Tandis que semble émerger une nouvelle ère dans l’Hexagone et que nous arrivons au terme de notre dossier d’automne sur les pépites oubliées des années 80, nous plonger dans cette décennie avec l’œil de l’archéologue critique nous a fait remettre quelques trucs en perspective. Il en ressort une hypothèse : et si la Nouvelle Vague avait été le point de départ et la principale responsable du manque de considération de notre cinéma de genres français ?
Cinéma de Papa
Au début des années 50 émerge une petite bande de critiques de cinéma qui se rêvent réalisateurs. “Jeunes turcs” à la plume et au regard affûtés, notamment biberonnés à Hollywood, ils vont représenter une Nouvelle Vague qui va révolutionner le cinéma mondial. Leur crédo, on le connaît, méthodes de tournage hors-studio, libertés formelles, narratives, tonales… Le groupe réinvente le septième art, le fait avancer, le bouscule parfois très fort. La Nouvelle Vague était nécessaire et si l’on souhaitait être de mauvaise foi, on pourrait au moins la remercier d’avoir influencé tant de grands cinéastes de Brian de Palma à Wong Kar-waï. Ne perdons pas trop de vue, cela dit, qu’en point de départ ces cinéastes sont d’abord des critiques. C’est-à-dire, des théoriciens potentiels, pourquoi pas avec le désir de se préparer le terrain pour la place qu’ils espèrent occuper, quitte à jeter plusieurs bébés avec l’eau du bain… La fronde menée par François Truffaut avec son texte majeur “Une certaine tendance du cinéma français” de 1954 s’autorise donc avant même que quiconque ne tourne quoi que ce soit une classification de qui est un cinéaste digne de ce nom et qui ne l’est pas. A la faveur de l’impact colossal de ce qui deviendra la Nouvelle Vague et de son acceptation critique auto-attribuée – ou auto-préparée – cette conception fera date. La Nouvelle Vague a donné le la de ce que l’on devait considérer dans le cinéma national et sur la question du genre, on peut relever quelque chose d’assez amusant. La bande de critiques a, il est vrai, considérablement contribué à ce que l’on considère comme des auteurs des cinéastes tels que Alfred HItchcock, Howard Hawks, Fritz Lang ; ils ont aussi pu distinguer les œuvres de Henri-Georges Clouzot, de Jean Cocteau (qui semblait pouvoir représenter une passation en remettant le Prix de la Mise en Scène à Truffaut en 1959) ou de Marcel Carné. Se replaçant dans le contexte de l’époque, à quoi devait-on s’attendre alors, en imaginant le passage derrière la caméra de ces critiques jurant par tous ces noms ? Eh bien… Au Beau Serge (1958) de Claude Chabrol, aux 400 coups (1959) de François Truffaut, à A bout de souffle (1960) de Jean-Luc Godard. Si Godard prend le genre pour prétexte, A bout de souffle est davantage préoccupé par son statut de film révolutionnaire que par l’affiliation à un genre ou un autre. Les deux autres ouvrages ne sont tout simplement pas des films de genre, plutôt des drames. Il y aura certes des longs-métrages policiers par la suite, parfois avec une petite touche gentiment étrange (Paris nous appartient (1961) de Jacques Rivette, pour son concept complotiste) A contrario aucun récit surnaturel, rien qu’une poignée de science-fiction sauce Nouvelle Vague – La Jetée (Chris Marker, 1962, un court-métrage), Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (Jean-Luc Godard, 1965), Fahrenheit 451 (François Truffaut, 1966) – dont certains exemples font partie des pires échecs formels de leurs auteurs…
On comprend la nécessité, l’envie de parler de son temps, d’embrasser l’ambiance, l’atmosphère d’une époque d’autant que le néo-réalisme italien qui a été la précédente révolution filmique est passé par là. Le résultat c’est que ces cinéastes n’ont pas osé s’emparer frontalement des genres ni, surtout, de leur esthétique. Relevons que si la Nouvelle Vague a amené une autre de la manière de concevoir un film, son récit, son jeu d’acteurs, elle a aussi amené paradoxalement sa simplification. Personne n’osera dire qu’Eric Rohmer ou Agnès Varda sont de grands esthètes. A titre personnel j’oserais même dire que je me souviens davantage des propositions de cadrage et d’éclairage d’un Jean Delannoy que des plans de Jacques Rozier. Là où les réalisateurs qu’ils ont admirés étaient en général de forts concepteurs d’univers audiovisuels, ils ont tous pris la tangente du réalisme : on n’aime pas spécialement un des plus beaux films de François Truffaut, La femme d’à côté (1981), pour la richesse de sa proposition esthétique. Insidieusement c’est aussi le scénario qui prit de là une prépondérance continuant de peser jusque dans les commissions de financements de nos jours… On ne questionnera pas le pourquoi de tout cela ici, car la réponse est inaccessible sans tomber dans de la psychologie de bazar, mâtinée d’un marxisme latent (le fameux reproche de cinéma bourgeois adressé par Truffaut au « cinéma de la qualité », de « papa », qu’on pourrait finir par fort lui retourner comme nous le verrons par la suite). Osons toutefois émettre l’hypothèse que l’influence institutionnelle, intellectuelle, théorique, et esthétique de la Nouvelle Vague a peut-être contribué à sacrifier des générations de cinéastes de genre après eux.
Les années 70 contestataires, très agitées sur le plan politique, ont eu le cinéma français correspondant. On a eu du policier archi-sec de très haute volée – les Costa-Gavras, les Yves Boisset, les Alain Corneau, le chant du cygne crépusculaire de Jean-Pierre Melville, Un flic (1972) – et on a poursuivi la liberté sociétale qui a pu dévoiler des personnalités telles que Bertrand Blier ou révéler le cinéma érotique – Emmanuelle de Just Jaeckin (1974). Le fantastique, l’horreur, l’étrange, la SF n’ont, eux, été portés que par des réalisateurs seuls dans leurs tentatives – Georges Franju – ou peu reconnus par l’institution voire totalement circonscrits dans les circuits du cinéma B – Jean Rollin – à moins d’opter, là encore, pour la veine la plus réaliste possible à l’instar de celle d’Alain Jessua. Les amoureux d’ambiances surréalistes, expressionnistes, baroques, ont dû faire grise mine durant cette décennie où le genre ne connaissait plus d’esthètes ni de propositions plastiques hors-normes. La libération de la Nouvelle Vague a donné les fruits qu’on aurait pu y déceler : le regard nécessaire sur le monde contemporain à suivre tout collé contre son miroir est devenu, en France, un nouveau dogme. Ainsi les années 60-70 portées par cette fameuse révolution – on le rappelle certainement nécessaire – ont remis droit le cinéma français, qui s’était dès ses racines penché sur l’imaginaire (Méliès ! Feuillade !), sur le chemin balisé du réalisme réaliste… Les années 80 sont ressenties en comparaison comme celles du vide, du kitsch, du toc et du fric. Nous ne sommes pas ici pour discuter de la pertinence de cela en termes sociétaux ou politiques. On va par contre se permettre, en ce qui concerne le cinéma d’avancer que c’est juger bien durement, c’est d’ailleurs le sens de notre dossier de l’automne sur les pépites oubliées du cinéma français de cette décennie. Il nous semble nécessaire de raviver l’importance de l’approche qu’a essayé d’imposer, en premier lieu, un triumvirat de cinéastes réunis en 1989 par le critique Raphaël Bessan sous le terme de néo-baroques, plus tard sous la bannière du “cinéma du look” notamment par la critique anglo-saxonne.
Le premier c’est Jean-Jacques Beineix avec Diva (1981) que suivent Luc Besson éventuellement avec Le Dernier Combat (1983) mais surtout avec Subway (1985) puis Leos Carax avec Mauvais Sang (1986). Le très intéressant ouvrage de Marie-Thérèse Journot L’esthétique publicitaire dans le cinéma français des années 80 : la modernité en crise (L’Harmattan, 2005) clarifie les choses quant à la véritable teneur de ce trio-mouvement malgré lui : le reproche de faire des films comme des pubs (ironique rien que face au discours de Diva, très ouvertement contre la mercantilisation de l’art) ou des clips sans relief adressé par une critique acerbe est autant une erreur de jugement sur les œuvres en elles-mêmes qu’une méconnaissance profonde des formes créatives (les techniques marketing) qu’elle dénigre. Ces trois cinéastes, pas dans les mêmes proportions – Besson étant probablement le plus accessible, Beineix le plus surréaliste (du moins à ses débuts), Carax le plus arty – ont tenté de renouer avec une volonté de livrer une expérience esthétique marquante tout en proposant une narration disruptive. Leurs intrigues sont lestes malgré des arguments de cinéma de genre (policier ou SF pour les longs-métrages cités plus haut) au point que les scénarios ont pu être ciblés pour leur manque de consistance ou pour la caractérisation stéréotypée de leurs protagonistes, ce qui est appliquer une mauvaise grille de lecture héritée des postulats post-Nouvelle Vague. Le cinéma “vrai” ne s’applique pas du tout aux personnages marginaux, déphasés, aux univers décalés même quand ils sont inscrits dans un environnement réaliste (le métro, les zones périphériques délabrées), au rythme fluctuant voire parfois suspendu des œuvres du triumvirat faisant la part belle aux flottements et digressions, bref au sentiment de déréalisation global qui en émane, plutôt déroutant (en cela on est à des kilomètres de l’efficace limpidité publicitaire). Ces réalisateurs ont été à la fois aux prises avec leur actualité dont ils mettent en scène le désespoir (souvent des fins tragiques qui n’en ont pas l’air), la fausseté, la perte de repères, et les chantres d’une possibilité de réenchantement par la force de décalage du septième art. Ainsi que Journot le met en lumière, cette incompréhension de la critique n’est pas une première dans l’histoire du cinéma français puisque le réalisme magique a pu faire les frais des mêmes arguments, quasiment mot pour mot. C’est beau mais c’est de l’esbroufe, c’est du vide… Pas un hasard donc de sentir que sans occulter les différences de style – l’onirisme de Jean-Jacques Beineix diffère de celui des deux autres qui diffèrent aussi entre eux – c’est avec ce cinéma des années 30-40 bien plus qu’avec celui des années 60-70, malgré sa proximité temporelle, que l’on note les points de rencontre. Les références de ces néo-baroques ne sont pas la Nouvelle Vague puisqu’ils n’y ont pas trouvé le sens du cinéma selon eux, mais bien dans la génération des Marcel Carné, Jean Grémillon (cité directement par Leos Carax dans Mauvais Sang), Jean Cocteau et consorts.
En cela le cinéma des années 80 français est bien une tentative d’air frais en tant qu’art post-moderne où le vieux se mêle au neuf grâce à des jeunes cinéastes qui mêlent références anciennes « majeures » aux disciplines contemporaines “mineures” (la pub, le clip, la bande dessinée) et se destinant à faire des films exigeants ET populaires (ce qui était aussi le cas du tandem Prévert-Carné). C’est peut-être ça le problème d’une bonne partie de la critique, éduquée dans l’obsession du réel : c’était trop beau pour être intelligent, pour être honnête, trop séducteur (la publicité, encore)… Trop populaire ? L’ironie c’est que la Nouvelle Vague, finalement, a ré-installé ce cinéma bourgeois qu’elle comptait faire sortir de l’histoire par son diktat esthétique, scénaristique et éthique qui n’est pas du tout celui de Beineix, de Besson, de Carax – quoi que pour ce dernier ce fût encore un peu différent étant le plus proche des expérimentations godardesques, en cela le moins grand public, ce qui peut expliquer qu’il ait eu de bonnes critiques et peu de fréquentation en salle tandis que Jean-Jacques Beineix et Luc Besson vont réussir ce pari du succès public tout en essuyant ce reproche de “look” et de vacuité… La suite de leur carrière à tous les trois est à ce titre intéressante. Luc Besson est devenu un magnat controversé (procès pour plagiat, affaires juridiques dans le domaine du privé) à la carrière qualitativement en dents de scie – quoiqu’à nos yeux souvent injustement critiquée – ayant fait le choix du populaire dans son sens de l’entertainment. Carax et Beineix ont eu un autre type de parcours au fil du temps tous deux devenus quasi confidentiels, bien que Leos Carax ait un nouveau souffle depuis Annette (2021). Malheureusement, très peu ont suivi la voie qu’ils avaient façonnée dans les années 80.. Les pépites éparses que nous vous avons présenté durant le mois d’octobre et novembre sont des étoiles filantes. Peut-être parce que la lutte était trop difficile à gagner et que le cinéma français, et ses décideurs, ses créateurs, sa critique, ont été tellement imprégnés de la révolution Nouvelle Vague qu’il aurait fallu bien plus, bien plus que trois gaillards pour retourner les choses…
Après des années 90 et 2000 erratiques – d’où vont tout de même émerger des isolés comme le tandem Jean-Pierre Jeunet & Marc Caro (remarqués avec leurs courts dès les années 80, mais sortant leur premier long, Delicatessen, qu’en 1991), Jan Kounen, Lucille Hadzihalilovic – puis entre les French Frayeurs des années 2007-2010 et le contexte d’aujourd’hui, cela paraît difficile de dire que les choses ont changé puisque l’on observe toujours cette dichotomie entre un cinéma du réel avec un scénario profond et un autre qui oserait l’imaginaire sans complexe. Ce débat redondant sur la stratégie de l’hybridation reste d’actualité malgré le fait que l’on ait l’impression qu’il soit périmé. La très bonne réception d’un film comme Vermines (Sébastien Vaniček, 2023) peut laisser espérer une brèche dans ce rapport à un cinéma de genre français populaire dans sa velléité, réussite au box-office ET validé par la critique. Toutefois n’était-ce pas déjà le cas du Pacte des Loups (Christophe Gans, 2001) colossal succès en salle ayant été plutôt bien accueilli par la critique ? On n’a pas eu une gévaudansploitation pour autant… Il semble difficile de parier sur un avenir pour un vrai, pur cinéma de genre à la française qui réunit foule et critique autant que faire se peut, au-delà des barrières théoriques, institutionnelles voire sociologiques. On constate que pour le moment, les digues ne sont pas tombées… Et on peut regarder avec un petit rictus un phénomène comme L’amour ouf (Gilles Lellouche, 2024). Long-métrage généreux et certainement sincère dans sa démarche hélas boursouflée de clichés vus et revus, carton au box office, son titre est un clin d’œil à Jacques Rivette (L’amour fou, 1969, aussi une fresque sur un couple) alors qu’il fait bien davantage penser aux premières réalisations de Luc Besson. Formalisme pop, personnages marginaux et/ou stéréotypés, romantisme naïf… A la différence majeure qu’il manque la personnalité, l’étrangeté du jamais-tout-fait-vu qui était la marque des néo-baroques. Dis-le Gilles, que comme le cinéma français, tu ne sais plus sur quel pied danser.