Pour un cinéma des vivants 1


Il y a des cinéphiles académiques qui ne jurent que par Orson Welles et Fellini. D’autres qui, plus grand public mais non dénués de culture, préféreront citer Hitchcock et Kubrick. Il y a des cinéphiles franco-français, nostalgiques du cinéma-suicide de la Nouvelle Vague, et qui ne prêchent que par les doux noms de François Truffaut ou d’Eric Rohmer. D’autres, plus avant-gardistes encore, pour qui Tarkovski est le cinéaste ultime. Certains encore, plus transgressifs, adorateurs invétérés de Pasolini et Tod Browning. D’autres pourquoi pas, les amateurs de westerns, d’un côté les pro-John Ford de l’autre les pro-Leone. Enfin, ceux qui se gargarisent du lyrisme de Jean Renoir ou plus ancien encore, des films des origines d’Eisenstein ou Griffith. Et puis, il y a aussi le genre de cinéphile que je suis, qui, s’il accorde à défendre le talent de ses maîtres de l’histoire du cinéma, préfère toutefois travailler de film en film a constituer sa cinéphilie de demain, avec les films d’aujourd’hui.

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Contre cette cinéphilie d’épitaphes

Hitchcock, Kubrick, Welles, Fellini… Autant de cinéastes qui font partie d’une même liste. Cette longue liste qui gonfle et gonfle d’année en année. Récemment, elle a accueilli en son sein d’autres grands noms tels que Claude Chabrol, Ingmar Bergman ou Jean Rollin (sic). Tous ces cinéastes adorés pour leur talent certain et leur importance dans l’histoire du cinéma ont aujourd’hui un trait commun: ils sont tous morts. La Cinéphilie mondiale s’accorde depuis des années à consacrer les réalisateurs dès lors qu’ils sont morts. Comme si l’accomplissement de leur carrière était de ne plus faire de films. Aussi, les filmographies de ces messieurs prennent bien plus d’importance aux yeux des éditeurs de livres et des critiques de cinéma dès lors qu’il n’y a plus, en suspens, l’attente d’un prochain film qui pourrait faire vaciller l’analyse de leur oeuvre. Ce cinéphile mono-académique qui réfléchit le cinéma, choisit la facilité en réfléchissant un cinéma mort, figé, embaumé. C’est en souillant les bancs des facultés de cinéma  – où l’on enseigne, plus qu’autre part, que le cinéma Européen se limite à Fellini et Bergman – que j’ai pu réfléchir sur ma cinéphilie personnelle et conclure assez vite: je préfère les cinéastes vivants.

Il est évident que je ne remets pas là en cause le talent de ces réalisateurs – devrais-je dire leur maestria ? – et non plus leur importance dans l’histoire du cinéma. Bien au contraire. Mais lorsque je vois pour la première fois un des très nombreux films d’Alfred Hitchcock, d’Eric Rohmer ou de Sam Peckinpah, j’ai toujours cette désagréable sensation d’avoir déjà vu et entendu tout de ce film. Depuis la mort de ces auteurs, leur filmographie a été épuisé jusqu’à la lie, cristallisée dans un moule unique, puisqu’elle apparaissait désormais comme un tout, une trame évolutive avec un début et une fin, avec un premier et un dernier film. Ne pouvant plus évoluer – sauf si, par miracle, un film oublié ou perdu est retrouvé au Pérou – cette filmographie en devient, dès lors, plus simple à analyser. L’auteur et ses ambitions sont figées, il ne reste plus qu’à tisser des liens, et tracer les lignes qui relient les films entre eux, souvent maladroitement. En cela, la filmographie d’un auteur mort devient son épitaphe. D’un livre d’analyse à l’autre sur la filmographie d’un maître disparu, l’épitaphe reste inchangée – tout juste changent-ils parfois la ponctuation – mais la phrase en elle-même est inscrite dans la pierre, figeant pour toujours l’oeuvre d’un mort dans la postérité. De fait, un cinéaste mort n’est plus vraiment un cinéaste. Un cinéaste mort devient une œuvre, au pire, un concept. Il ne possède plus la grâce de cet artiste en constante réinvention, car du fond de son tombeau, il ne peut plus rien réinventer, sinon rêver des films qu’il n’aura pas eu le temps de faire.

Le cinéphile qui ne se consacre qu’à revoir cent-six fois ses classiques oublie bêtement de se consacrer au cinéma de maintenant, et à des auteurs qu’il n’aura même pas eu le temps d’apprécier de leur vivant, puisqu’il mourra avec eux. Cette situation larvaire, d’un cinéphile repu d’un cinéma figé et gravé dans le marbre, le fait passer à côté d’une des plus belles sensations cinéphiliques qu’est l’attente. L’attente du prochain film d’un réalisateur, ou du premier film d’un réalisateur, constitue la pierre angulaire de ma cinéphilie personnelle. Il m’apparaît, de fait, plus enrichissant d’intellectualiser – ou plutôt de décrypter – l’oeuvre d’un cinéaste vivant, car la sortie de son prochain film remettra peut-être entièrement en cause mon jugement, et constituera une réflexion non figée, loin d’une monoforme officieusement officielle. De même que je préfère apprécier un artiste peintre au travail plutôt qu’une toile terminée, c’est le cheminement qui m’intéresse et nourrit ma curiosité. Alors oui, mes cinéastes préférés sont tous vivants. J’aime voir Clint Eastwood trébucher entre deux moments de grâce. J’aime voir Steven Spielberg continuellement réinventer ses rêves et cauchemars d’enfance. J’aime voir Julian Schnabel se constituer une filmographie d’artiste peintre, Joe Dante se batailler à faire un autre film avant de mourir – et d’être enfin réhabilité. J’aime voir Woody Allen continuer de disserter de film en film sur l’importance du Zanax. J’aime attendre de voir si David Cronenberg disséquera encore toujours plus l’âme et le corps humain. J’aime voir le duo Tarantino/Rodriguez s’amuser à faire du cinéma d’hier, un hybride de maintenant. Michael Haneke arpenter sa filmographie sur une constante ascension. Me demander si Peter Jackson et Michel Gondry passeront un jour l’adolescence, si Tim Burton refera un jour des films à la hauteur de ses déjà vieux chefs-d’oeuvres, si Moretti va encore faire un film avec des psychologues, si Terry Gilliam fera un jour son Don Quichotte, et si les jeunes révélations, de Nicolas Winding Refn à Jeff Nichols, continueront de me surprendre dans les films à venir.

Je n’ai pas envie de me dire, dans quelques années, que je suis passé à côté de l’évolution d’un de ces grands réalisateurs – maîtres morts consacrés en devenir. Car c’est une chance de pouvoir suivre l’évolution de l’oeuvre d’un artiste. Plus contraignant, il est vrai, que de disserter sur l’oeuvre finie, mais à mon goût, infiniment plus stimulant. Je m’efforce de même, de garder toujours l’espoir qu’un cinéaste que je n’aime pas puisse me surprendre. C’est ce qui me fait tenir, jusqu’à la fin, devant chacun des Lars Von Trier auquel je reste aujourd’hui quasiment toujours hermétique. C’est ce qui me fait aller voir le dernier Délépine/Kervern – alors même que je déclare des allergies brutales face à leur filmographie d’hier – et en être totalement marqué, touché par la poésie naïve façon punk à chien. C’est ça, pour moi, être cinéphile. C’est suivre un cinéaste, l’accompagner dans son petit parcours personnel, et se plaire à rêver qu’on aurait pu faire mieux que lui: parce que nous aussi, après tout, on y a pensé pendant un an à son film. Et on espère comme lui, pouvoir vivre un peu plus, et réfléchir au suivant, et au suivant, et au suivant… Et puis quand il mourra, car ça viendra un jour, on n’aura pas à dresser de bilan, à se replonger dans les archives pour écrire des épitaphes, parce qu’on aura vécu ça en direct. On aura juste, en même temps que lui, stoppé notre processus de réflexion, sans jamais avoir pu écrire la conclusion. Et puis une fois le deuil passé, on continuera d’en suivre d’autres, jusqu’au prochain enterrement.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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Commentaire sur “Pour un cinéma des vivants

  • Aurore | cineaster.net

    Je déteste aussi les vautours. Ceux qui se nourrissent de la mort des autres. Qu’ils soient programmateurs TV, sélectionneurs en festivals, journaleux peu inspirés, écrivaillons nécrophiles ou cinéphiles opportunistes.

    Depuis que mon site existe, j’ai mis en avant les anniversaire de 15 vivants, de 2 morts et les disparitions de 6 artistes.
    Parce que je n’envisage pas ma cinéphilie comme une passion de charognard.