Premier long-métrage de Toshio Matsumoto, Les Funérailles des Roses (1969) s’offre une sortie vidéo en France, cinquante ans après sa sortie en salles au Japon et après une sortie en salles exceptionnelle en début d’année, grâce à Carlotta. Il est désormais possible de découvrir, dans une sublime copie restaurée, l’un des piliers majeurs de la Nouvelle Vague japonaise : une œuvre hybride entre tragédie grecque et documentaire expérimental, ou quand Sophocle rencontre Jean Rouch.
J’ai tué ma mère
Lorsque l’on découvre Les Funérailles des Roses (Toshio Matsumoto, 1969) à notre époque, on ne peut s’empêcher de constater la formidable modernité de l’œuvre du cinéaste japonais. Derrière une relecture maligne et provocante de Œdipe Roi de Sophocle, le réalisateur livre un portrait de la culture homosexuelle et queer d’un Japon en plein changement. Pour cela, deux formes de cinéma sont utilisées, diamétralement opposées dans la forme mais qui arrivent à cohabiter brillamment : le cinéma expérimental et le cinéma documentaire. Par une fiction, le long-métrage met en avant des acteurs et actrices non-professionnels, qui font intrinsèquement partie de cette communauté dévoilée à l’écran. Ici, les acteurs jouent des personnages, mais des personnages aux mœurs et valeurs proches de leur propre personne – ce que certains mettent en avant lorsqu’ils sont interrogés face caméra dans la partie documentaire de l’œuvre. Dès lors, la fiction possède un goût d’authentique, tandis que le documentaire semble altéré par celle-ci. Le spectateur se retrouve alors mêlé entre le vrai et le faux dans un savant montage, qui ne dissocie jamais réellement les deux formes. Les Funérailles des Roses pousse le vice jusqu’à justifier l’utilisation de procédé expérimental par le scénario avec des jeunes cinéastes comme personnages secondaires – rendant alors impossible de savoir si les moments expérimentaux sont l’œuvre de Toshio Matsumoto ou des protagonistes du scénario. De manière générale, une bizarrerie ambiante plane sur l’entité du long-métrage, aussi bien dans la forme que le fond, et lui confère un charme envoûtant – devenant ainsi la qualité indéniable de cette production : une hallucination érotico-fantastique.
Dans ce délire hallucinatoire et expérimental, il n’est pas surprenant, du coup, de constater que Toshio Matsumoto s’adresse directement aux spectateurs, tout au long de l’histoire avec des cartons et interventions de narrateurs omniscients. Œuvre méta par sa simple condition de rendre visible le processus de tournage, Les Funérailles des Roses ne cesse de venir bousculer le spectateur, cassant les codes et proposant un questionnement sur son propre statut, lui-même bien particulier. Difficile de rester de marbre alors que le long-métrage nous interpelle sur son étrangeté et son humour, quelque peu spécial par moment, mais cela s’ajoute à cette volonté de briser les barrières et de créer une œuvre hybride et singulière, où l’important n’est pas tant l’histoire – puisque connue de tous et maintes fois adaptée – mais davantage le sentiment général que dégage Les Funérailles des Roses, et qui rompt avec les productions habituelles du cinéma japonais et de la Tōhō. Le long-métrage se veut comme un geste libérateur, à la fois de narration linéaire, de style, de genre et de représentation. Il s’agit d’une expérience unique, qui ne peut conquérir tous les spectateurs, mais les interpelle tous. On ne peut rester stoïque face à ces funérailles, qui se révèlent être davantage une fête d’émancipation qu’une réelle marche funèbre.
Du côté de l’édition vidéo, Carlotta livre, encore une fois, une excellente copie. Cela n’est plus surprenant tant la société est devenue au fil des années l’une des pionnières de l’édition du cinéma de patrimoine, notamment grâce à leur collection de coffrets Ultra Collector. La restauration du long-métrage est sublime et permet à la direction photographique de Tatsuo Suzuki d’être encore plus épatante dans son utilisation du noir et blanc, choix conscient puisque la couleur avait déjà fait son apparition. Dans les bonus du Blu-Ray, on peut découvrir deux modules. Tout d’abord, une préface au visionnage du long-métrage est établie par Bertrand Mandico, réalisateur de Les Garçons Sauvages (Bertrand Mandico, 2018) dont l’influence du cinéaste japonais est, sans conteste, primordiale dans son approche artistique et thématique. Le deuxième bonus est un entretien entre Pascal-Alex Vincent et Stéphane du Mesnildot, respectivement enseignant et critique de cinéma. Comme souvent pour ce genre de segment, il s’agit d’un excellent « après-séance », qui permet de pousser la réflexion plus loin et d’en apprendre plus sur l’œuvre de Toshio Matsumoto et de l’acteur Shinnosuke Ikehata, plus connue sous le nom de Peter. Une (première) édition réussie pour Les Funérailles des Roses, qui donnera le goût de (re)découvrir ce cinéma, souvent méconnu, mais terriblement riche et influant…Comme ce fût le cas avec le long-métrage de Toshio Matsumoto pour Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1972), d’après la légende urbaine, ou quand un film en appelle un autre.