgis du passé de Takeo, la poussent à revenir chez elle. L’envol vers la lune du Conte de la princesse Kaguya (Isao Takahata, 2014) son désespoir partagé. La victoire épique de Nausicaä de la Vallée du vent (Hayao Miyazaki, 1984), héroïne de la prophétie. Le bonheur aux larmes de Kiki, la petite sorcière (Hayao Miyazaki, 1989) devant son gâteau d’anniversaire. Ou encore la tranquillité sereine du train sur l’eau dans Le Voyage de Chihiro (Hayao Miyazaki, 2001) moment suspendu auquel Alexandre Mathis rend hommage dans son épilogue. De ce livre ludique parce que passionné, et instructif parce que richement documenté, on ressort en ayant assimilé sans même s’en rendre compte des tas de connaissances culturelles (notamment sur la spiritualité japonaise, peuplée de yokai et de kami, ou encore sur des concepts sémantiques comme le Rinjõkan, “sentiment d’être sur place” ou le Jitsuzaikan, “sensation du réel”.) tout en se sentant heureux, comme après un moment suspendu, une parenthèse familière. Comme en revenant doucement à moi, au terme d’un après-midi à la médiathèque, où la moquette devenait la terre ferme d’un univers plus tangible que le réel. Un tel sentiment à la lecture d’un essai sur le cinéma, c’est suffisamment rare pour être souligné. L’affection que porte l’auteur aux films est sensible, et permet de se replonger avec délice dans sa propre appréciation des œuvres, dans un enthousiasme cinéphile communicatif.

Enfin, même s’il prend soin de rester synthétique, Alexandre Mathis se montre relativement exhaustif, incluant à son analyse non seulement les productions pré-Ghibli, mais également celles des quelques discrets disciples (Hiromasa Yonebayashi, Yoshifumi Kondo ou encore Goro Miyazaki) auxquelles il consacre des analyses approfondies, en prenant soin de démontrer leur cohérence avec l’ensemble des productiions Ghibli. En effet, les rares élus qui ajoutèrent leur pierre à l’édifice du studio, bien que très fortement marqués par les obsessions thématiques de Miyazaki et les expérimentations formelles de Takahata, ont su imprimer des variations personnelles : le fantastique de Souvenirs de Marnie (Hiromasa Yonebayashi, 2014) s’éloigne des inspirations folkloriques du fantastique miyazakien pour prendre des accents gothiques et l’inquiétante étrangeté des nouvelles de Poe. Dans Si tu tends l’oreille (Yoshifumi Kondo, 1995) l’amour du labeur manuel (de la technique, des inventions mécaniques et de l’artisanat) se porte sur les violons au lieu des avions. Dans Arrietty, le petit monde des chapardeurs (Hiromasa Yonebayashi, 2010) le jeu sur les perspectives et le vertige, plutôt que de prendre place dans les airs – le dirigeable dans Kiki, la petite sorcière, l’île suspendue du Château dans le ciel (Hayao Miyazaki, 1986) – est transposé à une échelle microscopique, où la moindre marche d’escalier devient une falaise à gravir. En opérant constamment un va-et-vient argumenté entre les réalisations, Alexandre Mathis tisse un réseau de plus en plus dense d’échos, de variations et de rappels, et on se prend au jeu avec jubilation, jusqu’à intégrer l’évidence : au sein de la filmographie mondiale, le studio Ghibli fait figure d’exception. “Cette cohérence (…) est quasiment unique dans l’histoire du cinéma. Ni les Européens ni les Américains n’ont jamais proposé une telle homogénéité au sein d’un même studio.” Trois fondateurs, un studio, un savoir-faire et une esthétique scrupuleusement gardés, et derrière, un univers étendu porteur d’une vision du monde très particulière et d’une philosophie pareille à aucune autre. Voilà ce qui explique selon l’auteur le succès phénoménal de Ghibli.

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Face au manichéisme des films Disney, on ne trouve jamais chez Ghibli de vrais méchants, ou même de vrais gentils. Et l’essai d’Alexandre Mathis synthétise à merveille l’esprit tout en paradoxes du studio : entre naturalisme et fantastique, idéal et cynisme, tradition et modernité, héritage et émancipation, insouciance et lucidité, amour des avions et haine de la guerre, ancrage dans le réel et recours au merveilleux, entre une croyance invincible en une nature magnifiée et une menace d’apocalypse, une crise latente qui menace de rompre. Un studio qui célèbre la douloureuse beauté de ce qui est éphémère : l’enfance, l’Eden naturel, la paix, les instants de bonheur. Des films qui mettent du baume à l’âme, sans jamais se départir d’une mélancolie diffuse, un peu à la manière d’Ozu, chez qui les moments de liesse familiale incarnent un présent inconsistant, des images animées qui contiennent en puissance leur finitude. Chez Ghibli, la morale est rarement limpide. Ou bien elle a l’évidence tranquille des contes, Les films Ghibli n’apportent pas de réponses, Ils sont en suspens, complexes et simples comme la vie. C’est un arrêt de bus pluvieux à la tombée du jour, deux petites filles et un Totoro. C’est l’entreprise folle et tendre d’auteurs alter ego qui rivalisaient autant qu’ils s’aimaient. C’est Miyazaki qui fond en larme à la cérémonie funéraire de Takahata et qui lui dit : “Merci, Paku-san. Je n’oublierai jamais la première fois que tu m’as parlé, à cet arrêt de bus, à la fin d’un jour pluvieux.”


A propos de Bortolotti Marie

Marie aime autant "L'antre de la folie" que "Les demoiselles de Rochefort" et a configuré Netflix en page d'accueil de son navigateur. Sa consommation de café et de donuts dépasse celle de Dale Cooper et Dexter Morgan réunis. Si elle faisait partie d'un groupe de rock, il s'appellerait Voodoo Bullshit. Spécialiste série au sein de la rédaction, Marie est aussi incollable sur Ghibli et John Carpenter.


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