La Plateforme 2


La Plateforme 2 disponible sur Netflix est une scarification libératrice, religieusement infligée, et peu importe au fond le sens et la finalité qu’elle voudra bien se donner. C’est pour sûr l’une de ces créations qui prend de surprenantes dimensions, et mène une vie indépendante de son créateur : voici une de ces vies.

Plan en plongée zénithale sur une grande table remplie de mets et de nourriture ; un homme et une femme sont d'un bout à l'autre ; issu du film La plateforme 2.

© Tous Droits Réservés

Sur l’autel sacré d’un cauchemar espagnol

Peut-on reconnaître une patte espagnole à cette horreur sérieuse, cruelle et utile ? Une projection infernale de l’Histoire, qui irait de pessimismes jubilatoires en catharsis romantiques ? Une occasion peut être de se replonger dans la filmographie d’un Guillermo del Toro ou d’un Pedro Almodovar… Mais revenons à nos moutons, et d’abord, quelques évidences. Ce deuxième volet est moins bon que le premier, en retirant le voile, Galder Gaztelu-Urrutia fait preuve d’une gourmandise maladroite, un appétit de symboles, qu’il avait jusqu’alors tempéré au profit d’une lente narration, longue et pesante mise en place des mécanismes de tensions, et d’une intense — ce qui est rare — représentation de la violence. Ici, et c’est ce qui fait paradoxalement mon accroche à cette suite c’est un foisonnement d’idées et d’images, ou plus précisément, une illustration bizarre et enragée de la vie des idées, qui vient peser de tout son sens sur la cinématographie. J’éclaircirai plus bas cette affirmation évasive. La Plateforme premier du nom nous avait donc laissés au fond de ce trou, à mi-chemin entre une prison, un asile, et une expérience scientifico-sociale sadique. Un trou composé d’une superposition de cellules, des centaines d’étages, s’enfonçant toujours plus profondément dans le sous-sol. Nous avions découvert une hiérarchie dans la chaîne verticale : les gens du dessus reçoivent davantage que les gens du dessous. Deux habitants par étages. Tout est automatisé, la distribution de la nourriture se fait par un monte-charge en lévitation, la plateforme, perforant les cellules en leur milieu dans sa descente, en un puits donnant sur l’abîme. Évidemment, la nourriture profite surtout aux étages supérieurs, et la plateforme est souvent déjà vide passée la première centaine d’étages. Chaque mois, les habitants sont endormis par l’administration pour être réintroduits aléatoirement dans un autre étage de la chaîne, et nous suivions alors le personnage de Goreng (Ivan Massagué) surnommé mi caracol, mon escargot, par son compagnon de cellule, dans sa lente découverte, son exploration curieuse et innocente des lieux. Dans cette deuxième partie tant attendue, la déclamation cryptique et délicieusement dérangeante de ce conte initiatique espagnol périclite sous le joug calamiteux de l’ambition intellectuelle. La lenteur du cheminement mythique de l’escargot, de Goreng, l’anachronique, qui avait emporté dans ce trou le Don Quichotte de Cervantes comme unique bien personnel, se dissipe là, avec Perempuan (Milena Smit), personnage principal de ce deuxième film qui se dissipe dans sa grande agitation spirituelle. Par ailleurs, la chronologie est déroutante, et cet entrelacs temporel, qui pourrait faire une qualité, ne la fait pas. Ce qu’on croyait être une suite se révèle être un préquel, mais il devient difficile devant l’effervescence des illusions d’être sûr de quoi que ce soit. Cette fois, nous suivons donc Perempuan, qui semble être lié à Goreng, nouvelle arrivante dans le trou, et qui va embrasser un destin similaire au sien : une exploration réfractaire des lieux, une tentative désespérée de s’approprier le béton. Arrivant avec ce nouveau rythme, symboliquement féroce, ce préquel vient au détriment de l’intégrité de la saga, qui perd un peu de son style malgré toutes les récurrences qu’on peut trouver entre les deux volets, des particularités esthétiques et d’ambiance, de mise en scène, déjà bien décrites par la critique du premier, que vous pouvez retrouver ici.

Un homme hagard, chauve et torse nu, observe la flamme du briquet qu'il tient dans sa main, dans La plateforme 2.

© Tous Droits Réservés

Alors avec cette suite, on s’engouffre, plus loin encore dans le trou, El Hoyo, de son titre espagnol, que les Français ont décidé de ne pas traduire littéralement, et c’est subtil, ils rendent par la même hommage à ce que la plateforme, en particulier, a de sacré dans ce système. Au-delà du trou qu’elle traverse, couloir entre deux mondes, elle se fait temple, accueillant, chaque jour, en rituel, l’esprit divin de l’administration. C’est autour d’elle que s’organise la messe païenne quotidienne, étrange autel, que seule l’élite religieuse punitive peu fouler, et que le barbare vient profaner en l’abordant. Nourricière et colérique, pourvoyeuse de nourriture et punissant quiconque se dérobe à sa main : ces scènes d’un châtiment machinal donnent à la saga les apparats d’un jeu sadique d’enfermement mais, ce n’est qu’apparence, l’ambition est bien plus lourde et sérieuse, elle n’est point de divertir. C’est donc autour de la plateforme que l’on observe s’agiter ce magma obscur, la vie des idées et des croyances dont je parlais plus haut, plus incarnée que jamais dans les corps de ces bagnards, soumis aux plus déconcertantes conditions. Dans les profondeurs d’une verticalité aléatoire, où les menus fils des destins ne sont pas tendus à la naissance mais retissés périodiquement au bon plaisir des Parques… Dans un puits mouvant à l’image des parois labyrinthiques du Tartare, où toute l’intelligence de l’Homme est mise au service d’une machinerie sadique, d’un piège de béton pas plus carcéral qu’un concentré d’existence tragique mise en pression dans un canon sous-terrain… Dans ces conditions donc, la vie change d’échelle. De sa dimension temporelle à sa dimension spatiale, tout est distordu, en un étrange et fascinant exercice cognitif. Si le premier volet, malgré l’horreur qu’il a pu inspirer à certains spectateur, nous avait quelque part ménagés par sa narration lente, et c’est dire à quel point cette suite est déroutante, ici le réalisateur achève de nous désorienter narrativement en plus de s’appliquer toujours à nous dégoûter, et les quelques révélations sur le mécanisme de la structure, la rendant plus palpable, concevable, n’ont fait qu’approfondir le pendant psychique du gouffre, spirituellement déchiré par les perforations violentes de la plateforme.

Dans cet enfer étrangement consenti, l’échelle de vie humaine est donc distordue par un système de redistribution mensuelle des cellules, loterie immobilière où chacun espère obtenir la mieux placée dans l’ordre vertical imposé par la cruelle descente de l’autel sacré qu’est cette plateforme nourricière, de moins en moins nourricière à mesure de sa progression vers l’abîme. C’est presque comme éprouver mensuellement une certaine réincarnation, rendant à mesure bien réelles les réminiscences de nos vies antérieures. C’est d’un côté toutes les expériences traumatiques compressées en une vie, mais aussi, de l’autre, toutes les vies compressées en une expérience traumatique. Il y a là une façon, comme pour le rite de passage, ou la catharsis — et les flashbacks d’entretiens d’admissions qui se multiplient dans ce deuxième film viennent confirmer ce sentiment — de naître ou renaître au monde. À défaut de consulter le chaman, de se confesser au curé ou au psychologue, l’on consent à cette descente aux enfers, qu’on espère libératrice.  En tant que spectateur, une fois qu’on a consenti à vivre ces traumatismes en commun, ces vies antérieures, maintenant tous bien compressés et protégés par le grand toit de cette souffrance partagée, et à défaut de nous en guérir ou de guérir la société, Galder Gaztelu-Urrutia nous entraîne dans le sillon démoniaque de sa couveuse bétonnée, qu’il voulait peut-être doter d’une conscience sociale, mais qui épousa la forme tragique du théâtre des aspirations religieuses de l’Homme. Car si dans la catharsis le voyage est intérieur, ici, il est autrement plus réel, et la quête de sens, ou de morale, vient rapidement s’échouer sur les murs de bétons gris. En un tel incubateur, tordeur de temps et d’espace, l’agitation spirituelle est démesurée, et une religion, une croyance, peut naître et mourir en une dizaine de mois, en une dizaine de vies, portée par un esprit humain désespéré qui explore chaque possibilité pouvant expliquer sa condition fatale. Et La balle d’espérance enflammée rugissante qui file hors du canon, en unique survivante du chaos grondant qu’on a voulu ordonner, perce sans doute l’extérieur de toute sa vitalité, déchire le monde au premier contact, vient scinder l’univers en deux, donne naissance au ciel et à la terre. Enfin, c’est ce que pourrait se dire Perempuan, héroïne de cette descente aux enfers sans retour, ou tout spectateur, qui voudrait mythifier son destin. Nous sommes sur ce degré d’intensité du tragique. Il y a quelque chose de mythologique dans ce gouffre.

Une jeune femme est prostrée sur un petit lit une place, plongée dans une violente lumière rouge ; plan issu du long-métrage Netflix La Plateforme 2.

© Tous Droits Réservés

Un mythe, d’ailleurs, est en genèse dans le trou. Et la croyance va maintenant s’approcher d’une crête vertigineuse. Dans La Plateforme 2 nous découvrons toute sorte d’individus spiritualisés : des disciples, je reviendrai plus bas sur ceux-ci, des loyalistes qui respectent l’ordre établi, et leurs équivalents profanes, des barbares qui refusent cet espoir civilisateur. Tous ces individus religieusement inspirés gravitent autour d’un mythe fondateur, autour de l’héritage mystérieux d’un prophète. La superposition de ces cellules d’incubation, chaîne humaine toute ensevelie, aura contraint ses habitants au commérage le plus archaïque mais, de proche en proche, la parole s’est répandue. Le temps a beau filer à une vitesse surhumaine sous la pression titanesque de la terre, pesant silencieuse de tout côté, sous l’échelle surréaliste de cette vie mensuelle renouvelable, le demi-millier d’âmes — presque 666 — peuplant cette vallée des tourments, reste soumis à la plus élémentaire des méthodes de communication. Un personnage, fervent prédicateur de la parole divine, paradoxalement surnommé Robespierre (Bastien Ughetto) pour ses idées humanistes mais qui sous les échelles distordues du trou est un révolutionnaire déjà bien empatté dans le pouvoir, est très représentatif de toute cette aspiration religieuse. Par ailleurs, et particulièrement en temps de révolution n’est-ce pas, les têtes tombent là où une idée l’emporte, dit-on. L’ordre vendu par le prédicateur, bientôt ordre établi, et toutes ses bonnes intentions finissent par dépendre de la cruauté pour s’implanter. Cette cruauté est portée par un autre personnage, pour le moins mystique, Dagin Babi (Oscar Jaenada), bénéficiant d’une scénographie particulière, d’une iconographie à proprement dit, et qui est à la tête des disciples. Ce groupe restreint d’individus hautement placés dans la hiérarchie improvisée du trou est une élite religieuse punitive qui vient châtier quiconque se dérobe à la main salvatrice du prophète. Ils sont à l’image de la plateforme, colérique, bien qu’à défaut de nourrir, ils sauvent. A eux tous, ils épuisent le mythe, et quand la croyance faiblit ils épuisent l’idée, et la révolution passée, ils s’épuisent eux-mêmes et alors seulement, seulement advient la transfiguration mystérieuse : un enfant est recraché par la plateforme, à nouveau. Et à son tour, c’est la vie qu’on épuise, en la renouvelant.

Les flammes des croyances auront bien dansé sur la plateforme, sur l’autel sacré, elles sont venues explorer de leur mains irrationnelles et chaudes les raisons d’être de ce trou. La lumière imaginaire, crépitante, est venu dessiner les contours du plus profond néant, et nos héros éprouvent ici une étrange catabase, sans retour. Ainsi, et malgré les Robespierre, les révolutions solidaires, les prophètes et les espoirs vains, les interprétations et les ambitions, c’est l’agitation spirituelle de nos exilés plus ou moins volontaires qui frappe, qui plaît, c’est la fatalité de leur condition qui séduit. Matérialisation sadique d’un piège existentiel. Voilà donc l’indépendance que La Plateforme 2 est venue prendre sur moi, ainsi donc elle résonne malgré elle, malgré ses défauts. Ne résonne-t-on d’ailleurs jamais vraiment que malgré soi ? Netflix ne produira peut-être jamais de cinéma, au sens noble du terme, c’est toutefois une curiosité essentielle de notre temps, et si la plateforme nous assujettit plus qu’elle ne nous nourrit, dans tout ce qu’elle a d’une administration obscure, l’esprit mystique peut néanmoins y voir descendre, côtoyant les assiettes vides et les carcasses, une image intacte, d’une beauté incertaine mais nouvelle, qui puise dans la vie, ou plutôt, qui l’épuise…


A propos de Thomas Sekulic

De ses jeunes années passées à Paris, l'on ne retiendra rien. La paresse aura bientôt recouvert de son lierre l'entièreté du corps blanc, et c'est la barbe truffée de feuilles qu'il entre au salon du monde littéraire. Au cinéma, il guette l'avènement d'une nouvelle foi, en lui. À chaque projection, une nouvelle initiation, une nouvelle suspension d'incrédulité. Il ère, le coeur ouvert à ces dieux faits d'image et de musique, souverains sur des fauteuils rouges. De la salle obscure, il sort apostat, ou, plus rarement, disciple. Vous l'aurez compris, oisiveté oblige, avec lui, pas de méta-analyses pointues, rien que cet abandon lyrique à la contemplation.

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

9 + 13 =

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.