[Entretien] Aurélia Mengin, cinéma brut


Fort d’une importante tournée des festivals à l’international pour son second long-métrage, Scarlet Blue (2023), et des préparatifs de la quinzième édition de son festival Même Pas Peur qui aura lieu en février prochain, Aurélia Mengin connaît une actualité mouvementée. Véritable outsider d’un paysage français qui la maintient à l’écart, la cinéaste réunionnaise nous témoigne ici de la force qu’elle tire de sa marginalité, mais aussi des violences subies dans ce parcours en dents de scie.

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Filmer pour résister

Avant de te lancer dans le cinéma, tu as fait des études en économie et en mathématiques. Peux-tu nous en parler ?

J’ai toujours eu une passion pour les mathématiques. C’était curieux car j’ai grandi dans une famille d’artistes : pendant que mon frère de huit ans, Pablo, jouait et composait déjà de la musique, que mon père Vincent peignait et sculptait et que ma mère Roselyne supervisait avec lui des résidences d’artistes, je rêvais de faire une carrière de chercheuse. Bien que ce soit au travers d’une ambition universitaire, j’avais aussi cette volonté de créer – je voulais inventer des théorèmes Mengin ! Après le lycée, mes parents n’avaient pas les moyens de me payer des études en dehors de notre ville du Tampon, à la Réunion. J’ai eu la chance, après mon bac, d’obtenir la bourse du mérite pour préparer le concours de l’ENA. Cette bourse m’a permis de m’installer dans la capitale, à Saint-Denis, pour faire un DEUG puis un Master en d’économie et mathématiques, pour des recherches en productivité pendant quatre ans. Puis, j’ai passé le concours de l’ENA, que je n’ai pas eu. J’étais – et je suis toujours – boulimique de travail : je préparais l’ENA en parallèle d’études de mathématiques à la Réunion, puis je suis venue faire un DEA de recherches en micro économétrie à la Sorbonne tout en faisant l’école de l’INSEE. Alors que tout ça me plaisait, ça a cessé du jour au lendemain. J’avais beau être passionnée par ce que je faisais, ça m’a soudainement ennuyée. Au même moment, le meilleur ami de mon frère suivait les cours Florent en classe libre – ça a été le déclic. Il m’a trouvé une école de théâtre, j’ai passé le concours et j’ai suivi un cursus de trois ans, durant lesquels j’ai arrêté mes autres études. C’était difficile d’opérer un tel virage. Les mathématiques ont quelque chose de rassurant dans leur régularité, leur rigueur scientifique. À l’inverse, j’ai découvert dans le milieu du cinéma un truc que je hais : l’injustice. Tu es jugée à ton physique, tes relations, et très peu pour la qualité de ton travail – encore moins en France. J’en fais encore l’expérience aujourd’hui, quand je constate que mes films y sont très peu vus, voire pas du tout, alors qu’ils sont énormément sélectionnés dans les festivals à l’étranger. Il y a en France quelque chose de l’ordre de la consanguinité, du protectionnisme, d’un entre-soi que je trouve nauséabond. Le mérite n’y a pas beaucoup sa place. À l’étranger, je suis avant tout jugée pour la qualité de mes films.

Tu viens d’une famille d’artistes, donc ?

Nous n’avions pas de maison à part. On vivait au milieu des ateliers d’artistes, sur le même terrain. J’ai donc passé mes vingt-deux premières années à baigner dans la création, c’est ma langue courante. Je m’y sens bien, je m’y sens vraie, mais ça crée une certaine difficulté à s’adapter au reste du monde. Mon père disait toujours qu’on était comme une famille de cirque : mon frère et mon père créaient, ma mère dirigeait le lieu, gérait les résidences d’artistes, je n’ai pas connu grand-chose d’autre. Penser, concevoir, faire un film est assez simple pour moi malgré le manque de moyen. Ça tient de la conviction, de la passion absolue. Pour ma famille comme pour moi, la création est presque excessive. C’est une drogue dure.

Tu es la première femme réunionnaise à avoir réalisé un long-métrage de fiction.

Et c’est comme les Jeux Olympiques du cinéma, je maintiens le titre !

Le corps d'une femme morte sur une table d’autopsie baignée dans une lumière bleue ; plan issu du court-métrage réalisé par Aurélia Mengin, Autopsy des délices.

© « Autopsy des délices » (2013) Tous Droits Réservés

Comment se déroule la production et la réalisation là-bas ?

J’ai été nommée membre de la commission du CNC Outre-Mer il y a quelques années par la Ministre d’Outre-Mer Annick Girardin pour apporter un œil nouveau. J’y suis restée deux ans, durant lesquels j’ai pu voir ce qui était produit. Il y a une réelle volonté de faire évoluer les choses, mais tout en produisant un cinéma que les gens comprennent et qui veut donner une certaine image des populations et territoires ultra-marins. Mes films sont bien loin des clichés sur les îles, ce ne sont pas des guides touristiques, ce qui complique l’accès aux aides – je n’y semble pas éligible. Quoique je ne jette pas la pierre qu’à la Réunion, puisque je n’ai pas non plus eu d’aide du CNC ni des régions françaises alors que Fornacis (2018), Scarlet Blue et Autopsy des délices (2013) ont été tournés en France. Je pense qu’obtenir des financements du CNC est compliqué quand tu fais un cinéma qui sort trop des cases, qui propose une vision d’auteur, personnelle et atypique. Pour chacun de mes films, je m’interdis de m’interdire quoi que ce soit : je parle de corps, de désir, de folie, de deuil, autant de thèmes qui ne semblent pas forcément faciles à faire valider. Et encore, ce n’est peut-être pas tant le sujet que la façon de le filmer. Il doit y avoir quelque chose chez moi qui inquiète les financeurs. Je ne suis pas la bonne personne pour te dire ce que c’est que de tourner à la Réunion, car que ce soit là-bas ou en France, j’ai dû réunir moi-même mes équipes et me débrouiller avec le peu de moyens que j’avais. La véritable question que tu pourrais me poser est « comment réussir à faire un film avec très peu de financements sans que ça ne se voit jamais à l’écran ».

Ça tombe bien, c’était ma prochaine question !

Tous mes films jusqu’à Fornacis – inclus – ont été faits avec très peu d’argent et de soutien. C’est le succès public de ce dernier qui a donné envie à des privés – des gens extérieurs au monde du cinéma – de financer Scarlet Blue. Faire un film sans argent nécessite d’être multi-tâches, d’être capable de faire les costumes, les décors, peindre, récupérer plein de trucs … être capable d’abattre un travail colossal. Ça demande beaucoup de préparation concrète en amont. Et je ne parle même pas de la constitution de l’équipe, l’obtention du matériel de tournage, l’accès aux lieux de tournage… D’autant que les lieux dans lesquels je tourne demandent souvent beaucoup de transformation. Fornacis devait initialement se dérouler à Munich avec un casting allemand. Faute de moyens, on a dû rebondir. Mon compositeur, Nicolas Luquet (Luke Kay) m’a alors proposé de tourner en Touraine, dans les locaux agricoles de sa grand-mère. Le chef-décorateur ne pouvant venir qu’un seul week-end, Nicolas, mon cousin et moi avons nettoyé, peint et construit les décors pendant deux mois. Il faut donc être capable de concevoir un film comme de l’artisanat, autant qu’il ne faut jamais négliger la post-production, qui peut durer longtemps. Mes tournages sont toujours rapides : Macadam Transferts (2011) et Autopsy des délices ont pris deux jours, Karma Koma (2012) quatre ; et Fornacis et Scarlet Blue, qui sont des longs-métrages, en ont demandé respectivement treize et dix-neuf. C’est peu. Sitôt le tournage de Scarlet Blue terminé, on a créé à la Réunion – avec un très bon ami, David Bichet – le premier studio de post-production adapté aux besoins d’un long-métrage. J’ai fait venir mon équipe, mon monteur, monteur son et mes compositeurs, qui sont les mêmes depuis quinze ans – mon étalonneur nous a rejoint à partir de Fornacis. Tous ont été hébergés par mes parents. Le montage a demandé six semaines de travail nuit et jour, pareil pour l’étalonnage. Le son a demandé plus de temps encore, de nombreux longs mois, car il répondait à un processus différent. Tous mes films antérieurs à Scarlet Blue étaient muets, et le son, jamais enregistré en direct, était travaillé entièrement en post-production comme pour un film d’animation. Le plus difficile est de convaincre des gens qui aiment suffisamment ton univers de rester enfermés avec toi pendant tout ce temps-là. Et ce n’est pas parce que je n’ai pas de moyens que mon exigence baisse – hors de question de faire des compromis. Fornacis a demandé un an de post-production et Scarlet Blue un an et demi, avec des pauses. En même temps, mon père était en chimio, mais il venait pourtant tous les jours voir l’avancée du film. L’ambiance était très bizarre.

Dans quelle mesure le milieu dans lequel tu as grandi t’a influencée ?

J’ai hérité de la débrouillardise de mon père. Il a quand même construit un musée de 7000m² dans un champ de canne où il n’y avait rien, sachant qu’il n’avait jamais planté un clou avant ça ! Un vrai autodidacte. J’ai appris de lui que le manque de moyens n’est certainement pas une excuse – ça aurait été plus simple pour moi d’arrêter ce métier et de revenir à la recherche, l’économie. Je dis souvent que le manque de moyen est une forme de censure : à toi de savoir si tu te soumets ou non. Ne pas avoir de moyens, c’est énervant, c’est déprimant, mais l’urgent c’est de faire le film ! En interviews on me demande souvent d’où me vient mon univers, quelles sont mes références, qui sont mes mentors, et je reviens toujours à mon père. Non pas que je sois une fille à papa ou que sais-je, mais c’est bien lui qui m’a appris à me battre. Il est hors de question d’attendre qu’on te donne la permission de faire, de créer, d’exister, d’être… Un réalisateur qui n’est pas capable de faire son film, c’est qu’il ne doit pas le faire. C’est être un enfant gâté que d’attendre qu’on te déroule le tapis rouge. Après vingt ans de réalisations et la création d’un festival, j’aimerais bien qu’on me le déroule, qu’on m’apporte en France un peu de reconnaissance et, surtout, de financements. Mais ce n’est pas le cas. Alors tu ne dois pas demander l’autorisation, encore moins quand tu es une femme, qui plus est qui n’a ni le réseau, ni la mentalité parisienne, qui n’a pas fait d’école de cinéma à Paris, qui n’est pas dans les petits papiers… Je ne cherche pas à plaire. Ce qui m’intéresse, c’est de livrer une histoire qui me bouffe de l’intérieur si je ne la dis pas. Si tu n’as pas les moyens, il faut penser ton film différemment.

Gros plan sur une jeune femme bâillonnée dans le film Scarlet Blue réalisé par Aurélia Mengin.

© « Scarlet Blue » (2023) Tous Droits Réservés

Et comment ça se traduit sur tes films ?

J’ai écrit Scarlet Blue pour le Canada, dans un pays en pleine neige, une station-service isolée, au milieu de la nature. Les gens qui voulaient financer mon film habitaient au Pays-Basque. Puisque les décors ne correspondaient pas, j’ai réécrit tout le film pendant les deux mois de préparation là-bas, tout en faisant les repérages des décors. Au final, le film est le même, je l’ai simplement adapté. Et quand je le regarde aujourd’hui, il a gardé son ADN initial. Il ne faut pas s’arrêter sur des détails, que peuvent être les acteurs, les décors ou les lieux de tournage. Ce qui compte, c’est que la pensée créative initiale reste forte et omniprésente en toi pour garder intacte la colonne vertébrale du film. Cette pensée-là, si elle est profondément ancrée en toi, dans ton ventre, dans tes tripes, ton sang, ta tête… Le volcan du film est là. Il faut savoir défendre ses convictions, sa pensée, son propos, c’est ça le cinéma d’auteur. On s’en fiche de l’intellectualisation d’une œuvre. Ce qui compte, c’est sa personnalité et son univers. L’auteur est quelqu’un qui est capable de mourir pour son film. Il y a presque quelque chose d’ordre religieux. D’une certaine manière, je suis entrée dans les « ordres de la création » ! Pour entrer dans cette espèce d’absolue verticalité, cette connexion entre l’auteur et son œuvre, la volonté, la conviction artistique et son expression, il m’a fallu vingt ans de cicatrices, de portes dans la gueule, jusqu’à atteindre une forme de maturité. La maturité d’un artiste, c’est quand il trouve ce lien avec sa création, un lien tellement fort qu’il ne peut pas être court-circuité.

Tu as fondé en 2011 le festival Même Pas Peur. D’où t’es venue cette envie ?

Quand Nicolas Luquet est arrivé en tant que sound designer et compositeur sur mes films, il a découvert tous ceux que j’avais réalisés auparavant et que je n’avais jamais montré à personne. Il était étonné que je ne les partage pas, mais je les faisais surtout pour moi. Je n’ai ressenti ce besoin de montrer mon travail que très tard. Quand j’ai commencé à les montrer dans des festivals, j’ai découvert qu’il y avait d’autres réalisateurs comme moi, là où à la Réunion, personne ne comprenait ce que je faisais. C’est là que ma mère m’a lancé – sur le ton de la blague – cette idée de monter un festival pour montrer au public réunionnais tous ces films comme les miens. En 2010, je tournais le court métrage surréaliste Plan à Trois avec Jacky Berroyer dans la sublime ville volcanique de Saint-Philippe quand Olivier Rivière, le maire de la commune – et plus jeune maire de France à cette époque – m’a demandé si j’avais des projets artistiques ou culturels. Je lui ai parlé sans trop d’attente de cette idée de créer ce qui deviendra le Festival MEME PAS PEUR, le Festival International du Film Fantastique de La Réunion. Ça l’a tellement emballé qu’il m’a donné un an pour travailler à sa création. Passé ce délai, sans nouvelles, j’étais à New-York chez mon frère quand j’ai reçu un coup de fil : j’avais trois semaines pour le concrétiser, après quoi des élections risquaient de le balayer. La première édition s’est donc faite en urgence. C’était très dur, il y avait peu de public, et pourtant on l’a fait ! Le maire a renouvelé le rendez-vous, et la seconde édition a été plus simple puisque j’avais véritablement un an pour la préparer. Nicolas (Luquet ndlr), diplômé de l’école des Gobelins, m’a rejoint pour m’aider dans l’organisation et pour la communication, la confection du site internet… Le festival est né de bric et de broc, mais toujours avec cette envie profonde de montrer des films internationaux et qu’on ne voit pas à la Réunion : du fantastique, de l’horreur, des choses qui tendent vers l’expérimental, aussi. Il est progressivement devenu de plus en plus exigeant, pointu, d’autant qu’aujourd’hui on a un label, notre ligne artistique est saluée par les journalistes de cinéma en France et, surtout, le festival a gagné la confiance du public, ce qui nous permet d’aller chercher des bizarreries de tous les horizons.

Comment se traduisent les actions du festival ?

Même Pas Peur est un lieu de transmission d’un goût pour un cinéma novateur, qui apporte une alternative indispensable au cinéma commercial qui monopolise les grands écrans de l’île. Il nous permet de proposer une véritable éducation à l’image, notamment en s’engagent avec détermination auprès des scolaires. Depuis sa création, le festival a accueilli 15 000 élèves réunionnais ! Pour chaque édition, l’intégralité de la programmation pour les écoles et les collèges est validée par un comité de l’éducation nationale, et ponctuée de discussions sur les films avec les invités du festival (réalisateurs, producteurs, journaliste ou critiques de cinéma…). Même Pas Peur s’est toujours engagé en abordant, à travers le prisme du cinéma fantastique, des problématiques sociales fortes et primordiales pour faire évoluer les mentalités de notre société réunionnaise, telles que le harcèlement, l’homophobie, l’intolérance, la maladie, la famille, la transmission, le handicap… C’est un véritable acteur culturel, visant à la cohésion sociale, le vivre ensemble. Ma plus grande fierté tient dans son accessibilité : il est gratuit pour tous, il n’y a pas de privilège VIP. Je ne veux pas répéter les violences racistes, sexistes, les barrières, les préjugés que j’ai pu rencontrer et vivre en tant que réalisatrice ultramarine en France. Au final, on reçoit plein de collégiennes qui, durant les projections scolaires, se découvrent cinéphiles, veulent ensuite faire des études dans le domaine du cinéma, du journalisme pour faire de la critique, du maquillage FX… Plusieurs enfants sont issus de famille créoles modeste, grandissent loin des musées, des cinémas et de la culture en général. MEME PAS PEUR a la responsabilité de rendre l’art et la culture accessibles, par la porte d’un cinéma fantastique, expérimental, poétique, surréaliste… Méryne, une enfant du festival, vient chaque année depuis la première édition. À l’époque elle n’avait que neuf ans – elle en a maintenant vingt-quatre. Récemment, elle a écrit de très beaux textes sur Lux Aeterna (Gaspar Noé, 2019) et Les animaux anonymes (Baptiste Rouveure, 2020). Voir d’édition en édition le public grandir et recevoir ce genre de témoignages est profondément émouvant et encourageant pour l’équipe du festival. Ce sont des preuves fortes que notre travail porte ses fruits sur la jeunesse réunionnaise, autant que sur le public féminin. On travaille énormément sur la place des femmes dans ces milieux.

D’autant que le cinéma de genre a toujours été un milieu assez masculin.

Le fait d’être directrice d’un festival comme celui-ci est un message politique fort. Quand j’ai créé Même Pas Peur il y a quinze ans, il n’y avait presque pas de directrice ou de fondatrice de festival de cinéma – et pas que de genre – en France. Je revendique un ADN et une identité féministe, ce qui justifie qu’il y ait toujours une femme sur l’affiche du festival. Pour faire évoluer les mentalités – les îles ont des sociétés encore très patriarcales –, j’ai choisi de mettre mon corps et mon image au service d’un combat artistique féministe. Les femmes ne sont pas uniquement objets de désir, elles sont autant objets que sujets. Se mettre soi-même en scène – et ça vaut aussi pour mes films – participe à une forme de désacralisation d’une vision conventionnelle du corps des femmes, sans non plus s’interdire de l’exposer. Ce serait tout autant antiféministe de cacher ces corps. C’est pourquoi je mets le corps des femmes en scène, quitte à poser moi-même. En tant qu’actrice autant que réalisatrice, et avec mes comédiens et comédiennes, il y a une certaine forme de mise en danger, ou plutôt une mise à nue au service d’un engagement total pour la création et la liberté d’expression. Mon travail de réalisatrice et de programmatrice sont intrinsèquement liés. Je veux mettre en avant des films inclassables et brûlants qui vont aussi loin que ceux que je réalise, des films qui montrent des rôles forts de femmes, mais aussi des films axés sur la liberté, le renouveau. À ce propos Nicolas (Luquet ndlr) est un peu mon garde-fou. Il programme avec moi le festival, et amène des films parfois plus simples, plus accessibles, pour trouver un équilibre et éviter d’assommer le public ! Le public de Même Pas Peur est très féminin car, étant concernée, j’ai tout mis en place pour que les femmes se sentent en sécurité, s’y sentent bien, s’y sentent à leur place. Ça diffère grandement d’autres festivals. Je suppose que le fait qu’il soit dirigé par une femme pèse dans la balance. Ça veut dire que, naturellement, des femmes, et ce peu importe leur âge, viennent car elles se reconnaissent. C’est quand même la base dans la féminisation du cinéma de ne pas faire de chapelles, et pourtant le fantastique est une chapelle encore particulièrement masculine. Je n’ai rien contre les hommes, je les adore, mais bon… On doit quand même se faire notre place !

Tes premiers courts-métrages sont marqués par la présence systématique et imposante d’une voix-off. Plus on progresse dans ta filmographie, plus celle-ci s’estompe, jusqu’à disparaître.

Scarlet Blue est mon premier film avec des dialogues, ce qui remplace la voix-off. Mes huit courts métrages et Fornacis n’en avaient aucun : les émotions et ce que je voulais communiquer passaient par le langage de la lumière, des mouvements de caméra, du son et de la musique. Mais de peur qu’on ne me comprenne pas, j’insérais ces voix-off pour aider les spectateurs dans leur perception et leur compréhension – c’était ma manière de leur tenir la main. J’ai eu un déclic avec Adam moins Eve (2015) quand j’ai accepté qu’on puisse ne pas comprendre, voire ne pas aimer mon travail. C’est un projet qui annonce la suite de ma filmographie, une forme de radicalisation progressive. Avant Adam moins Eve, mes films avaient un montage très soutenu de peur que les gens s’ennuient. Aujourd’hui, en tant que cinéphile, je me rends compte que j’adore les films qui distordent la temporalité, qui étirent le temps jusqu’à provoquer un vertige. Ça ne me gêne plus d’assumer une lenteur, que mes films, bien qu’excessifs et généreux, prennent le temps de se dérouler, se déployer au regard du spectateur. C’est important de cultiver cette dilatation du temps, d’autant plus aujourd’hui où avec les réseaux sociaux tout va trop vite et notre attention s’amenuise. D’ailleurs, j’aime les films qui cultivent l’ennui, comme ceux de Terrence Malick. J’adore quand on me perd, quand je ne sais pas si j’aime ou je n’aime pas un film, que je suis incapable de le résumer…

Une de tes grandes forces tient dans l’absence de concession. Il y a dans chacun de tes films une certaine radicalité, une envie de t’exprimer frontalement, sans détour.

J’ai découvert il y a six ans que je suis autiste asperger, ce qui m’a apporté beaucoup de réponses. J’ai compris pourquoi l’art était primordial, pourquoi j’avais cette obsession de créer et des centres d’intérêt spécifiques à travers les costumes ou l’étalonnage. L’étalonnage peut durer très longtemps car je suis capable de bloquer sur l’obtention d’une teinte exacte de rouge, par exemple. Finalement, j’arrive difficilement à me connecter aux autres mais je n’ai aucun mal à me connecter à moi-même. Écrire et réaliser des films est l’unique moyen que j’ai trouvé pour m’ouvrir au monde et pour que le monde puisse aussi entrer à l’intérieur de mon cerveau. Je ne comprends pas la notion de compromis, ce que plein d’artistes font pourtant naturellement pour répondre à différents enjeux. C’est de là que vient ma radicalité. Au début, les gens disaient de mon travail qu’il était provocateur, ce qui a tendance à m’énerver car ce n’est pas le cas. Provoquer, c’est vouloir créer une réaction chez l’autre, mais quand j’écris et que je réalise – et sans vouloir paraître méchante – je n’ai pas l’autre en vision. Tout ce qui m’intéresse, c’est de réussir à matérialiser les images qui sont dans ma cervelle. Je pense que c’est ce trouble social qui fait que le tournage – puisqu’il implique une certaine vie en groupe dont je peine à saisir les codes – est l’étape que je déteste le plus. Cette étape, qui peut généralement flatter l’égo d’un réalisateur, est pour moi une véritable épreuve. C’est un moment durant lequel on me trouve bizarre, on ne comprend pas mes choix artistiques, et où je passe le plus clair de mon temps à me justifier – ce qui n’arriverait pas, j’en suis convaincue, si j’étais un homme. C’est parfois difficile, en tant que metteur en scène, de transmettre les idées à son équipe de tournage. Tout est écrit, détaillé et expliqué dans mes scénarios et mes plans de travail, jusqu’à la lumière, les costumes, les mouvements de caméra, la tapisserie, la façon dont un personnage prend sa clope, la couleur de sa bague, l’aspect de la flamme… pour que l’équipe dispose du maximum d’informations et comprennent ce qu’il y a dans ma tête. C’est très dense à lire, et on me demande parfois d’écrire des versions simplifiées, mais ces informations ne sont pas gratuites – tout le film est là. Il faut trouver une équipe technique avec qui la confiance est assez solide pour qu’elle accepte de ne pas toujours comprendre les décisions artistiques du réalisateur.

Gros plan sur le visage d'une femme dont la moitié de la face est recouverte d'une espèce de sable qui semble lui corrompre la peau ; mais son attitude est calme et déterminée ; issu du film Fornacis réalisé par Aurélia Mengin.

© « Fornacis » (2019) Tous Droits Réservés

Chaque cinéaste a ses obsessions, ses gestes artistiques qui reviennent d’un film à l’autre. Que ce soit au détour d’un plan, d’un motif, d’un geste de caméra, tous tes projets sont habités de motifs religieux, parfois tellement discrets qu’un moment d’inattention suffit à les manquer.

Je suis obsédée par les religions, bien que je m’attaque un peu plus au catholicisme car, prêchant pour ma paroisse, je m’autorise à lui faire quelques petites piques. La Réunion est une terre multiculturelle, habitée par de nombreuses croyances, de nombreux cultes qui s’illustrent par une certaine ouverture – tu peux facilement assister aux rituels et visiter les temples. J’ai un rapport assez érotique à la croix et aux religions en général. Il y a quelque chose axé autour de la punition, de la frustration. Forcément, ça m’interroge. Quand j’étais enfant j’étais très croyante au point que je rêvais de rencontrer Dieu et de rentrer dans des ordres religieux. Adolescente, j’imaginais faire deux métiers : soit donner mon corps, soit devenir nonne. Finalement, mes films réconcilient les deux : j’exhibe mon corps – et ceux de mes comédiennes et comédiens – tout en rendant la religion présente par une recherche permanente du divin, de l’absolu. Mes personnages vont toujours très loin, mais finissent par se confesser, comme Anya à la fin de Fornacis, qui se retrouve dans une sorte de chapelle après avoir trahi la mémoire de sa femme, Frida (Anna D’Annunzio), en couchant avec Wolf (Emmanuel Bonami). Il y a une mise en parallèle entre le fait d’écouter le corps, ses désirs – ce qu’il a de dangereux aussi –, et le besoin de rédemption. C’est quelque chose que je porte en moi, malgré moi, qui vient de mon éducation réunionnaise. Sur mon île, le rapport au corps est différent. Pour les femmes, il n’y a pas ce dictat à la minceur. Elles peuvent s’habiller léger peu importe leur poids ou leur morphologie, être très tactiles, tout en étant paradoxalement traversées par une forme de pudeur, de puritanisme. Mon travail interroge aussi cette contradiction.

D’où des représentations qui tendent vers la désacralisation, sinon le blasphème ?

J’ai tourné la scène d’accouchement d’hostie d’Adam moins Eve dans une vraie église. C’est un de mes plus gros blasphèmes, mais bon, je me suis confessée à Dieu. Il y a des choses que je ne comprends pas dans le catéchisme. Quand Jésus distribue du pain en disant que c’est son corps, bon, soit, j’essaye d’accepter le postulat. Dans ce cas je le prends au sérieux et quand j’écris Adam moins Eve je me dis que je veux comprendre ce truc ! Depuis mon enfance, je me dis putain… Le mec, son corps c’est du pain ! Et Marie, elle ne s’est pas faite sauter et elle accouche ! C’est super compliqué cette histoire ! Moi, ça me perturbe. Et comme tout ce qui me perturbe, j’en fais un film, j’écris un accouchement de pain, d’hostie. Autant dire que c’était compliqué à mettre en scène et à étalonner. (Rires)

Tes films sont reconnaissables par leur esthétique très poussée, profondément maniériste, répondant à une recherche quasi religieuse de la beauté. On pourrait même parler d’une « patte Mengin ».

Quand je réalise mes films, je n’ai pas l’impression que cette esthétique soit si marquée. Ce sont les spectateurs qui me le font comprendre. Mes tous premiers films avaient déjà quelque chose d’extrêmement coloré, qui tient presque du pop art. C’est parce que La Réunion elle-même est très colorée, autant que l’art contemporain dans lequel j’ai grandi. Je ne peux pas vivre dans le blanc, le gris, le terne, il me faut de la couleur, sinon ça m’ennuie. Si j’avais eu du talent dans l’art pictural, je serais devenue peintre. Hélas, puisque je suis incapable de peindre quoi que ce soit, mes films sont comme des tableaux en mouvement. Jamais je ne me lèverai le matin pour faire un film naturaliste. Ça ne veut pas non plus dire que je ne regarde que du Leos Carax, du Nicolas Winding Refn ou du David Lynch. J’ai une écriture visuelle, non pas narrative. C’est aussi ce qui fait que mes films ne mettent pas forcément l’accent sur le déroulement d’un scénario. J’ai envie que tous les gens que je filme soient des héros dans un monde volcanique et saturé. J’ai envie qu’ils soient beaux – mais pas de manière lisse, stéréotypée, comme les standards hollywoodiens –, presque de manière carnivore, au point où on a envie de les dévorer, qu’ils prennent de la place. Je filme peu en plans larges, je préfère les gros plans, quand la caméra est presque collée au visage de mes acteurs, au point de les déformer. J’ai envie qu’ils soient aussi incroyables que le décor, les costumes, les lumières. Certains, comme Philippe Nahon, Emmanuel Bonami, Stefano Cassetti, Patricia Barzyk ou Anne-Sophie Charron, comprennent la façon que j’ai d’appréhender l’acteur comme un élément du film, un tube de couleur parmi tous ceux qui composent l’œuvre. Ça demande évidemment une certaine humilité, et d’adopter une approche différente de ce métier. Ma vie est tellement stylisée que ça déborde dans mes films. Le style, au même titre que la musique, fait partie de la narration, il sert le scénario, ce sont des personnages à part entière. J’espère que ce n’est pas ressenti comme de la gratuité, car on ne peut pas aborder mes films en occultant toute cette direction artistique. Comme je n’ai pas fait d’école de cinéma, je n’ai pas appris son langage classique. Pour faire une comparaison avec l’art contemporain, je dirais que je fais du « cinéma brut » comme il y a de l’art brut.

Christophe Lambert tenant un néon dans les mains avance dans un tunnel de chaufferie, devant des fumées épaisses ; scène du film Subway de Luc Besson pour notre article sur la Nouvelle Vague.

© « Subway » de Luc Besson (1985)

Leos Carax, que tu viens de citer, a représenté dans les années 1980-1990 avec Jean-Jacques Beineix et Luc Besson un nouveau mouvement qui s’appelait le « cinéma du look », qui vient – pour résumer très vulgairement – d’un héritage MTV, de l’esthétique publicitaire et du vidéo-clip. Ça te parle ?

J’ai découvert tout récemment l’expression « cinéma du look » dans un article anglais d’Anton Bitel consacré à Scarlet Blue ! Il faut savoir que dans mon enfance à la Réunion, je n’avais qu’une seule chaîne de télévision, qui réunissait un peu tout : TF1, France 2, France 3… Une espèce de pot-pourri d’émissions qui nous arrivaient avec plusieurs mois de retard. Les fast-foods et les supermarchés sont apparu quand j’avais 14 ans, sinon plus tard. Idem pour les clips musicaux, auxquels je n’ai eu accès qu’une fois à Paris. Si la Réunion s’est beaucoup modernisée depuis, il y avait à l’époque comme un gap culturel énorme avec la France, qui est aussi révélateur des films que je fais. J’ai dû rattraper et comprendre tellement de choses en très peu de temps. On me compare parfois à Dario Argento, Alejandro Jodorowsky, Mario Bava, ce qui est super… Mais je n’ai jamais vu de films de Bava et je n’ai découvert Jodorowsky que tardivement, après avoir réalisé Fornacis, à force qu’on m’en parle ! Idem pour Argento, qui n’est arrivé dans ma cinéphilie qu’après Autopsy des délices – ces films-là n’arrivaient pas jusqu’à chez moi ! Ma culture cinématographique est un héritage de mon père, qui nous abreuvait mon frère et moi de ses VHS. Il voulait d’ailleurs être cinéaste avant de se tourner vers la peinture. Etant franco-allemand, il m’a emmené très jeune vers le cinéma expressionniste allemand, Murnau, Fritz Lang, mais aussi Buñuel, Dali, Godard, le cinéma muet, les westerns… On m’a donc tellement de fois associée à des cinéastes que je ne connaissais pas. C’est me positionner contre mon gré, en omettant la singularité de ma situation. Mais à contrario, ça a aussi quelque chose de rassurant d’ainsi m’inclure dans des familles de cinéastes. J’ai une histoire familiale dense, autant du côté de mon père – un grand père soldat français fait prisonnier en Allemagne où il a rencontré ma grand-mère durant la seconde Guerre Mondiale – que de ma mère – la grand-mère de ma mère était esclave, c’est encore très récent. Ce passé explique la quête d’absolue liberté qui me traverse, autant que ma sincérité et mon rejet des compromis. Par ailleurs, la Réunion subit chaque année des cyclones qui commettent des intempéries et des dégâts immenses, ayant parfois pour conséquence de nous priver d’eau, d’électricité, de téléphone pendant longtemps… À ça s’ajoute le fait d’avoir grandi au Tampon, la ville du volcan de La Fournaise, volcan le plus actif au monde. C’est primordial de connaître mon histoire et mes origines pour comprendre ce que c’est d’être une réalisatrice d’outre-mer. Puisqu’en France on juge autant les films que ceux qui les font, la différence folle de culture et de niveau de vie entre la France et la Réunion des années 1980 dans laquelle j’ai grandi doit expliquer en partie le rejet, presqu’épidermique, dont mes films peuvent être victimes de la part des festivals de cinéma en France. Le manque de compréhension se place aussi dans ce gap. Donc quelque part, le cinéma du look, autant pour leurs propositions formelles que pour le mépris qu’ils ont pu connaître à l’époque, ça me parle. C’est aussi pour ça que je me réclame bien plus de l’art contemporain.

Il y a dans Fornacis, et encore plus dans Scarlet Blue, une façon de filmer très aérienne, flottante, très libre qui me fait inévitablement penser au travail du cadre chez Gaspar Noé. Sachant que tu l’as programmé à plusieurs reprises dans ton festival, quel est ton rapport à son cinéma ?

Ma relation au cinéma de Gaspar Noé est toute en nuances. En tant que fondatrice et directrice du Festival Même Pas Peur, je suis convaincue qu’il faut programmer ses films, car ses propositions sont toujours singulières, percutantes, et ça fait une trentaine d’années maintenant qu’il bouscule le paysage cinématographique français. Mais en tant que réalisatrice, je ne me sens ni proche des histoires qu’il met en scène, ni des rôles féminins qui traversent ses films et le regard qu’il pose sur les femmes plus généralement. Par contre, j’aime le soin qu’il apporte à la photographie, aux cadres et aux mouvements de caméra dans chacun de ses films. Son esthétisme me parle, surtout dans Enter the Void (2009), qui est mon préféré de sa filmographie.

Et vous avez pour point commun Philippe Nahon, que tu as dirigé dans Karma Koma, Autopsy des délices et Fornacis.

Nous étions très proches, au point d’habiter presque dans la même rue ! Philippe a été – avec Jackie Berroyer – le premier parrain de Même Pas Peur. Il a fait la voix off d’Autopsy. Pour la petite histoire, j’avais écrit sur-mesure son rôle dans Fornacis. Il a adoré faire ce personnage avec un petit look à la Jean-Paul Gauthier, avec des petites bretelles à pois, le petit bandana rouge, la marinière… J’ai su que je pouvais lui faire confiance le jour où il a accepté de porter un kilt pour Karma Koma ! Il aimait beaucoup Gaspar et voulait que je le rencontre. Après m’avoir posé trois lapins, on a finalement mangé ensemble et le feeling n’est pas du tout passé – il a joué un personnage très macho et on n’avait rien à se dire. Je me sens plus proche de l’univers de Lucile Hadzihalilovic, de ce qu’elle est, de sa sensibilité, que je m’engage d’ailleurs à mettre en avant à Même Pas Peur. Fornacis a été programmé il y a environ quatre ans au Festival international de films de femmes de Créteil, ce fut le premier film fantastique de l’histoire du festival. La directrice Jackie Buet l’a tellement aimé qu’elle a décidé, deux ans plus tard, de créer une sélection de films de genre. Elle l’a inauguré en invitant les femmes qui font le cinéma de genre d’aujourd’hui, comme la productrice Anaïs Bertrand (Jumbo, 2020, Zoé Wittock ; Chien de la casse, 2023, Jean-Baptiste Durand). On a fait avec Lucile une très belle masterclass pour Arte sur les parcours féminins dans le cinéma de genre, durant laquelle je me suis rendue compte qu’on partageait bien plus que je ne le pensais. Nous travaillons toutes deux le féminin, en questionnant les corps, la nudité, l’innocence, les désirs, la maternité… chacune allant de son regard et de sa singularité. Je partage avec Gaspar Noé la recherche d’une exigence esthétique et un rapport viscéral à la couleur et aux mouvements de caméra – comme si, pour lui comme pour moi, une caméra qui ne bougeait pas était une caméra morte, et donc inapte à filmer la vie. Mais on perçoit dans ses films le besoin d’atteindre le corps des femmes d’une manière qui ne me parle pas. Chez moi, le corps des femmes n’est pas quelque chose à posséder, au contraire : il est libre d’être son propre souverain, son propre chef, c’est le pouvoir.

Vincent Lindon torse nu dans un hangar vide, regarde vers le ciel, perdu ; scène du film Titane.

© « Titane » de Julia Ducournau (2021)

A ce propos, on pourrait longtemps débattre de la notion de male gaze, dont l’évolution due à la popularisation récente m’interroge. Toutefois, force est de constater que ta façon de filmer les corps, le féminin, le désir, opère un certain renversement de ce qu’on appelle maintenant communément le « regard patriarcal ».

On m’a beaucoup parlé du male gaze. A ce sujet on m’a aussi comparée à Julia Ducournau, dont je ne me sens pourtant pas proche. Je ne réfléchis pas au male gaze quand je fais un film, et ils n’ont pas pour vocation de répondre à un air du temps ou une mouvance sociale. Ils expriment simplement mon regard, mes désirs, mon identité. J’ai toujours en tête de ne vouloir ni vulgarité, ni désir masculin, sauf si ça sert un personnage. En ça, la séquence de sexe sur le capot de la voiture vintage entre Alter (Anne-Sophie Charron) et El Gringo (Emmanuel Bonami) dans Scarlet Blue est un très bon exemple. Si en apparence elle a tout d’un cliché parfait du male gaze, ma mise en scène en joue et opère une bascule, un renversement dans le rapport de force entre les personnages. Alter se révèle terrifiante et pleine de pouvoir, alors qu’El Gringo, un personnage un peu macho, termine la séquence bouleversé, en larmes – l’émotion surgit là où on ne l’attend pas. Puis Alter a une quarantaine d’années, elle porte un pantalon en velours épais et un long trench en cuir qui compliquent l’acte sexuel, et on l’a vue vomir devant la voiture juste avant. Durant toute la durée de la séquence, c’est elle qui a le contrôle, jusqu’à un cri strident en regard-caméra qui s’adresse directement au spectateur et désamorce brutalement la tension érotique. C’est d’ailleurs amusant d’observer que la réception de cette scène est complètement différente au dépend du genre du spectateur. Beaucoup d’hommes m’ont rapporté qu’elle leur glaçait le sang, et que plus généralement, les personnages féminins de mes films leurs font peur, alors que plein de femmes les reçoivent comme une forme d’empouvoirement. Mes films sont des odes à la liberté de chacun et chacune, et je ne me positionnerai jamais en féministe inquisitrice de ce qu’est le féminisme – alors qu’à la Réunion, c’est encore très commun de déclarer ne pas être féministe. Une femme ne devrait en aucun cas en juger une autre. Quand Anne-Sophie (Charron ndlr) tourne cette scène, elle a cinquante ans. Amélie Daure, avec qui elle partage le rôle d’Alter, n’est pas loin de la quarantaine. Patricia Barzyk, qui joue la mère d’Alter, Rosy, a la soixantaine, elle a des formes… Et on s’en fiche ! Je trouve toutes les femmes belles, je les aime profondément. Je ne cherche pas à les filmer comme des objets, ou même à les rendre désirables. Je les filme telles que moi je les vois, et je vois du pouvoir dans chacune d’elle. C’est crucial de porter à l’écran des personnages féminins forts qui ont plus de quarante ans. Il y a un cruel manque de ces représentations.

Tu endosses sur chacun de tes films les rôles de réalisatrice, mais aussi d’actrice. Comment trouves-tu l’équilibre sur tes tournages entre le fait d’être devant et derrière la caméra ?

La réponse est dans l’art contemporain, encore. J’ai grandi avec des artistes performeurs. Je pense notamment à Lydie Jean-Dit-Pannel, une activiste écologiste et féministe, qui met son corps au centre de son dispositif artistique. Elle se fait tatouer des papillons sur le corps, se fait photographier ou filmer nue dans des zones nucléaires interdites pour dénoncer le capitalisme, la suprématie de tel ou tel pays, les massacres… J’aborde donc le cinéma comme un art de la performance. Faire des films comme Scarlet Blue avec un tel manque de moyens et de temps tient en soi de la performance ! Tous mes plans sont travaillés en amont. Je les ai en tête, je les vois. Donc je les explique dans le détail à mon cadreur et j’organise une répétition. Je trouve une doublure improvisée le temps de montrer le cadre à mon équipe, puis on tourne. J’ai fait une école d’acteur, pas de réalisation. Je suis passée à l’écriture et à la réalisation en partie pour pouvoir m’écrire des rôles, car personne ne voulait me faire jouer. Ce serait donc impensable de réaliser un film où je ne joue pas dedans. Dès lors qu’il faut jouer, pour moi ça devient de la récréation. C’est peut-être le seul moment où je prends un vrai plaisir. Plus les scènes sont bizarres à tourner, plus je m’éclate. J’aime me mettre en danger, comme lors de la scène de masturbation argentée sur les colonnes. La vraie difficulté a été de maintenir debout ces putains de colonnes et d’avoir un bel effet avec la fumée qui ne tenait pas ! C’est évidemment aussi une épreuve pour le corps. Pour obtenir la lumière que je voulais, on devait tourner à 7h du matin. Il faut compter presque quatre heures de maquillage avant ça. Le tournage dure toute la journée, et le dérush se fait dans la foulée… Sur mes tournages je dois dormir une heure par jour. Ce qui m’a agacé, c’est que le producteur exécutif qui devait avoir les autorisations pour m’obtenir un enclot protégé, à l’abri des regards, ne l’a pas fait. Donc des gens promenaient leur chien, des familles passaient et pouvaient me voir en train de jouer une séquence de masturbation. C’était tout autant difficile que bien que je tourne peu de prises, elles sont très longues. La séquence de sexe dans les toilettes s’est faite en seulement deux plans, large et resserré, en une prise chacune.

Face à l’aspect abstrait de tes films, à cette écriture, cette narration qui passe avant tout par l’image, comment diriges-tu tes comédien.ne.s ?

Dès le début de mes études en école d’acteurs studio, je me suis tout de suite tournée vers la direction d’acteurs. J’adorais faire travailler mes comédiens avec la méthode de Meisner. Pour Scarlet Blue, j’ai pris la décision d’avoir deux actrices pour jouer le personnage d’Alter d’une scène à l’autre. Toute sa folie, son trouble, sa dimension schizophrénique sont joués par Anne-Sophie Charron et l’aspect réaliste, social, la dépression dans le réel par Amélie Daure. Les deux actrices ne savaient pas ce qu’avait tourné l’autre, donc la mémoire des scènes était fragmentée, et elles devaient se partager le même costume. Ça produit dans leur jeu une forme de malaise constant, de désorientation qui sert le personnage. Le film s’inspire d’une amie d’enfance qui est devenue schizophrène à l’adolescence et qui a vécu plusieurs épisodes qui s’accompagnaient de perte de mémoire. En général je n’aime pas tourner plein de prises, surtout lors de scènes de corps qui peuvent être éprouvantes, autant pour les comédiens que pour l’équipe. J’encourage donc les comédiens à tout donner en une fois. Le jeu est une forme de mise à nu, on s’expose, on joue de son image. Puisque mes films contiennent des séquences un peu « touchy » comme celle de la masturbation argentée ou des toilettes, c’est mieux pour tout le monde de le faire en peu de prises. Et quand c’est moi qui joue, je ne m’économise pas les séquences difficiles. C’est une question de respect de ne pas imposer à mes comédiens des scènes que moi-même je serai incapable de jouer – ça guide aussi l’écriture de mes scénarios. Je fais des films pour ne pas crever, je ne peux pas ne pas créer, c’est une raison d’être qui me dépasse. Donc quand j’écris une scène comme celle de Karma Koma, où un poulet se fait trancher la tête pour verser son sang sur le personnage, c’est plus simple si c’est moi qui tiens le rôle. Mon cinéma n’est pas un cinéma de confort. Il n’y a ni temps ni moyens pour se permettre d’accompagner psychologiquement les comédiens après les scènes. Alors quand c’est moi qui joue des scènes compliquées, puisque je suis la réalisatrice, il n’y a pas besoin de me préserver, d’être aux petits soins comme on bichonne un acteur ou une actrice. Je fais la scène, point. Pourtant, pendant le tournage de Scarlet Blue, mon père était mourant et me disait que j’avais intérêt à le finir avant qu’il ne parte. D’ailleurs, à sa mort, son souhait était d’être exposé dans son musée comme une de ses sculptures en faisant un doigt d’honneur avant sa crémation. Les circonstances qui ont accompagnées sa mort, et surtout la façon dont je les ai vécues, m’ont donné l’impulsion de mon prochain scénario. Alors que d’habitude ils me viennent progressivement en écrivant, là j’ai déjà tout son déroulé, il faut que je le couche sur papier. Je veux associer ma souffrance au fantastique, via une sorte de monde parallèle. Je pense que mon deuil passera par cette écriture. Je dois trouver le courage de m’y confronter pour enfin trouver la paix. Je ne suis pas quelqu’un qui arrive à montrer ses sentiments, c’est pour ça que je fais des films. Je dis les choses, seulement je ne m’exprime jamais aussi bien autrement. Je ne peux pas vivre sans créer.

C’est ce que tu exprimais dans Autopsy des Délices, à travers cette phrase que prononce le personnage de Philippe Nahon : « Créer c’est résister. Résister, c’est vivre. »

Avec le mouvement #MeToo, la parole commence à se libérer sur les violences sexuelles subies au sein de l’industrie. Mais déjà qu’on n’en parle pas beaucoup, je te laisse imaginer ce qu’il en est du harcèlement moral, des violences systémiques, des abus de pouvoir, du mépris… C’est incroyable à quel point j’ai été piétinée en France, et ce même par des grands, des gens qui soi-disant travaillent au développement d’une diversité du cinéma français et disent soutenir des femmes. On m’a organisé un repas avec un producteur de cinéma de genre français, pendant lequel le mec m’a flinguée tout du long. J’ai montré Fornacis à deux distributeurs français connus, qui m’ont dit de ne jamais le montrer à qui que ce soit d’autre car il plomberait ma carrière, qu’il fallait le cacher, que c’était une honte. J’ai été victime de beaucoup de violence, parfois de la part de membres de mes équipes techniques, qui m’ont menacé jusqu’à me briser une côte, contre qui j’ai dû déposer des mains courantes… Certains trouvent que mes discours sont parfois tranchés. C’est la conséquence de vingt ans d’histoires comme ça. Le monde du cinéma est un monde cruel, un monde de réseaux, un entre-soi de diplômés de grandes écoles de cinéma qui se pistonnent de festivals en festivals, de producteurs en producteurs… Mais comment fait-on quand on se situe à la marge ? J’ai sacrifié une partie de moi, en tant qu’être humain, en tant que femme, pour arriver là où j’en suis aujourd’hui. Une partie de moi que je ne retrouverai jamais. C’est pour ça que tous mes films parlent de deuil.

Tes deux longs-métrages ont pour point commun un traitement du motif de la peau, qui devient écaille, s’écaille, se nécrose dans Fornacis, puis qui brille de mille couleurs dans Scarlet Blue. Elle matérialise, incarne, révèle des blessures internes qui débordent, et paradoxalement agit comme une armure.

Mes personnages ont toujours la peau maquillée, que ce soit par de la peinture, des paillettes… Parce que la mienne est recouverte de cicatrices. Et ces cicatrices, il ne faut pas en avoir honte : je les vois dorées, bleues, argentées. Dans la scène de masturbation de Scarlet Blue, je suis recouverte d’une peinture argentée, comme une armure. C’est Jeanne d’arc qui se masturbe sur une colonne antique, le sacrifice de la femme, de sa virginité aux dieux de la création. Le sacrifice des femmes est le grand fil rouge de mes films : mes personnages féminins se sacrifient comme la cinéaste pour ses films. C’est aussi une forme de résilience que d’accepter d’avoir été détruite et recouvrir tout ça d’or. Mes films sont peut-être des cris de douleur, mais je réincarne celle souffrance pour en faire quelque chose de beau. Et au final, le succès de mes films dans les festivals à l’international est un peu comme une vengeance autant qu’un juste retour des choses.

Affiche du film Scarlet Blue réalisé par Aurélia Mengin.Comment envisages-tu l’avenir ?

Fornacis et Scarlet Blue ont beaucoup voyagé : États-Unis, Roumanie, Mexique, Espagne, Italie, Angleterre, Nigéria, Afrique du Sud, Canada, Tchécoslovaquie… Les deux ont d’ailleurs sélectionnés respectivement à la 26e et la 29e édition d’un des plus importants festivals de cinéma en Inde, le Kolkata International Film Festival. C’est étonnant, car ils abordent tous deux l’homosexualité, qui était encore interdite là-bas à ce moment-là. Le festival avait si peur de la réaction du public qu’un garde du corps nous suivait partout. Et pourtant, l’amour du public indien pour mon travail a été hallucinant. Bien que Fornacis soit un film assez dur, qui parle quand même du deuil, la dimension minérale comme métaphore a trouvé un écho très fort avec leur culture. Le public indien m’a expliqué que, chez eux, ce n’est pas l’enveloppe corporelle qui compte, mais l’après, le minéral justement. Ils ont aussi été touchés par la question des maladies mentales, de la schizophrénie qu’aborde Scarlet Blue, encore tabous dans le cinéma là-bas. Scarlet Blue est aussi récemment passé par le Frightfest – qui est quand même l’un des dix meilleurs festivals de fantastique au monde – où il a emballé la presse britannique ; le Torino Underground Fest en Italie, où j’ai remporté le prix de la mise en scène ; et fera bientôt sa première au FogFest, au Canada, et au Derby Film Festival, en Angleterre… J’espère que d’autres encore le sélectionneront ces prochains mois, et qu’il m’aidera à trouver un producteur pour mon prochain projet, « Le Soupir des Papillons », un drame fantastique centré autour de trois personnages féminins particulièrement mystérieuses en quête de rédemption et d’amour. Scarlet Blue marque un nouveau pallier dans ma filmographie, et j’ose espérer que c’est le film qui opérera un tournant dans ma carrière en me permettant de passer d’un manque de moyens et d’un isolement à une forme de soutien. De là, peut-être que j’aurai accès à des tournages plus doux. De plus en plus de personnes questionnent mon absence dans les festivals francophones de cinéma de genre et la non-distribution de mes films en France. Peut-être que ça aussi, c’est voué à changer ?

Le livre Le cinéma de genre au féminin (Marine Bohin & Julien Richard-Thomposon, Jaguarundi Editions) a permis de donner la parole à de nombreuses réalisatrices. Est-ce que pour toi, l’état du cinéma de genre au féminin connaît une amélioration ?

Je pense que le cinéma de genre au féminin est en bonne voie, ça devient presque une tendance. Plein d’opportunités s’offrent aux jeunes réalisatrices. Toutefois, je ne m’identifie pas comme une cinéaste de genre, mais de liberté. Et je m’interroge encore quant à la possibilité de s’exprimer et de faire un cinéma libre et affranchis des cases.

Propos de Aurélia Mengin
Recueillis et retranscrits par Louise Camerlynck


A propos de Louise Camerlynck

Depuis qu’elle a cassé son cube de Lemarchant, Louise s’occupe comme elle peut : soirée apocalyptique avec Dark, extraction d’organes tatoués de Saul, dîner avec Jennifer… Rien n’y fait, elle s’ennuie. Alors elle écrit, jour et nuit, comme si elle manquait de temps, et s’en remémore un – l’époque bénie des premières creepypasta et let’s play horrifiques – que les moins de quinze ans ne peuvent pas connaître. Fan de SF, d’animation et de cinéma queer, vous la trouverez toujours aux premiers rangs des salles de cinéma ou des concerts, de punk local comme de Taylor Swift. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rit1i

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