James Stewart, belle gueule fragile 1


Fais Pas Genre chante les louanges de James Stewart en précurseur selon nous de l’art dramatique moderne à Hollywood, à l’occasion de la sortie en combo DVD/Blu-Ray chez Rimini Editions du western Les Affameurs tourné par Anthony Mann en 1952.

Rock Hudson blessé au visage face à James Stewart sérieux, scène du film Les affameurs.

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L’Ange impur

La catégorie « beaux-gosses-mais-qui-en-plus-jouent-bien » est bien fournie de nos jours. On peut dire sans trop de mauvaise foi que des gars comme Christian Bale, Matthew McConaughey, Ryan Gosling ne sont pas trop manchots de l’art dramatique. Même s’ils n’ont pas fait que des chef-d’œuvres, auparavant Brad Pitt ou Tom Cruise pour lequel j’ai une préférence toute personnelle – regardez, ou re-regardez Né un 4 juillet (Oliver Stone, 1989), Magnolia (Paul Thomas Anderson, 1999) et bien sûr Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999) pour vous faire oublier les dernières bouses du scientologue – peuvent se joindre à l’équipe. On peut remonter plus haut dans le temps pour avoir d’autres exemples bien entendu (Robert Redford ? Clint Eastwood ?) mais il est frappant de voir comme ces profils ont toujours été une minorité dans l’industrie hollywoodienne. Beaucoup d’hommes cinégéniques, peu de vrais talents d’acteur. Navré pour les fans ou exégètes éventuels, mais on ne peut pas dire que John Wayne, Charlton Heston, même Steve McQueen – que j’estime moi-même être l’individu le plus cool de l’histoire de l’humanité – soient d’excellents comédiens du moins au sens « moderne » du terme. Ils collent aux personnages de leurs films, sous la caméra de cinéastes qui savent en user et auxquelles ils doivent franchement leur postérité (John Wayne sans John Ford ne serait pas grand-chose). Preuve en est, plus que des acteurs, ils ont pu devenir des archétypes, chacun à leur manière, des clichés. A contrario, alors qu’il a côtoyé les grands noms, alors qu’il a fait partie de l’âge d’or du glamour hollywoodien le plus classique, il me semble que James Stewart est une exception. Peut-être même un des « vrais » pionniers de la modernité du jeu outre-Atlantique, devançant de quelques années les brillants exemples sus-cités. Grâce à la sortie du film d’Anthony Mann Les Affameurs (1952) en beau combo DVD/Blu-Ray chez Rimini Editions, éclairons la carrière de Jimmy d’un œil parallèle.

Portrait de Montgomery Clift pensif, dans une plaine déserte.

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Arrêtons-nous d’abord sur la notion de modernité. Pas évident de marquer la rupture effective entre l’ancien et le nouveau. L’ancien, ce serait le classicisme du jeu dans le cinéma américain on va dire jusqu’aux années 50 (je schématise, halte là !). Clairement, comme évoqué plus haut, les stars, les rôles, masculins ou féminins, y sont bien trop souvent caractérisés par une espèce de rigidité, un souci de préserver l’image archétypale positive ou négative que le comédien dégage (pensée émue pour tous les actrices ou acteurs cantonnés ad vitam æternam à tel ou tel type de rôles), un certain manichéisme. Ce qui va profondément changer la donne ici, c’est, en lien avec la floraison de cinéastes de plus en plus soucieux de faire bouger les lignes, la création de l’Actors Studio en 1947. Basée sur la méthode Stanislawski, ce cours, sans rentrer dans le détail, est une révolution dans l’art dramatique outre-Atlantique : il pousse les comédiens à travailler l’intériorité, la psychologie, le background, la complexité. L’impact sur Hollywood est palpable et prend le visage (ci-dessus), en premier, de Montgomery Clift dont la présence troublante et névrosée perturbe systématiquement les œuvres qu’il traverse. Clift ouvre la route au jeu torturé des Marlon Brando et autres James Dean, il est en cela, souvent considéré comme un précurseur de cette sacro-sainte modernité dans le carcan hollywoodien. Ce n’est pas erroné, mais je ne crois pas que Montgomery Clift fut si isolé que ça puisque la personnalité, la filmographie, les choix de projets qu’eut James Stewart le placent, semble-t-il, bien plus du côté des jeunots que des figures monolithiques à belle gueule.

James Stewart est beau, il passe bien à l’image, il a d’ailleurs commencé par des rôles de jeunes premiers et une spécialisation dans la screwball comedy, style dynamique de comédies de mœurs qui avait le vent en poupe dans les années 30. A l’époque, il est impossible de percer si l’on a pas une tête de cliché, il faut ou avoir une tête de gangster (Edward G. Robinson) de pauvre type (Edward G. Robinson aussi) ou de tombeur des dames. Il n’était pas tout seul entre les Cary Grant, les Clark Gable, et les Tyrone Power, le créneau des Apollon était blindé et il est aisé, encore aujourd’hui, de mettre Jimmy dans le même panier sur la seule base de sa belle gueule. Cela dit comme souvent, c’est dans les racines qu’on pressent ce qui fera les bases de la suite. Un des grands succès de James Stewart dans la première partie de sa carrière (les 1930’s donc), c’est Monsieur Smith au Sénat de Franck Capra (1939). Quel est l’itinéraire de son personnage dans ce récit ? Celui d’un jeune politique idéaliste au visage lumineux qui, lorsque le générique de fin apparaît, a vu ses idéaux s’écraser contre la pourriture politique. Là réside bel et bien ce qui fera le socle ultérieur de la carrière de James Stewart, travail de longue haleine sur la fêlure. Il faut dire que l’homme va notamment devenir un vétéran de la Seconde Guerre Mondiale dans laquelle il s’engage en tant que volontaire à l’United Army Air Forces, et que les rôles manichéens et trop parfaits lui semblent de fait certainement malhonnêtes. Alors que ses collègues beaux gosses bataillent pour conserver leur image d’Épinal au point de refuser des projets qui pourraient les salir, Jimmy devient une star en réussissant l’exploit de n’avoir peur ni du ridicule, ni de l’échec, quand ce n’est pas les deux en même temps. C’est impossible à manquer lorsque l’on se penche sur deux de ses collaborations majeures dans des longs-métrages parmi les plus beaux de sa carrière, tournés avec Anthony Mann et Alfred Hitchcock.

La nouvelle galette collector haute définition proposée par Rimini Editions permet de se pencher une nouvelle fois sur le célébrissime cycle de westerns tournés par Anthony Mann avec James Stewart en muse, initié avec Winchester 73 (1950). Les Affameurs (1952) nous est offert dans une très belle restauration en DVD et Blu-Ray – et décortiqué dans un livret de près de près de cent pages mêlant anecdotes et analyse, passage publicitaire de l’article mais ô combien mérité – est une illustration de notre propos. Ce western assez calme et proche de la nature suit un convoi de pionniers qui souhaitent s’installer dans une vallée. Ils sont guidés par Glyn Mclyntock (James Stewart) qui doit faire face à un retard de livraison de denrées nécessaires à l’installation, denrées qui suscitent autant la convoitise des voleurs de grands chemins que des trublions de la ruée vers l’or qui, plus que des pionniers majestueux, apparaissent comme des pochtrons quasi-sauvageons amateurs de cuisse ferme, de gnôle et de jeux d’argent. Vision on ne peut plus provocante du mythe américain qu’Anthony Mann se paye le luxe d’incarner en un James Stewart qui n’est pas si irréprochable que ça non plus. Plus que le gardien de pureté qui protège une communauté contre le vice du monde, Glyn a quelque chose à cacher, quelque chose de sale qui lui fait honte et dont il n’ose parler. S’il accompagne les pionniers, c’est, on le devine, en quête de rédemption, et un chemin de croix d’autant plus difficile qu’il va croiser la route d’un homme, lui aussi ex-bandit, mais qui méprise la rédemption et s’assume. Cette dualité met en lumière la propre blessure de Glyn, qui est un personnage aussi fort que fragilisé et dans le doute… Chez Mann toutefois, l’optimisme est de mise. Les protagonistes campés par Jimmy dépassent leurs handicaps (moraux, psychologiques ou physiques) et trouvent leur salut par une lutte finale, ardue, dont il sort vainqueur comme on s’absout. Quitte à tuer son propre frère dévoyé comme dans la fin de Winchester 73.

Chez Hitchcock, c’est plus complexe. Sir Alfred n’est pas un optimiste sur la nature humaine, c’est le moins que l’on puisse dire et ce n’est pas un hasard si son travail avec James Stewart – quatre longs-métrages – a accouché de quelques-uns de leurs meilleurs films à tous les deux. On passera sur L’homme qui en savait trop (1956) dont le personnage principal évoque le charmant ignorant de La Mort aux trousses (1959). A contrario, les trois autres projets communs disent quelque chose de l’acteur. Dans La Corde (1948), James Stewart planche sur un meurtre dont il se sent en partie responsable, via les théories de supériorité intellectuelle de classe qu’il a mises dans la tête de ses élèves. Ainsi il y a bien une résolution de l’homicide grâce à son esprit redoutable, mais Stewart le résout sans effusion, sans joie, avec une douleur que l’on devine éternelle et incurable. Car s’il reste beau et supérieurement intelligent, il est aussi malade désormais, sur le plan de l’âme, à cause de la culpabilité. Fenêtre sur court (1954) est de son côté un tour de force vis à vis du star system qui n’effraie pas le goût de Jimmy pour la fébrilité. Quand on est un comédien reconnu, il faut un second degré certain pour jouer un homme grotesque d’impuissance physique, touché dans son intégrité corporelle au sein d’un Hollywood du glamour où le corps c’est tout : a-t-on déjà vu une star de cette époque jouer un amputé ? Aujourd’hui encore c’est rare, même si Tom Cruise l’a fait par exemple, dans Né un 4 juillet. On n’oublie pas non plus que dans l’avancée de l’intrigue même, c’est souvent son amoureuse jouée par Grace Kelly qui fait bouger les choses… L’attrait de James Stewart pour des personnages blessés physiquement a déjà été pointée, en particulier dans les westerns de Mann d’ailleurs, qui estimait que c’était un élément presque nécessaire pour que le spectateur soit d’autant plus frappé par la valeur des efforts du protagoniste.

Scottie, joué par James Stewart, reprend son souffle contre un arbre dans le film Sueurs Froides.

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Un binôme de séquences symboliques va clôturer notre propos en l’illustrant de la plus belle des manières. Séquence 1, nous sommes dans le restaurant de L’homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1962). James Stewart joue Ranson Stoddard, serveur ponctuel en attendant mieux. Alors qu’il apporte un steak, Liberty Valance lui fait un croche-pied, il s’effondre à la vue de tous sous les rires des uns et des autres. Tom Doniphon apparaît, somme Liberty Valance de s’excuser, venge Stoddard de son humiliation. Qui joue Doniphon ? John Wayne, faisant de cet instant la métaphore parfaite de leurs chemins de carrière différents : un Wayne en héros perpétuel, un  Stewart à visage d’homme, capable de trébucher. Trébucher au sens corporel du terme, ou trébucher au sens le plus intérieur, comme dans la séquence 2 d’un autre long-métrage. Scottie (James Stewart) court après son aimée Judy jusque dans l’église pour l’empêcher de se suicider. Après un effort qui paraît surhumain, il lutte contre son vertige et parvient à se hisser au dernier étage du monument. A l’instar de ses héros chez Anthony Mann, a-t-il enfin brisé la malédiction, atteint le bonheur et la dignité par une victoire finale ? Hélas quand il arrive au sommet du clocher, Judy a déjà sauté, le cycle s’est répété. Scottie regarde le vide, isolé dans le cadre, défait et terrassé par le destin comme ces faibles personnages mythologiques qui sont des jouets dans les mains des dieux. C’est le dernier plan de Sueurs Froides (Alfred Hitchcock, 1958), un des plus beaux de l’histoire du cinéma, et pas besoin de voir tous les films du monde pour le statuer.

Dualité, ambiguïté, refus de l’archétype, faiblesse, dépréciation de soi-même, humiliation amusée ou naufrage tragique : si ces caractéristiques du personnage « stewartien » type, bâti avec cohérence tout au long d’une filmographie de près d’un demi-siècle, ne le font pas placer parmi les précurseurs légitimes de la modernité de l’art dramatique à Hollywood, c’est certainement que cette modernité n’a jamais existé…


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM


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