Burton et Disney, croches et anicroches 1


A l’occasion de la sortie du nouveau Dumbo (2019) produit par Disney, nous avons ressenti la nécessité d’adjoindre à notre critique du film (lire l’article) une recontextualisation de ce dernier dans l’histoire commune qui lie Tim Burton et le studio aux grandes oreilles depuis des années. Une histoire d’amour et de haine à laquelle le dernier projet en date du réalisateur vient ajouter un chapitre, et pas des moindres.

Tim Burton tout sourire dans un décor vieilli du film Dumbo produit par Disney.

                      © Tous droits réservés – The Walt Disney Company

Un éléphant ça trompe énormément

Cinéaste au style reconnaissable entre mille, Tim Burton a su imposer de films en films, un univers semblable à nul autre. Constitué de monstres, renégats et marginaux, de squelettes et sorcières, de géants et freaks, d’aliens et vampires, la cosmogonie fantastique créée par Burton est un reflet exacerbé de son esprit créatif déluré, sombre et optimiste à la fois. Si l’on accepte de porter un regard général sur la carrière de ce natif de Burbank, on ne peut que constater son étonnante cohérence esthétique et thématique, et ce malgré de nombreuses incursions dans le monde monoformé des grands studios. Pourtant, pour beaucoup, cette patte se serait émoussée depuis plusieurs années. On lit souvent que Tim Burton se serait perdu – nous-mêmes avons peut-être pu le dire – finissant soit par se singer lui-même, soit par se désincarner au contact de superproductions sans âmes. Mise en cause, principalement, sa relecture azimutée de Alice au Pays des Merveilles (2010), œuvre bâtarde, qu’il convient peut-être de ré-évaluer quelques années après sa sortie, mais qui n’en demeure pas moins, l’une des moins abouties de son auteur. A l’époque, critiques et adorateurs accusaient alors les studios Disney d’avoir contribué à l’auto-destruction du style Burton, l’englobant dans un gloubi-boulga d’effets numériques hasardeux, l’enserrant dans une direction artistique et un cahier des charges contraignants. Pourtant, au regard du bestiaire dingo et inédit qu’il met en scène et d’une relecture plus sombre et psychotique du livre de Lewis Caroll que le dessin-animé, l’objet n’était pas si éloigné que cela de l’identité du réalisateur.

Le Crapeau et le Maître d’Ecole – ©  The Walt Disney Company

L’association de ces deux univers forts – en rien contre-nature bien qu’elle semble s’imposer comme un oxymore en soit – ne date pas d’hier, et n’a sûrement pas attendu les faux-pas artistiques de Alice au Pays des Merveilles pour s’exprimer. En réalité, Disney et Burton, c’est une histoire d’amour (compliquée) qui commence dès la plus tendre enfance du jeune Tim. Fou de cinéma, ce petit gosse timide vouait un véritable culte à certains des grands films classiques du studio. De Blanche-Neige et les sept nains (1937) à Bambi (1942) en passant par Pinocchio (1940) dont il parle d’ailleurs longuement dans son entretien très riche donné à Mark Salisbury (édités chez Points) dont cet article tirera beaucoup de ses citations : « La perception que l’on a d’un film comme Pinocchio est celle d’un classique pour enfants. Et c’est la même chose pour les contes de fées. Et pour la plupart des gens, « contes de fées » signifie « jolie histoire pour les enfants », ce qui est tout sauf la réalité. Pour les gamins, Pinocchio est un film d’horreur. Ce qu’il est ! ». A de nombreuses reprises dans sa carrière, Burton ré-invoquera lors d’entretiens, les souvenirs traumatiques et inspirants des grands classiques Disney, comme en 1999, à l’aube de la sortie de son somptueux Sleepy Hollow, la légende du cavalier sans tête – qui ré-adapte un texte de Washington Irving, The Legend of Sleepy Hollow (1819), déjà adapté en son temps par Walt Disney pour un court-métrage d’animation Le Crapaud et le Maître d’Ecole (The Adventures of Ichabod and Mister Toad, 1949) – où Burton s’épanche longuement sur l’inspiration majeure qu’était pour lui le film d’animation du studio Disney : « J’adore cette version, et en particulier la fameuse séquence de la poursuite qui m’a toujours fait trépigner. Le tracé, les couleurs et la construction des plans de ce film est d’une beauté faramineuse. Le mélange d’humour et de terreur est très bien dosé – cette dernière y est viscérale, jouissive et électrisante. Je pense que ce petit film a été l’une des raisons pour lesquelles j’ai toujours voulu travailler pour Disney ».

Promotion 1976 de la CalArts – © Harry Sabin, Tous droits réservés

A l’âge de dix-huit ans, Tim Burton intègre grâce à une bourse d’études, la prestigieuse CalArts, école pensée par Walt Disney dès 1961 mais qui n’ouvrira qu’en 1971, soit quelques années après sa mort. L’idée du projet dès sa genèse est de créer une structure pour former les futurs animateurs et talents du studio. Beaucoup de grands noms du cinéma d’animation d’aujourd’hui (et pas que) y ont fait leurs études de Brad Bird à John Lasseter, de Pete Docter à Andrew Stanton, en passant par Michel Ocelot ou Henry Selick, et bien sur, la plupart des très grands animateurs du second Âge d’Or des studios Disney (1989-1999) comme Glen Keane, John Musker ou Ron Clements. Tim Burton les côtoie quasiment tous lors de son passage à la CalArts. Impressionnée par son niveau, notamment en animation et en dessin, l’école l’intègre directement en deuxième année. Au sein de cette jungle de talents en devenir, le jeune Tim se trouve des alliés : « C’était la première fois que j’entrais en contact avec des gens qui avaient les mêmes passions que moi. C’étaient eux aussi des marginaux, des types dont on s’était moqué à l’école parce qu’ils aimaient Star Trek et les films de monstres ». Malgré sa sensation de trouver enfin des gens qui le comprennent, Burton a du mal à se faire au carcan artistique imposé par l’école : « On avait l’impression d’être à l’armée. Je n’ai pas fait mon service militaire mais j’en ai eu un sacré avant-goût avec le programme Disney. Nos professeurs avaient comme mission de faire de nous des animateurs Disney, ils étaient là pour t’inculquer la philosophie de l’entreprise ». Au sortir de son année d’étude à la CalArts, Tim Burton est convaincu que le cinéma d’animation pourrait être pour lui un bon moyen de gagner sa vie, sans renier sa passion première qu’est le dessin. Mais le programme éducatif de l’école étant si renfermé sur lui-même, une seule porte d’échappatoire s’offre naturellement à lui : « A cette époque, le monde de l’animation était un tout petit monde, contrairement à aujourd’hui où il existe tout un tas de studios concurrents à Disney. Même au creux de la vague, les studios Disney représentaient un idéal romantique et je dirais que plus de 90% des élèves de ma classe aspiraient à y travailler ». A la fin de chaque année d’étude, tous les étudiants dévoilent leurs travaux personnels aux pontes artistiques de Disney Animations Studios. Cette présentation informelle est en réalité un entretien d’embauche (faussement) déguisé. En troisième année, alors qu’il lui reste encore une année d’étude – il dit qu’il aurait certainement abandonné puisque sa bourse arrivait à terme – son petit film La Traque du Monstre Céleri (1979) se fait remarquer : « honnêtement, c’était une année où la compétition était moins rude et où Disney cherchait à tout prix à recruter du personnel… ».

Tim Burton adolescent dans sa chambre étudiante.

                              © Randy Cartwright – 1981

Tim Burton est alors embauché par Disney au début de l’année 1979 pour renforcer les équipes d’intervallistes – les animateurs en charge des dessins dits « d’intervalles » entre les poses principales des personnages, un travail de petites mains mais néanmoins important – sur le prochain long-métrage animé du studio, Rox et Rouky (1981). Il est mis sous la tutelle de Glen Keane, un animateur chevronné, lui aussi passé par la case CalArts. « C’était un type gentil, un animateur de génie, il m’aimait bien et il m’a aidé. Mais il m’a également fait souffrir en me confiant toutes les scènes de gentils renards alors que j’étais incapable de dessiner ces boules de poils en imitant le style Disney. Mes renards ressemblaient à des animaux écrasés au bord de la route ! » S’il prend sur lui et tente de faire des efforts, Burton ne parvient pas à rentrer dans le moule artistique imposé par le studio et sombre dans la dépression : « Ce qu’il y a de surprenant chez Disney, c’est qu’ils veulent que tu sois à la fois un artiste accompli et un ouvrier zombie sans personnalité. Il faut être quelqu’un d’unique pour parvenir à faire coexister ces deux états dans un seul et même cerveau. ». Sa souffrance psychologique transforme le jeune animateur en l’ombre de lui-même, très vite, ses collègues le cataloguent comme le type étrange à qui il ne faut pas trop parler. Rick Heinrichs, l’un de ses camarades de classe se souvient : « Une après-midi, de retour dans les bureaux de Disney Animations après une visite chez le dentiste pour se faire arracher les dents de sagesse, il déambulait dans les couloirs sombres, tel un fantôme, la bouche en sang, exhibant ses dents à tout le monde » . Cette situation qui rappelle à Burton son enfance douloureuse, durant laquelle il fut rejeté par les autres enfants qui le jugeaient bizarre : « J’étais très perturbé sur le plan émotionnel durant cette période de ma vie. Je ne savais plus vraiment qui j’étais. J’ai appris à dormir au boulot, devant ma table à dessin, un crayon à la main, prêt à griffonner sur mon papier si quelqu’un entrait dans la pièce. Je me comportais de manière étrange, tout le monde me trouvait bizarre. Je dessinais au fond d’une armoire, assis sur ou en dessous de mon bureau. On m’a donc gardé à distance respectable des autres. On me foutait la paix. J’abattais de toute façon suffisamment de travail pour pas qu’on ne songe à me virer. »

        Concept pour Taram – Tim Burton © The Walt Disney Company

Il faut dire que depuis la mort de Walt Disney en 1968, les studios Disney accusent une grosse perte d’inspiration, le gouvernail artistique et philosophique qu’était ce père créateur manquant cruellement. La plupart des Nine Old Mens – les neufs animateurs phares du premier âge d’or de Disney de 1930 à 1965 – sont sur le déclin, trop vieux pour officier, voire morts. Quand Tim Burton débarque donc chez Disney, le studio essuie déconvenues sur déconvenues, artistiques comme économiques, et peine à retrouver la magie des débuts : « Personne ne comprenait ce qui se passait. On se sentait prisonniers d’une bulle hermétique et on devait se faire une place dans une structure totalement déstructurée. Disney me donnait l’impression d’être dirigé par des personnes qui avaient toujours occupé des postes subalternes et qui s’étaient retrouvés subitement aux commandes à un moment charnière où les artistes historiques étaient soit partis, soit retraités, soit décédés ». La situation profite à Tim Burton, car si le jeune artiste n’entre pas totalement dans les canevas imposés par Disney, le studio est dans un tel creux artistiquement parlant qu’il tente par tous les moyens de retrouver l’étincelle, misant sur la variété de talents pour faire émaner de ce vivier un possible renouveau du studio, ce qui adviendra quelques temps plus tard avec La Petite Sirène (John Musker et Ron Clements, 1989) . S’il ne convient pas en tant qu’intervalliste, Burton est déplacé dans la branche conceptuelle : « Je n’arrêtais pas de tanner les studios pour qu’ils me laissent rejoindre les Imagineers, ces artistes concepteurs d’attractions pour Disneyland. J’adorais les manèges et pouvoir en dessiner était un rêve de gosse.  Je n’ai pas pu travailler sur des attractions mais on m’a permis d’essayer diverses choses, d’imaginer des concepts pour des projets de fictions et d’animations. C’est ainsi que j’ai été promu artiste-concepteur ». Les deux projets sur lesquels Tim Burton travaillera à ce poste, sont le sombre et méconnu Taram et le Chaudron Magique (1985) et un projet inabouti autour de Halloween intitulé Trick or Treat. Des projets qui, s’ils sont estampillés Disney, s’approchent plus clairement de son univers : « Pendant plusieurs mois, j’ai eu juste à m’asseoir dans une pièce et dessiner toutes les créatures qui me passaient par la tête : sorcières, meubles vivants, monstres… ». La grande majorité de ces concepts sont visibles dans le monumental ouvrage L’Art de Tim Burton, édité en France à l’occasion de l’exposition tout aussi monumentale que lui avait consacré la Cinémathèque Française en 2012. A la vision de ces incroyables inventions morbides et ludiques, c’est tout l’univers du cinéma de Tim Burton qui est déjà là, apparaissant comme une évidence. Pourtant le studio ne reconnaît pas tout de suite le génie de son poulain : « Quand la production de Taram a décollé ils m’ont mis dans les pattes un animateur talentueux, Andreas Deja. Son style était traditionnel et très axé sur les personnages, tout l’inverse de ce que je faisais. Ils m’ont dit « Écoute Tim, on aime bien tes idées, mais Andreas convient bien plus à ce que l’on recherche pour ce projet », ils nous ont mis dans la même pièce en espérant qu’on sympathise, mais il est resté assis dans un coin de la pièce et moi dans un autre à faire mes trucs». Malgré la profusion créative que Burton déploie pendant cette période, il sort de son expérience sur Taram et le Chaudron Magique totalement meurtri : « J’ai épuisé pendant cette période mon réservoir d’idées pour au moins dix ans. Lorsqu’au bout de toutes ces années à développer des idées pour le film, je me suis rendu compte qu’ils n’avaient absolument rien utilisé, ça m’a vraiment déprimé ».

             © Tous droits réservés – The Walt Disney Company

Alors qu’il est sur le point de démissionner, Tim se fait rattraper in-extremis par le col par deux alliés inattendus, de surcroît en haut lieu. Ainsi Julie Hickson (alors exécutive chez Disney) et Tom Wilhite (responsable du développement créatif) parviennent à obtenir 60.000 dollars et une carte blanche pour leur petit protégé, prétextant à la direction que cette somme servira d’expérimentation autour du stop-motion, une technique d’animation traditionnelle qui intéresse alors le studio. Il réalise ainsi son court-métrage, Vincent (1982), œuvre fondatrice et autobiographique, où son double en marionnette voue un culte à l’acteur Vincent Price qui prête d’ailleurs sa voix au narrateur de cette histoire. Ce bref récit rappelle par son procédé narratif les nouvelles du Dr. Seuss dont Burton est fan, et de par son esthétique l’expressionnisme allemand : « C’était étrange, même si chez Disney ils semblaient contents du film, on aurait dit qu’ils en avaient aussi un peu honte. En fait, je pense qu’ils ne savaient surtout pas quoi en faire ». Cette première expérience en tant que réalisateur convainc toutefois le studio de ne pas lâcher cet énergumène. Julie Hickson, encore elle, lui propose de mettre en scène une adaptation totalement farfelue de Hansel et Gretel (1982) qu’elle a elle-même scénarisée. Cette relecture du conte traditionnel avec des acteurs asiatiques permet à Burton de rendre hommage aux films de kung-fu qu’il adore, notamment au détour d’un combat final totalement halluciné. La direction artistique, assez déroutante, dévoile déjà quelques motifs récurrents du cinéma de Burton – la spirale pour n’en citer qu’un – et présage les expérimentations visuelles et colorées qu’une partie de son cinéma revêtira bien plus tard. Tourné directement pour Disney Channel, le film sera aussi vite oublié que diffusé et demeurera longtemps introuvable avant de ressurgir des limbes grâce à internet. Cette première expérience de réalisation en prise de vue réelle avec des acteurs en chair et en os permet à Burton de se voir confier une nouvelle carte blanche par le studio. Sous la houlette, toujours, de Julie Hickson, il développe ainsi Frankenweenie (1984), relecture à sa sauce du classique de la Universal qu’est Frankenstein (James Whale, 1931) : « J’avais la réputation au sein du studio de travailler de manière « organique » ce qui impliquait qu’établir un budget ou un planning autour de moi était impossible, impensable. Du coup quand Disney a donné son feu vert, j’ai été stupéfait. D’autant plus que Tom Wilhite n’était même pas à la tête du service qui a pris la décision. C’était totalement irrationnel. Ils m’ont donné 1 million de dollars et une carte blanche. J’en ai fait un court-métrage de trente minutes mais je reste persuadé qu’avec quelques jours de tournage de plus cela aurait été mon premier long-métrage. ». L’idée de Disney est, au moment de la mise en production, d’en faire le futur avant-programme de la ressortie en salles d’une version restaurée de Pinocchio, mais face au film terminé, le studio prend peur et le range immédiatement au placard : « Pour les gamins, Pinocchio est bien plus terrifiant que toutes les scènes de Frankenweenie réunies, mais, parce que Frankenweenie n’était pas un classique reconnu et portant le sceau « Approuvé par la famille » tout le monde chez Disney a paniqué en criant « On ne peut pas sortir ça !»  et c’est ce qu’ils ont fait !  J’en ai vraiment eu marre, cette situation était totalement ubuesque. On me laissait faire tout ce que je voulais… mais personne ne voulait voir ce qu’ils me laissait faire ! Cette fois, je suis parti ».

Course de vélos dans le film Pee-Wee Big Adventure de Tim Burton.

                                  © Warner Bros Pictures

Burton quitte le navire Disney avec l’espoir que son talent soit reconnu ailleurs à sa juste valeur. A cette époque, la télévision américaine a une nouvelle égérie, un personnage comique déluré et enfantin nommé Pee-Wee Herman, incarné par le comédien Paul Reubens. Devant l’immense succès du programme, Warner Bros propose au comédien d’adapter son émission de sketchs pour enfants au cinéma. Pee-Wee Big Adventure (1985) est mis en chantier mais Paul Reubens refuse de le réaliser lui-même. Il se met alors en quête d’un jeune cinéaste qui pourrait l’épauler et pose son dévolu sur Tim Burton dont il venait de voir Frankenweenie alors qu’il avait été diffusé très tard sur Disney Channel. Si Pee-Wee Big Adventure est un pur film de commande, Tim Burton s’implique dans sa mise en scène et sa direction artistique, si bien que s’il fut mal reçu à l’époque, il peut aujourd’hui se regarder rétrospectivement comme l’un des fondements de la facette colorée de l’univers du réalisateur. Le film est un succès relatif mais suffisant pour que Warner Bros envisage une suite. Même s’il est content de l’expérience au contact et au service de l’univers de Paul Reubens, Burton refuse l’offre, flairant un risque d’être catalogué : « Je voyais très bien dans quelle case Hollywood avait envie de me ranger. Tu fais deux Pee-Wee et te voilà étiqueté à jamais ». Déprimé par la qualité médiocre des scénarios qu’il reçoit de 1985 à 1988 – des « comédies débiles » pour la plupart – Burton prend les devants et réalise Beetlejuice (1988), œuvre macabre et personnelle, le long-métrage permet au cinéaste d’asseoir son univers. Warner Bros qui distribue le film propose à Burton d’enchaîner avec une adaptation de Batman (1989), énorme succès. L’année suivante, c’est chez la Fox que Tim Burton rencontre un succès d’estime avec son chef-d’œuvre Edward aux mains d’argents (1990) avant d’enfoncer le clou avec l’une des nombreuses « suite meilleure que l’originale » de l’histoire du cinéma qu’est  Batman, le Défi (1992) toujours chez Warner. Au début des années 1990, Hollywood n’a qu’un nom à la bouche : Tim Burton. Disney est forcé d’admettre être passé à côté de ce talent et surfe de manière totalement hypocrite sur la hype de leur ancien pensionnaire, ressortant de leurs tiroirs le fameux Frankenweenie en l’éditant en VHS. Ironie du sort, la jaquette de cette dernière mentionnera en gros « par le réalisateur de Batman et Beetlejuice ». Une ressortie opportuniste qui vexa beaucoup Tim Burton à l’époque.

Tim Burton pose avec deux maquettes de L'étrange Noel de Monsieur Jack.

                 © Touchstone Pictures / The Walt Disney Company

Si on croyait le divorce entre Disney et Burton consommé, les deux parties vont devoir à nouveau se côtoyer dès 1990, par la force des choses. Burton souhaite revenir à ses premiers amours, l’animation en volume image-par-image. Pour cela, il aimerait mettre en scène une histoire qu’il avait écrit quelques années plus tôt. Mais la mise en chantier de ce projet va rencontrer quelques problèmes de taille : « J’ai écrit la nouvelle qui a servi de base à L’Etrange Noël de Mister Jack en 1983, à une époque où j’étais encore chez Disney. J’avais déjà bien avancé à ce moment-là sur le travail préparatoire. Il faut savoir que quand on vous engage chez Disney, on vous fait signer un papier qui stipule que durant la durée de votre contrat de travail, toutes vos idées sont la propriété de Disney. C’était une vraie « police de la pensée », telle qu’ils la définissaient eux-mêmes. Quand j’ai souhaité relancer le projet au début des années 1990, on a donc dû aller vérifier que tout ce que j’avais produit autour de Jack était encore dans les archives du studio, et c’était bien le cas. Ils avaient tout gardé. Comme il n’y avait pas moyen de faire les choses en douce, ils n’ont pas tardé à pointer le bout de leur nez. Cela dit, ils ont été plutôt coulants, ce qui n’est pas dans leur nature. Il faut dire qu’entretemps je m’étais fait un nom…». Par la force des choses, Burton se retrouve donc à rembarquer dans le navire Disney afin de pouvoir donner vie à cette histoire qu’il avait en tête depuis tant d’années. Des soucis de calendrier de production le forcent à en abandonner la réalisation – il doit contractuellement mettre en boîte Batman, le Défi et Warner Bros refuse de négocier – pour la confier à Henry Selick qu’il avait côtoyé à la CalArts, mais il en garde la direction artistique et la production exécutive. Disney sort le film en salles en 1993, capitalisant sur le nom de Tim Burton, largement mis en avant sur l’affiche au détriment de celui de Selick. Le long-métrage coûte un peu moins de vingt millions de dollars et en rapporte plus de cinquante. Son succès n’est pas énorme mais suffisant pour que Disney veuille conserver le génie de Burton dans son escarcelle. Au même moment, Tim Burton tente de trouver un studio qui accepterait de lui financer un biopic en noir et blanc d’un réalisateur maudit de série B dont peu de monde, hors initiés, ne connaît l’existence. Disney saute sur l’occasion et offre vingt millions de dollars et une liberté artistique totale pour que Burton réalise Ed Wood (1993), l’un de ses plus beaux bébés, qui sortira sous le label Buena Vista / Touchstone Pictures que Disney utilise pour sortir ses productions les plus « adultes ». De cette idylle retrouvé avec son studio de cœur, Burton va faire naître deux autres films qu’il produira sans les réaliser : Cabin Boy (Adam Resnick, 1994) puis James et la Pêche Géante (Henry Selick, 1996), dernière contribution de Burton à l’Empire Disney avant très longtemps.

Tournage d'une scène d'Alice au pays des Merveilles sur fond vert.

                           © The Walt Disney Company

Si entre 1996 et 2010, le génie de Burton a su s’affirmer encore plus à Hollywood, s’offrant une acmé en 1999 avec Sleepy Hollow, la légende du cavalier sans tête, le réalisateur ne revint coquiner avec Disney qu’en 2007, date à laquelle le studio parvient à lui faire signer un contrat pour qu’il réalise deux projets avec la technologie Disney Digital 3D. A cette époque, les studios sont rares à miser leurs dollars sur la production de films en 3D, car la technologie n’a pas encore fait toutes ses preuves. Il faudra attendre pour cela le succès monstre de Avatar (James Cameron, 2009), et la révolution numérique qui l’accompagne, pour que la grande majorité des salles soient en mesure de diffuser en relief. Si l’on ne sait pas si Dumbo peut être considéré comme le second film que le contrat stipule, on sait toutefois qu’Alice au Pays des Merveilles (2010) en est bien entendu le premier. L’idée du studio est moins de produire une relecture bêta du classique de 1951 que de repartir du matériel original de Lewis Caroll – et notamment de sa suite, non-adaptée par le studio : De l’autre côté du miroir – pour proposer un rafraîchissement à cet univers qui semble, sur le papier, aller comme un gant à Tim Burton. En effet, si le film pêche à bien des niveaux – en premier lieu d’une inconsistance narrative flagrante – on y retrouve beaucoup des codes et thématiques de l’univers du réalisateur. S’il reste très discret sur les coulisses du tournage, le cinéaste a souvent semé quelques indices, nous permettant de comprendre, par esprit de déduction, que cette expérience fut assez douloureuse pour lui : « Le film est quasiment entièrement tourné sur fond vert et à vrai dire, c’est une façon de travailler qui n’a rien à voir avec celle à laquelle je suis habitué. Quand on a un plateau et des vrais acteurs, on voit tout de suite ce que cela rend, on peut juger de ce que l’on filme. Là, c’est tout l’inverse… on a toutes ces pièces et on voit le résultat final que bien plus tard. Ce fut une expérience très étrange pour moi ». Le film est un énorme succès au box-office et sera en grande partie responsable de la déferlante actuelle de remake en « live-action » des grands classiques Disney. Dès sa sortie, et encore aujourd’hui, beaucoup des admirateurs du cinéaste lui reprochent alors une sortie de route, et plus encore, de s’être littéralement fourvoyé en vendant son âme à un studio qui l’avait tant méprisé par le passé. A ses accusations, Tim Burton répond par un long-métrage, sûrement l’un de ses plus beaux et plus personnels, la ré-adaptation en stop-motion et en version longue de Frankenweenie (2012). Le succès monstrueux au box-office de Alice au Pays des Merveilles lui permettant d’obtenir toutes les garanties qu’il souhaite de Disney. En résulte un objet totalement à contre-courant marketing de ce qui se fait au sein des studios depuis tant d’années : de l’animation qui n’est pas entièrement produite par ordinateur, en noir et blanc, rendant hommage à des vieux films de monstres des années cinquante que les jeunes ne connaissent pas. Frankenweenie ne rencontre pas un franc succès public mais le simple fait d’avoir pu, en quelques sortes, accomplir le projet qu’il avait en tête à l’époque, constitue une première revanche du réalisateur sur le studio.

Dumbo maquillé en clown triste dans le film de Tim Burton.

                                      © The Walt Disney Company

Alors qu’on pensait que le cinéaste avait définitivement tiré un trait sur son association avec la firme aux grandes oreilles – avec la version longue de Frankenweenie, la boucle semblait bouclée – l’annonce de la mise en production d’un remake de Dumbo (1942) relancèrent les craintes de ses plus fervents fans. Il faut dire qu’à la sortie de Miss Peregrine et les enfants particuliers (2016), beaucoup – dont nous, voir notre article – avaient salué le début d’un retour aux sources, que l’annonce d’une nouvelle escale chez Disney risquerait de freiner et d’entacher. Et pourtant, il n’en est rien. Incontestablement, Dumbo (2019) est l’un des plus burtonien de ses signatures depuis belle lurette. Entreprise de piratage démente, film kamikaze, cette relecture du classique original est d’une richesse thématique et analytique inouïe tant elle convoque métaphoriquement l’histoire commune de son auteur avec le studio. Même s’il reste méfiant à ne pas briser les règles de bienséance qu’on lui demande certainement de respecter durant la tournée de promotion, Tim Burton n’hésite pas à distiller quelques indices sur les réelles motivations du film : « Quand Disney m’a proposé Dumbo cela m’a vraiment touché parce que cette histoire représente quelque chose pour moi. Pas tellement le film original en tant que tel, mais ce que ce personnage représente. Dumbo est un être étrange, les gens se moquent de lui parce qu’il est différent, on le dit même « bizarre ». Cela fait longtemps que je travaille avec Disney, on a toujours eu, disons, une drôle de relation… Faire ce film avec eux représentait quelque chose pour moi, car l’histoire de Dumbo ressemble à la mienne au sein du studio.» (rtbf.be, 27/03/19). En transformant ce travail de commande en œuvre personnelle, le réalisateur s’offre une revanche magnifique, se faisant artificier d’un dynamitage en règle de la philosophie actuelle du studio qui l’emploie. Le message est si clair, la cible désignée si simple à deviner, qu’on peine même à croire que les exécutifs de Disney aient pu laisser passer cela tant on les connaît très suspicieux, regardants et interventionnistes pour ce qui est de préserver leur image de marque. Difficile pourtant de ne pas faire l’amalgame entre l’entreprise surpuissante du divertissement incarnée par le méchant du récit, le riche V.A Vandemere (Michael Keaton) – comme l’expliquait très justement Pierre-Jean dans sa critique, les deux VV qui composent son logo ne sont pas sans rappeler un certain W – qui « gobe » le petit cirque indépendant de Max Medici (Danny De Vito) pour s’accaparer Dumbo, et l’actuel politique de rachat et de monopole des studios Disney. Dans l’une des scènes, Vandemere annonce à Medici qu’il va limoger sa troupe parce qu’elle « n’apporte rien de plus que ce que nous avons déjà », un discours carnassier qui rentre en collision avec l’actualité brûlante du studio, qui après avoir entériné le rachat de la 20th Century Fox, annonçait la fermeture du label indépendant du groupe, Fox 2000 Pictures, virant au passage une grande majorité de ses employés.

© The Walt Disney Company

La malice du cinéaste est aussi de constamment ramené, en interview, comme à l’intérieur même du film, Disney à sa philosophie des débuts. Ainsi quand il s’autorise à dire qu’il s’agissait pour lui « d’essayer de faire avec ce film ce que Disney faisait quand j’étais enfant […] retourner à ce que Disney était selon moi, c’est à dire des fables humanistes. » (rtbf, 27/03/19) il place le studio en face de sa nouvelle réalité : celle d’une grande machine infernale qui aurait perdu son âme sur l’autel du profit. En témoigne encore, sa vision cauchemardesque de Disneyland – ici renommée Dreamland – dont les parades prennent des pourtours militaires et les attractions des allures de trains fantômes. Même s’il réfute en interview avoir voulu s’en prendre à Disneyland : « Oh non vous savez, j’adore Disneyland, j’y allais tout le temps quand j’étais petit ! » (Premiere, 22/03/19) difficile, pour qui connaît un petit l’histoire des parcs à thèmes de la marque de ne pas repérer les évidentes allusions cryptées disséminés dans le long-métrage. Cela mérite bien une énumération, en commençant par ce plan d’une attraction nommée Earth to the Moon qui cite explicitement Space Mountain ; la devise de Michael Keaton « Rien est impossible tant qu’on le rêve » qui paraphrase celle de Walt Disney plaquée à chaque entrée des parcs ; les peluches Dumbo vendues en marge des spectacles sont celles vendues sur les étales des boutiques du vrai Disneyland ; l’île du Crâne de Peter Pan (1953) reproduite dans les parcs à thèmes trouve ici une amusante relecture avec l’île des monstres dans laquelle est d’ailleurs enfermé un crocodile « déguisé » en dragon qui singe la mise en scène de la Tanière du Dragon, attraction animatronique phare de Disneyland Paris et j’en passe… Parmi les clins d’œil cryptiques toujours, la séquence durant laquelle un des investisseurs de Dreamland menace le personnage de Keaton de retirer son argent du projet suite au fiasco de la première représentation en public de Dumbo, fait une référence directe à l’inauguration du premier parc Disneyland en Californie, le 17 Juillet 1955, qui tourna littéralement au fiasco, au point que Walt Disney faillit y perdre tous ses partenaires financiers. Une fois l’analogie avérée par ces arguments de taille, difficile de ne pas voir alors dans le personnage de Dumbo et dans cette histoire, une métaphore directe et assumée du parcours de Tim Burton au sein des studios Disney. Comme l’éléphanteau, le cinéaste fut méprisé pour sa différence, son excentricité et son incapacité à se conditionner à la norme imposée par le studio. Dévoilant des talents de prodige chez la concurrence, il fut finalement, comme Dumbo toujours, récupéré par le studio à des fins purement commerciales et opportunistes au point de lui en faire renier son identité. Ainsi, la fuite finale de Dumbo, battant des oreilles au dessus d’un Dreamland/Disneyland en flammes s’impose comme une image métaphorique d’une très grande puissance. Par cet acte kamikaze, le cinéaste s’extirpe du chapiteau Disney, la tête haute, comme son éléphant, libre et heureux de l’être.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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