Si cela vous manquait de voir Humphrey Bogart marcher dans une brume inquiétante, clope au bec, tentant de dénouer les fils du mal, remerciez Rimini Éditions : La femme à abattre (1951) fait l’objet d’une édition Blu-Ray. De quoi porter à l’amateur du film noir, et dans une restauration impeccable, une étonnante incarnation du genre, entamée par Bretaigne Windust mais achevée par la pointure Raoul Walsh.

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Film de chevets

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Un gangster est extirpé d’un panier à salade. Belle bête, il paraît pourtant apeuré : c’est un ours devenu biche égarée entre les mains des policiers qui doivent le traîner de force jusqu’au bureau du procureur Martin Ferguson (Humphrey Bogart). Ce n’est pas d’aller en prison qui l’effraie, il est ici pour témoigner mais il vient d’échapper à une tentative d’assassinat par ses anciens “collègues”. Il ne se sent donc pas du tout en sécurité, dans sa méfiance habituelle de la police. Il songe même à ne plus témoigner au procès censé se tenir le lendemain, or c’est la pièce maîtresse de l’accusation construite par Martin Ferguson. La tension est palpable, et le voyou doit être mis à l’isolement sous la surveillance d’un agent de police… Trop palpable puisque le malfrat parvient à s’échapper, se tuant en chutant de l’immeuble. Le dossier s’écroule. Pour Ferguson, plus qu’une solution, se replonger dans l’épaisseur de tous les procès-verbaux, au cas où il aurait raté quelque chose, d’ici le lever du soleil pour le procès du grand chef en matinée… Cette séquence d’introduction suffocante prend le spectateur par le col de manière très maline avant de l’emmener dans une succession de flash-backs particulièrement habile sur le plan scénaristique. Conçue en poupée gigogne, l’enquête ainsi vécue à rebours, comme on évolue dans des souvenirs, remonte aux débuts de l’enquête, puis encore avant, au gré des témoignages des uns et des autres. Il est nécessaire d’être attentif au visionnage de La femme à abattre, certes, néanmoins le film frappe par sa clarté eu égard de son dispositif narratif, servant, en plus, le propos.
Le point de départ de l’enquête de Martin Ferguson est l’assassinat d’une jeune femme dont le fiancé vient avouer la culpabilité au commissariat. L’homme évolue dans le monde des gangsters et on apprend vite que la jeune femme était son “contrat”, mais qu’il en est tombé amoureux. Problème : le corps n’est plus là où il indique. En réalité, la dépouille sera recherchée tout au long du récit. Par contre, tout autour, c’est l’hécatombe : les témoins, les membres du réseau, assez opaque bien sûr, sont occis les uns après les autres. Le procureur interprété avec son charisme éternel par Bogart est ainsi une espèce de croque-mort, additionnant les auditions aux chevets de gangsters tantôt encore debout juste avant le trépas, tantôt blessés donc alités après une tentative manquée qui ne sera qu’un sursis. Tous ces hors-la-loi sont littéralement apeurés, tous perdant leur assurance de mafieux et leurs allures intimidantes. La charge critique contre les malfrats vient alors placer La femme à abattre, dans le fond, bien plus dans la lignée des films de gangsters des années 30 que dans ceux des années 50. Et l’absurdité brutale du crime organisé est d’autant plus palpable par l’imbrication des flash-backs qui nous en apprennent à chaque fois un peu plus pour mieux fermer la porte ensuite. Ce n’est qu’à la faveur d’un mini-détail – qui fait penser aux dénouements de certains films de Dario Argento comme Les frissons de l’angoisse (1975) – que Ferguson parviendra à dénouer le fil. Pour un climax lors d’une formidable séquence finale en pleine rue, de jour, avec une foule de riverains, dans la droite ligne de la paranoïa saisissante qui irrigue le long-métrage. : une scène absolument exceptionnelle dans le genre du film noir, censément basé sur la nuit et le caractère caché du mal.
Bretaigne Windust a commencé par emballer le projet, avant d’être remplacé, la production étant peu satisfaite de sa direction d’acteur : de fait, le monsieur était plutôt metteur en scène de drame au théâtre, Tennessee Williams notamment, et bien peu à l’aise avec le genre du film. Le célèbre Raoul Walsh de La brigade héroïque (1954) prend la relève comme dans ses chaussons dans ce monde tendu, anxiogène, implacable. La photographie que la restauration de Rimini Editions nous permet d’apprécier avec éblouissement, est superbe, tranchante dans ses clairs-obscurs. Malgré les intéressantes précisions de Florian Tréguer, en bonus, sur le contexte du long-métrage et sa place dans l’histoire du cinéma de gangsters américain, il est dommage que ce dernier ne mette pas en lumière les originalités du film qu’il présente. Le seul autre bonus est une interview pour la télévision française de Raoul Walsh lui-même, pour le coup passionnante de bout en bout. Cette édition de La femme à abattre, osons le dire, est de toute façon indispensable pour l’amateur de film noir, puisque nous avons là affaire à un bijou qui saura surprendre même les plus forcenés afficionados du genre.



