Documentaire choc de la fin de cet été, le nouveau film de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor sur le cannibale japonais Issei Sagawa n’est pas seulement l’expérience extrême que promet son interdiction aux moins de 18 ans. Réflexion dérangeante sur le mal en même temps que projet d’une rigueur théorique et formelle rare, Caniba étouffe autant qu’il passionne.
Penser fou
C’est en 1981 qu’Issei Sagawa, alors étudiant à Paris, défraya la chronique après qu’il ait dévoré le corps d’une jeune camarade à la Sorbonne. Extradé au Japon dès 1983, il y vit aujourd’hui, affaibli par la maladie, en compagnie de son frère. C’est là que le couple de réalisateurs du superbe Léviathan (2013) est parti à leur rencontre. Comment filmer un être capable d’autant de cruauté ? Comment se confronter à une réalité aussi abjecte, et unanimement considérée comme telle ? Tâchant de répondre à ces questions et de travailler notre rapport plus que paradoxal au cannibalisme lui-même, Paravel et Castaing-Taylor signent un film éprouvant, mais à plus d’un titre nécessaire. L’œuvre, évidemment, déroute à plus d’un titre, mais c’est d’abord formellement qu’elle nous surprend. A travers de très gros plans sur le visage à la fois possédé et fatigué de Sagawa, les cinéastes travaillent un point de vue extrêmement terrien, loin des envolées abstraites touchant du doigt le sublime de leur précédent long-métrage. Cela donne une véritable âpreté dès les premiers plans, le monstre étant observé dans tous ses contours, comme pour nous montrer au plus près sa corporalité affaiblie et donc son humanité. En cherchant immédiatement à nous rendre concret un personnage aux agissements aussi odieux, les cinéastes ne font que renforcer le malaise : le spectateur écarquille les yeux cherchant à se persuader que tout ce réel si concret ne peut pas l’être totalement.
Ce qui rend le film si passionnant dans ses meilleurs moments, c’est qu’il ne cherche pas qu’à filmer le corps malade et ainsi rendre humain ce qui ne l’est plus, en tous cas dans la représentation commune. Les cinéastes cherchent à arpenter les contours tortueux d’une pensée malade et totalement folle. Au début du film, dans un moment glaçant, Sagawa prétend, nous regardant droit dans les yeux et en français dans le texte, « penser fou, penser vraiment fou ». La conscience du personnage de sa propre folie rend ses regards vers la caméra d’autant plus malsains. Se moquerait-il de nous ? y a-t-il manipulation ? En se plongeant dans ce regard, en suivant tous ses agissements et surtout en écoutant tous ses discours, les cinéastes se plongent dans cette pensée folle, avec la même ambition de la rendre envisageable, humaine, comme pour trouver dans cette pensée des éléments parlants pour notre raison. C’est sans doute dans l’épisode déjà fameux du manga, où Sagawa et son frère nous font lire un manga détaillant très précisément la dévoration de la jeune étudiante de la Sorbonne qu’il a lui-même dessiné, que notre rapport paradoxal à la monstruosité, et à ce qui est le plus apparenté au Mal dans nos représentations, est interrogé le plus directement. Ce moment, filmé en plan séquence sur les pages se tournant une à une du manga, est accompagné des commentaires atroces de Sagawa mais surtout de son frère qui dans des rires bouffons et incompréhensibles prétend ne pas pouvoir regarder. Pourtant, cette réaction bizarre et terrible du frère est sans doute la plus proche de la nôtre. Comment réagir à cela ? Comment continuer à regarder ? Comment ne pas ressentir une étrange fascination ? Et même pourquoi ne pas rire, nerveusement, atrocement ? Aucune réponse n’est possible, et aucune réaction n’est plus envisageable qu’une autre devant cela. En laissant durer le plan tant que le frère peut continuer à regarder, les cinéastes laissent mûrir ces questions en nous et quelque part nous rendent envisageable ce « penser fou ».
De tout le film, il n’y aura aucune explication de cette folie. Même le retour en enfance, ou la vision de la sexualité de Sagawa n’expliquent rien. Seul Sagawa y voit une idiote et terrible prédestination. Cette folie n’est que Réel. Un réel étouffant, une corporalité glaçante. La rigueur des cinéastes quant à la manière de se confronter à ce réel rend le projet un peu répétitif et quand ils suivent le frère dans sa propre folie – puisqu’on découvre que celui-ci a le bon goût de se pratiquer toutes sortes de scarifications – il devient plus difficile de se passionner pour le film. On salue là, la cohérence de la démarche et l’épuisement d’un dispositif qui cherche jusqu’au bout à entrer au cœur du Mal, mais il est possible de ressentir ce que risque une démarche aussi jusqu’au-boutiste : de la fatigue, voire de l’ennui. Reste qu’autant de questionnements nous restent longtemps en tête une fois la projection achevée, et qu’il faut saluer une démarche aussi radicale, d’autant qu’elle évite un sensationnalisme de mauvais goût. Seuls deux moments déçoivent un peu et semblent s’y plonger. D’abord, l’arrivée finale d’une nouvelle aide-soignante, et l’insistance des cinéastes à filmer les regards comme affamés de Sagawa à ce moment, puis un carton final qu’on aurait aimé voir placé au début pour éviter un côté « choc » déplacé. Car malgré une interdiction aux moins de 18 ans inévitable – on voit difficilement comment le film peut être distribué classiquement et il apparaît clairement que sa meilleure place est celle de projections-débats, qu’on le regrette ou pas – Caniba ne cherche pas à être le film choc que certains veulent vendre. C’est l’œuvre exigeante de cinéastes importants et courageux, dont on attendra avec toujours autant de curiosité les nouveaux travaux.