Les Yeux sans Visage


Le Chat qui fume ressortait il y a quelques mois le grand classique de George Franju, Les Yeux sans visage, pièce maîtresse et quasi définitive du cinéma fantastique à la française. La superbe restauration 4K, ainsi que les compléments fournis, permettent d’observer avec netteté que le film n’a rien perdu de sa puissance de subversion et de sa poésie.

Edith Scob masquée, les mains jointes, semblant apeurée, dans les Yeux sans visage de George Franju.

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La Chair et le Sens

Ces dernières années, Les Yeux sans visage, ses images inoubliables, la perversité de son récit, ont tant infusé dans le meilleur du cinéma d’auteur contemporain qu’on risquerait de le réduire à ses images d’Épinal. En 2011 d’abord, Pedro Almodovar avouait avoir voulu en offrir une variation avec l’excellent La Piel que Habito, où la perversité de Banderas, les masques, et le trouble du récit ramenaient évidemment au chef-d’oeuvre de Franju. En 2012, Carax y renvoyait également, en invitant Edith Scob, actrice culte de la captive au visage caché, à conduire la limousine d’Holy Motors (2012), et lui faisant remettre le fameux masque, vert cette fois, dans une dernière scène bouleversante. Elle l’enfilait en prononçant ces mots : « Je rentre à la maison ». Le risque, avec de tels classiques, c’est d’en faire des bâtisses infranchissables, dont on n’oublie d’ouvrir la porte pour se remémorer l’intérieur. L’image si forte de Scob avec ce masque, et ce titre inoubliable en soi, nous ont presque fait croire que, sans les avoir revus depuis des années, on connaît déjà bien ces lieux. Grâce au Chat qui fume, il est temps de rentrer à la maison.

Opération de greffe du visage sur Edith Scob dans Les Yeux sans visage.

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Depuis de nombreuses années, la question d’un cinéma de genres en France occupe les débats, en particulier dans notre revue où nous essayons d’en arpenter les différents chemins, en questionner les différentes écoles. L’interrogation est toujours plus ou moins la même : que peut apporter à ces formes la cinématographie française spécifique ? Un plus grand réalisme ? Une tentative « d’élévation » par une approche plus sociologique ou politique ? Au contraire, une outrance dans la violence et le gore que le grand cinéma américain ne peut pas vraiment se permettre, du moins dans son expression la plus mainstream ? La beauté d’une redécouverte récente des Yeux sans visage vient en partie du fait qu’il apporte une réponse singulière qui n’appartient qu’à lui : ce qu’il y a à apporter à un genre n’a rien à voir avec quelconque nationalité, mais avec la force d’un regard d’auteur. Le film a beau suivre un récit on-ne-peut-plus classique de cinéma d’épouvante, il ne cesse de sidérer par son audace formelle, le mystère de son image, et la brutalité de ses ruptures de ton. Pierre Brasseur y incarne un scientifique pervers, séquestrant et tuant des jeunes femmes afin de faire de leurs visages une greffe permettant à sa jeune fille, défigurée dans un accident de voiture, de retrouver le sien. Savant fou, jeune femme vivant recluse, assistante opiniâtre et victimes féminines accumulées : le film obéit à tous les lois du genre, tout en opérant de savantes déviations. Cela vient par exemple du jeu des comédiens, en particulier celui de Pierre Brasseur, dont la douceur d’apparence, la retenue, tranchent nettement avec sa cruauté. Edith Scob, elle, privée des expressions de son visage, parvient à transmettre une dimension éthérée, fantomatique à son personnage.

Ce qui est sans doute le plus fort ici, c’est cette manière très particulière de toujours osciller entre un réalisme cru et une forme de symbolisme poétique. La photographie, une errance en forêt, des oiseaux en cage, le masque de Scob, peuvent évoquer une forme d’expressionnisme, où le spectateur peut se perdre dans des signes fantastiques, se laisser divaguer dans des interprétations intimes. Mais Franju ne se laisse jamais totalement perdre dans une forme uniquement métaphorique, et opère régulièrement des recentrements vers la violence concrète de son intrigue. Ainsi de cette scène inoubliable, et déjà bien souvent commentée, de l’opération du visage, d’une crudité inimaginable, et pas uniquement à l’aune de l’époque à laquelle le film a été réalisé. Au-delà de sa durée, la scène a ceci de saisissant qu’elle s’oppose brutalement à l’atmosphère de conte savamment entretenue par le cinéaste jusqu’ici. Les opérations du savant ne sont plus les lignes d’une histoire macabre mais distancière : elles s’incarnent dans leur aspect le plus concret, le scalpel, les ciseaux, la peau qui se détache, les gouttes de sueur qui perlent sur le front du scientifique… La minutie du découpage ici reste aujourd’hui un modèle de mise en scène, et rappelle évidemment que Franju n’est pas qu’un cinéaste d’oeuvres répondant à des genres populaires, mais qu’il est également le documentariste du glaçant Le sang des bêtes sur des abattoirs parisiens, dont la vision reste aujourd’hui difficilement soutenable.

Blu-Ray du film Les yeux sans visage édité par Le chat qui fume.C’est cet art d’équilibriste entre le concret et l’abstrait, le pur et l’impure (à plus d’un titre, on peut aussi savourer le film comme une authentique série B), qui rend une nouvelle vision des Yeux sans visage particulièrement indispensable aujourd’hui. L’édition UHD du Chat qui fume propose une occasion unique : le nouveau master est absolument impeccable, rendant parfaitement hommage à la photographie magnifique d’Eugen Schüfftan. Nous avons donc sans nulle doute affaire ici à la meilleure édition du film à ce jour, d’autant que s’y ajoutent des bonus d’une grande richesse, entre des documentaires d’époque, et des analyses fournies de spécialistes – Olivier Père y fait une intervention remarquée – et de cinéastes qui nous sont chers – Bertrand Mandico propose sa propre lecture du film. Indispensable, donc.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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