L’Etrange Monsieur Victor


Ce n’est pas tous les jours que nous avons l’occasion, dans nos colonnes, d’évoquer l’un des plus grands cinéastes français de tous les temps, si ce n’est le plus grand : Jean Grémillon. La très belle réédition chez Pathé de L’étrange Monsieur Victor (1938), passionnante tragédie toulonnaise, en est une formidable.

Raimu vu de dos en costume de ville et chapeau, une veste posée sur l'épaule, est debout sur une colline qui lui donne une vue sur Toulon et la mer dans le film L'étrange Monsieur Victor.

            © COLLECTION FONDATION JÉRÔME SEYDOUX – PATHÉ

Les Mauvaises Fréquentations

Si l’on parle peu de Jean Grémillon chez Fais pas Genre ! c’est sans doute pour deux raisons. D’abord, la plus évidente peut-être, il n’est en aucun cas un cinéaste dit “de genre”. Ensuite, et à mon sens surtout, il est un cinéaste relativement peu connu du grand public, quelque peu éclipsé par d’autres de ses illustres contemporains, Jean Renoir évidemment en tête. Cet oubli était d’une injustice inexplicable, tout simplement parce que Grémillon est un cinéaste immense – mis en valeur dans le documentaire Voyage à travers le cinéma français du regretté Bertrand Tavernier – probablement le plus impressionnant formaliste de son temps ainsi que le plus émouvant. Aujourd’hui, l’injustice est partiellement réparée, le cinéaste revenant au cœur de passionnants dossiers critiques – les Cahiers du cinéma en octobre 2013 (n°693) en proposèrent probablement l’un des meilleurs, entamé par un remarquable éditorial de Stéphane Delorme corrélant et séparant Jean Grémillon de Abdellatif Kechiche – mais aussi de rééditions et de ressorties enfin à la hauteur. Il était temps ! Auteur d’inoubliables chefs-d’œuvre – Gueule d’Amour (1937), Remorques (1941), Le Ciel est à Vous (1944) – Grémillon a toutefois vu sa carrière parsemée de films de commandes dont il était moins fier et d’autres longs-métrages plus secrets mais sûrement pas moins beaux – dans sa période muette par exemple, l’excellent Gardiens de Phare (1929), et au tout début du parlant, la bouleversante Petite Lise (1930). Quant à L’Etrange Monsieur Victor qui nous intéresse ici, il occupe dans sa filmographie une place passionnante.

Gros plan sur le visage de Raimu, fermé, en sueur, portant un chapeau noir dans le film L'étrange Monsieur Victor.

        © 1938 – RAOUL PLOQUIN/FONDATION JÉRÔME SEYDOUX – PATHÉ

D’abord, il est placé dans la période la plus faste de Grémillon, réalisé entre les immenses collaborations avec Gabin citées plus haut, celle où il a produit le plus facilement ses projets et où, surtout il réalisera donc les plus grands. Entre les trois chefs-d’œuvre précédemment évoqués se cachent deux films considérés comme mineurs : le beau mais un peu guindé Lumières d’Eté (1943) et cet Etrange Monsieur Victor. C’est donc un travail de commande qui se présente à Grémillon, avec son acteur principal imposé et imposant – le héros pagnolien par excellence, Raimu – et son scénario déjà bien avancé. Pourtant, le cinéaste y imprimera incontestablement sa patte, et on peut considérer, comme le grand Paul Vecchiali qui s’exprime dans les bonus, que ce long-métrage est du même tonneau que les chefs-d’œuvres du cinéaste. D’abord, parce que Grémillon a pu profiter d’un certain travail sur le scénario d’origine que son éternel compère Charles Spaak a pu reprendre. Ensuite, parce que son extraordinaire écriture filmique transpire ici dans chaque plan, dans chaque image. De la commande, il reste malgré tout quelques traces. Le scénario n’est pas exempt d’invraisemblances et Grémillon n’est peut-être pas le plus à l’aise pour filmer le quotidien toulonnais. Raimu s’en offusquera d’ailleurs en découvrant le résultat, accusant Grémillon de regarder sa région adorée avec les yeux d’un sinistre parisien. Pourtant, le cinéaste profite souvent de ces errements narratifs pour les rehausser d’une mise en scène magnifique parcourue de cadres à la composition renversantes, et à ces jeux d’ombres et de lumières dont il a le secret, en authentique successeur des expressionnistes allemands.

Ce scénario parfois un peu invraisemblable raconte l’histoire de Monsieur Victor, commerçant toulonnais adorable, bon sous tous rapports, qui le soir révèle un autre visage : celui d’un escroc de faible envergure, engageant de jeunes malfrats pour piller les plus beaux lieux de la région et revendre leur butin. Le début de cet étrange film expose patiemment, sous la forme d’une chronique presque bucolique, l’environnement de monsieur Victor, et notamment le cordonnier de son quartier, Bastien, incarné par un formidable Pierre Blanchar, qui lui ne fait de mal à personne, si ce n’est à sa femme qui s’ennuie avec lui. Il est jaloux de cette dernière, sans bonne raison. Nous croiserons là toute une série d’êtres, de femmes et d’hommes passionnants, de personnages qui existent intensément dans leur complexité, leur ambiguïté, comme toujours chez Grémillon, et qui basculeront vite dans un torrent de culpabilité, mais aussi une certaine étrangeté, dont il sera impossible, fort heureusement, de tirer la moindre morale satisfaisante. Un monde de mauvaises fréquentations, pour citer la géniale dernière réplique du film, mais qui est par là plus attachant et vivant que nul autre. A la suite de cette longue première partie – plus de trente minutes sans que se dessinent les enjeux profonds, sans qu’on comprenne vraiment pourquoi ces personnages sont ainsi liés – tout basculera dans la tragédie. Monsieur Victor assassinera l’un de ses petits malfrats, dans un moment de folie sublimement filmé, faisant définitivement basculer le métrage du côté de l’expressionisme. Le visage suant de Raimu devient soudain à la fois pathétique et terrifiant, loin de la bonhomie qu’il incarne naturellement. Ce meurtre, c’est Bastien qui en sera accusé, par un terrible concours de circonstances.

Blu-Ray du film L'étrange Monsieur Victor édité par Pathé.A partir de ce moment, Grémillon enchaine tour de force sur tour de force. De fantastiques ellipses en idées de découpage virtuoses, le récit ne se raconte plus que par sa mise en scène extraordinairement raffinée, s’autorisant des sorties de route bouleversantes – comme lorsque la caméra s’attarde longuement sur le retour de Bastien du bagne – ou des pivots mélodramatiques et amoureux d’une remarquable intensité. Une scène en particulier, à l’ombre des persiennes puis en pleine lumière quand celles-ci seront ouvertes, éclaire merveilleusement l’immense talent de Jean Grémillon. Elle retient d’ailleurs particulièrement l’attention des commentateurs d’un long et passionnant bonus, en particulier celle de Vecchiali, dont la passion est presque aussi émouvante que le film lui-même. Il nous est inutile de trop la commenter, et il ne nous reste qu’à vous inviter à découvrir cette superbe édition, et les brillants commentaires de ses participants. Dotée d’une restauration en tous points remarquables, et de suppléments riches – ce long entretien avec Vecchiali et d’autres spécialistes de l’œuvre de Grémillon, de belles archives et autres – elle rend un hommage à la hauteur de ce long-métrage trop méconnu. Un long-métrage en dessous des plus grands films de son auteur… C’est dire son importance capitale dans l’Histoire du cinéma.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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