Le studio Ghibli a pendant trois décennies été le mètre-étalon de l’animation japonaise. Cependant, quelques films parmi les vingt-deux produits depuis les années 80 et 90 sont passés plus inaperçus. Confiné, ayant le catalogue Ghibli complet disponible sur Netflix, c’est l’occasion rêvée de redécouvrir le trésor de douceur qu’est Si tu tends l’oreille (Yoshifumi Kondô, 1995).
John Hughes made in Japan
Le milieu des années 90 devait être un tournant pour Ghibli. Et pour cause, Si tu tends l’oreille, est, à l’exception du téléfilm Je peux entendre l’océan (Tomomi Mochizuki, 1993), le premier long-métrage du studio à ne pas être réalisé par l’un de ses deux fondateurs. Hayao Miyazaki et Isao Takahata ont alors déjà servi bon nombre de leurs chef-d’œuvres. Miyazaki annonçait dans ces mêmes années pour la première fois (mais certainement pas la dernière), sa retraite. C’est donc au tour d’un nouveau réalisateur de diriger le prochain projet du studio. Yoshifumi Kondô, animateur chez Ghibli depuis Le Tombeau des Lucioles (Isao Takahata, 1988), de dix ans le cadet de Myazaki, réalise ainsi Si tu tends l’oreille en 1995. Ce dernier est alors pressenti pour succéder au maître dans les années à venir. Malheureusement Kondô mourut en 1998, après avoir réalisé son unique film… Miyazaki sortira ainsi de sa retraite à la suite de ces événements, en réalisant Le Voyage de Chihiro (2001). Si tu tends l’oreille est donc à plus d’un titre un travail unique. Unique long-métrage de Yoshifumi Kondô, unique dans l’histoire du studio. Et s’il n’est pas le plus connu, son univers est pourtant bien singulier.
Olivia Newton-John entonne Country Roads. La version originale de John Denver connaîtra dans les années 2010 un étonnant regain de succès en entrant dans la bande originale d’une dizaine de films. Pour le moment c’est l’ex-Sandy de Grease (Randal Kleiser, 1978) qui accompagne le générique de Si tu tends l’oreille. On survole une ville, probablement Tokyo, la nuit. Des scènes du quotidien se succèdent, des piétons, des passages de trains, des badauds. On sait d’ores et déjà que l’onirisme et les territoires merveilleux qui font la signature du studio ne seront pas vraiment de mise. Non, le film dépeint une représentation réaliste de la ville, représentation qui deviendra très commune dans l’animation par la suite via une ambiance réaliste, pour mieux y insuffler du fantastique, qui est la recette du travail de Makoto Shinkai ou Mamoru Hosoda. De là à dire qu’on tient ici un précurseur, il n’y a qu’un pas. Une jeune fille sort d’un konbini, et se détache du lot. Elle rentre chez elle, chez ses parents, dans un petit appartement tokyoïte étroit et un peu fouilli. C’est l’été et la jeune fille, Shizuku, a l’air de s’ennuyer un peu. S’ennuyer fort même, au point de jeter un œil aux cartes des livres de bibliothèque qu’elle a empruntés. Elle y aperçoit, sur chacun des exemplaires, le même nom, Amasawa Seiji. Un joli point de départ pour ce qui animera la première partie de cette histoire : mais qui est donc ce Seiji, qui lit beaucoup, et les mêmes livres qu’elle ? Le trouble et le début du sentiment amoureux vient par les lettres, et même les caractères Kanji représentant ce garçon mystérieux. C’est par ce goût du mystère et de l’aventure que Shizuku comble l’ennui que semblent lui inspirer la routine et l’école. Exalté par les aventures de ses romans, elle cherche à avoir la sienne, et ses pérégrinations vont bien finir par la pousser à emprunter une voie alternative à celle qui lui paraît toute tracée.
La plupart des productions Ghibli ont sans aucun doute un caractère politique poussé. Nausicaä de la vallée du vent (Hayao Miyazaki, 1984), considéré comme le premier film du studio (c’est en réalité plutôt le film qui a permis sa création), avait donné le ton, en convoquant très explicitement des valeurs écologistes. La spécificité de Si tu tends l’oreille va être d’aborder différentes thématiques dans un univers cette fois très ancré dans le Japon moderne. Ainsi les questionnements de Shizuku font écho plus frontalement que d’habitude à la société japonaise. Ces quelques mois dans la vie de la jeune fille sont en effet le lieu de doutes et de réflexions pour elle. Au moment où commence à se profilent lycée, études, et choix de carrières, la rencontre avec Seiji, qui se destine à une voie peu ordinaire, catalyse l’interrogation de Shizuku et la remise en question du chemin « tout tracé », scolaire et professionnel. Cela parait peut-être assez anodin à première vue, mais dans un contexte de système scolaire strict et assez formaté comme peut l’être celui du Japon, mettre en avant les alternatives, les chemins de traverse, a quelque chose de subversif. Si tu tends l’oreille c’est un peu un cheval de Troie dans le paysage japonais. On s’y sent à l’aise, d’abord grâce à la patte Ghibli très reconnaissable. Si ce n’est pas un Miyazaki, l’influence artistique et esthétique du maître est présente. Les couleurs douces, le design des personnages épuré, des visages à la fois désarmants de simplicité et d’une expressivité folle. Par ailleurs les histoires d’amour, de Shizuku et de ses amis, occupent une place centrale dans l’intrigue. Mais sous ses airs doux, le long-métrage a un programme en réalité plus critique qu’il n’y parait envers la société et l’éducation. Une phrase prononcée par les parents de Shizuku résume assez clairement cet élément : « Vivre différemment apporte des difficultés ». Derrière la beauté, ce sont les interrogations de l’âge adolescent qui animent l’image.
Ainsi en se penchant sur le parcours et les doutes de Shizuku, Yoshifumi Kondô fait fusionner l’animation Ghibli avec un autre genre : le coming of age movie. On trouve ainsi à Si tu tends l’oreille toutes les qualités des plus beaux films de ce genre, comme ceux du maître quasi-officiel dans le domaine, John Hughes. Les adultes en retrait, les jeunes « entre-deux âges » sont au centre. Surtout, et c’est en cela que le long-métrage ressemble le plus aux meilleurs films coming of age américains comme Breakfast Club (John Hughes, 1985), tous les doutes, toutes les questions sur l’avenir et sur l’amour que se posent les protagonistes sont prises très au sérieux, et non par le prisme d’une vision adulte. John Hughes disait en interview lors de la sortie de Breakfast Club : “Les gens oublient qu’à seize ans, vous êtes plus sérieux que vous ne le serez jamais. C’est l’âge où on réfléchit sérieusement aux grandes questions”. Cette citation résonne parfaitement avec le film de Yoshifumi Kondô, qui dépeint l’été où les choix de vie et amoureux de Shizuku semblent déterminants. C’est elle et ses pérégrinations qui sont au centre, et l’élément de fantastique auquel nous a habitués les productions Ghibli se fait ici très discret, n’intervenant que par touches dans la deuxième moitié du récit, et seulement pour illustrer l’inspiration et l’imagination de l’héroïne lorsqu’elle essaye de venir à bout du défi qu’elle s’impose à elle-même : devenir écrivain. Il est intéressant de noter d’ailleurs que grâce au Baron, chat anthropomorphe protagoniste du roman qu’écrit la jeune Shizuku, le long-métrage est encore aujourd’hui le seul du studio à bénéficier en quelque sorte d’une suite, Le Royaume des Chats (Hiroyuki Morita, 2002), reprenant le même personnage. A l’instar également des réalisations de John Hughes, l’intrigue est simple mais va explorer ses personnages avec intelligence et délicatesse. A la fin du visionnage on ne peut s’empêcher de regretter que Yoshifumi Kondô n’ait pas eu la chance de développer son univers. A la fois dans la veine d’Hayao Miyazaki et nourrissant, par ailleurs, son style propre, Si tu tends l’oreille est l’unique chance que vous n’aurez jamais d’entrevoir l’œuvre et le talent d’une nouvelle génération Ghibli, disparue prématurément.