Joaquin Phoenix, autopsie d’une cicatrice


Bientôt quarante ans que Joaquin Phoenix écume les plateaux de tournage se constituant l’une des filmographies les plus impressionnantes du tout Hollywood et bientôt quarante ans qu’il continue d’interroger : derrière ces personnages souvent névrosés, qui se cache ? En creusant, la filmographie de Joaquin Phoenix ressemble à une longue errance dans les traumatismes de sa jeunesse.

Joaquin Phoenix en Bobby Green dans La nuit nous appartient, assis contre un mur tout en vitre ; il porte une veste cuire, les cheveux gominés, et dirige son regard devant lui, sérieux.

« La Nuit nous appartient » de James Gray © Tous droits réservés

Et au milieu toujours River

31 octobre 1993, Los Angeles. Il ne reste au comédien River Phoenix que quelques marches à gravir pour atteindre le toit du monde hollywoodien. Il a vingt-trois ans et a déjà remporté une Coupe Volpi à la Mostra de Venise et obtenu quelques nominations dans les plus prestigieuses cérémonies. Joe Dante, Rob Reiner, Peter Weir, Sidney Lumet, Steven Spielberg et Gus Van Sant : voilà une liste de noms prestigieux avec lesquels il a tourné à l’aube de sa vingtaine. Il doit, à ce moment-là, tenir le rôle d’Arthur Rimbaud dans Rimbaud Verlaine (Agnieszka Holland, 1995), celui du journaliste dans Entretien avec un vampire (Neil Jordan, 1994), ou Andy Warhol et l’amant de Harvey Milk pour Gus Van Sant. Oui mais voilà, dans la nuit du 30 au 31 octobre 1993, River Phoenix succombe à un cocktail de drogues alors qu’il passait la soirée au Viper Room, une boite de nuit appartenant à un Johnny Depp présent ce soir-là. S’effondrant sur le trottoir et convulsant, il décède donc sous les yeux impuissants de Flea, le bassiste des Red Hot Chili Peppers, sa petite amie Samantha Mathis, mais aussi et surtout, sous ceux de sa sœur Rain et de son frère Joaquin. L’appel de ce dernier au 911 transpercera cette nuit d’Halloween dans la Cité des anges et témoignera à tout jamais du choc et du trauma originel chez le deuxième garçon des Phoenix.

Joaquin et River Phoenix photo de famille

© Tous droits réservés

Et les Phoenix, ce n’est pas vraiment une famille ordinaire. Arlyn Dunetz et John Bottom, les parents, ont tout plaqué dans les années 70 pour vivre au Venezuela et intégrer la secte des Enfants de Dieu. River et Rain subviennent aux besoins du foyer en chantant dans la rue. Après la naissance de Joaquin, Liberty et Summer, la petite famille quitte la secte et se rebaptise Phoenix, comme pour incarner ce nouveau départ. Les enfants participent à des concours de chant et à quelques castings, et c’est d’abord River qui est remarqué pour jouer dans quelques séries comme Sacrée Famille (Gary David Goldberg, 1982-1989), aux côtés de Michael J. Fox, puis dans des films. Il est d’emblée choisi comme tête d’affiche dans Explorers (Joe Dante, 1985) et, surtout, dans Stand by me (Rob Reiner, 1986) où certaines de ses séquences marqueront durablement les spectateurs. L’un de ses choix de rôle, à seize ans, impressionne a posteriori tant il décrit, d’une certaine façon, l’histoire des Phoenix : Mosquito Coast (Peter Weir, 1986). Dans ce film qui raconte l’histoire d’une famille quittant les États-Unis pour le Honduras afin de fuir la société de consommation, on entrevoit la blessure familiale. De ces années hippies, River dit qu’il a vécu ce que l’on nommerait aujourd’hui, et à raison, comme des abus sexuels. Cette mélancolie, on la retrouvera dans deux autres grands films, À bout de course (Sidney Lumet, 1988) et My Own Private Idaho (Gus Van Sant, 1991). Vous vous demanderez quel est le rapport entre ce petit retour en arrière convoquant le fantôme de River et la carrière prestigieuse et bien vivante de Joaquin. Justement, il faut lire dans la filmographie de Joaquin, des échos de ce qu’aurait pu et dû être celle de River et du traumatisme que fut sa perte. Joaquin Phoenix n’est pas tout à fait un acteur ordinaire, lui non plus : ses choix, ses engagements, son jeu dans les films ou avec les médias font de lui un comédien à part dans la A-List hollywoodienne, comme une anomalie que le succès de Joker (Todd Phillips, 2019) ne saurait banaliser. Joaquin continue de perpétuer l’héritage de son frère adoré – ou d’être hanté par lui – et de vivre cette tragédie familiale inlassablement au travers son œuvre. Une cicatrice bien plus béante qu’elle n’y parait…

Joaquin Phoenix en petit garçon, attendant un bus dans une gare routière de nuit casquette rouge sur la tête, dans Portrait d'une famille modèle.

« Portrait caché d’une famille modèle » de Ron Howard © Tous droits réservés

La carrière du jeune Joaquin a commencé dans le milieu des années 80, au même moment où River enchainait les tournages. Il fait quelques apparitions dans des séries plus ou moins cultes de cette période comme L’Homme qui tombe à pic (Glen A. Larson, 1981-1986), Arabesque (Peter S. Fischer, Richard Levinson & William Link, 1984-1996) ou Superboy (Alexander & Ilya Salking, 1988-1992), où il est crédité Leaf Phoenix. Fait intéressant, initialement Joaquin est le seul de la fratrie à ne pas avoir de patronyme lié à la nature ou au mode de vie bohème de ses parents – avec River, il y a Rain, Liberty et Summer ; pour se « normaliser » au sein du clan, il adopte donc le prénom Leaf, qui veut dire « feuille » pour les moins anglophones de nos lecteurs. Tous les enfants sont donc sollicités un peu partout et comme le dit Joaquin Phoenix dans une interview chez Playboy en 2014 : « Nous étions une équipe. […] Nous nous soutenions toujours mutuellement, il n’y avait pas de concurrence ». Une bienveillance collective, toujours en accord avec les préceptes familiaux, où les uns et les autres s’encouragent, se motivent : « Quand j’avais quinze ou seize ans, mon frère River est rentrer à la maison avec la cassette de Raging Bull sous le bras. Il m’a fait regarder le film et m’a dit « Tu vas recommencer à jouer, c’est ce que tu vas faire ». Il ne me l’a pas demandé, il me l’a dit. Et je lui en suis redevable car être acteur m’a donné une vie incroyable » (Joaquin Phoenix, discours Mostra de Venise 2019). Le cinéma, Leaf commence à y mettre les pieds en 1986 avec Cap sur les étoiles de Harry Winer, qui rappelle dans les grandes lignes Explorers, où jouait River. Mais c’est surtout dans Portrait craché d’une famille modèle (Ron Howard, 1989) qu’il collabore avec de grands noms du cinéma comme Steve Martin, Tom Hulce ou Rick Moranis. Puis intervient le décès de River en 1993 et Joaquin décide, avec sa famille, de s’éloigner un moment des caméras et du harcèlement des journalistes pour vivre son deuil en discrétion.

Joaquin Phoenix en Empereur Commode, l'attitude arrogante au Sénat, tenant une épée derrière sa nuque, nonchalamment.

« Gladiator » de Ridley Scott © Tous droits réservés

Il faudra attendre deux ans pour que Joaquin revienne sur les plateaux de tournage grâce à un fidèle de la famille Phoenix, Gus Van Sant. En lui confiant – comme il l’avait fait pour River puis pour Rain dans Even Cowgirls Get The Blues (1993) – un rôle torturé dans Prête à tout (1995), le cinéaste met en lumière, d’emblée le malaise émanant de Joaquin Phoenix. Dans ce long-métrage inspiré de l’affaire Pamela Smart, où une femme manipule un jeune garçon pour faire assassiner son mari, tout le trouble de l’acteur sert le propos. Joaquin reprend ici son prénom de naissance, comme pour se défaire, d’une certaine manière, d’un alter ego familial lui pesant trop lourd. Ses rôles suivants, dans U-Turn (Oliver Stone, 1997) ou 8 Millimètres (Joel Schumacher, 1999), iront eux aussi dans ce sens : loin de la gueule d’ange, en apparence, de son grand frère, Joaquin se construit une image de personnage venimeux qui trouvera son point d’orgue dans Gladiator (Ridley Scott, 2000) où il incarne l’Empereur Commode à la méchanceté teintée d’anxiété, déjà. Un rôle qui le fera connaitre aux yeux du monde entier sans que le rapprochement avec River Phoenix ne soit fait. Il épate ensuite dans Quills, la plume et le sang (Philip Kaufman, 2000) puis dans The Yards (James Gray, 2000), accélérant par la même occasion sa cadence de travail.

Joaquin Phoenix, en costume-cravate, une grande barbe, des cheveux hirsutes, des lunettes de soleil, droit contre un mur, très peu éclairé, dans le film I'm still here.

« I’m Still here » de Casey Affleck © Tous droits réservés

Ce n’est qu’avec Signes (M. Night Shyamalan, 2002), après quinze ans de carrière, qu’il interprète un héros positif : Merrill. Dans cette histoire d’invasion extraterrestre à hauteur d’un foyer ordinaire, il incarne le petit frère, celui de Mel Gibson, et ose, pour la première fois, briser le vernis de noirceur qu’il s’était constitué depuis 1993. Sans aller dans la sur-interprétation, il est permis de voir dans ce rôle une passerelle entre la fiction et sa réalité. Sous les traits de Merrill, il donne le change à Mel Gibson, alors star parmi les stars, et l’accompagne dans sa quête spirituelle et éducative. On ne peut s’empêcher de penser que le comédien Phoenix puise en lui, même dans une prestation plus lumineuse, la nécessité de dialogue avec la figure fraternelle égarée. C’est surtout avec Walk the Line (James Mangold, 2005) dans lequel il joue le chanteur mythique Johnny Cash que Phoenix rejoue le drame fraternel. Comme lui, Cash avait assisté à la mort de son grand frère et n’a eu de cesse de se chercher après cela. En interview, Joaquin évacuera constamment la question, mais le rapprochement reste inévitable. C’est en tous cas son premier très grand rôle – il y chante lui-même et passe par tout le spectre de l’acting pur – qui lui vaudra sa première nomination aux Oscars. Dans une nouvelle histoire de frères, La Nuit nous appartient (J. Gray, 2007), l’acteur continue de se glisser dans les pas des cinéastes pour questionner son rapport à la fraternité, entre respect et trahison. De Frères des ours (Robert Walker & Aaron Blaise, 2003), où il double le héros cherchant à retrouver son grand frère jusqu’aux Frères Sisters (Jacques Audiard, 2018), la figure du frangin hante littéralement sa filmographie. Plus largement, les rôles de Phoenix traduisent bien souvent une quête de l’autre. Dans Her (Spike Jonze, 2013), Theodore est si seul qu’il en vient à vivre par procuration, amoureux d’une IA. Dans Two Lovers (James Gray, 2008), Leonard est piégé par ses envies d’ailleurs. Dans Joker, Arthur devient le prince du crime de Gotham à cause du rejet de la société, se fabriquant un alter ego aux habits de clown pittoresque. Dans Beau Is Afraid (Ari Aster, 2023), le héros incarné par Phoenix vit une odyssée pour s’affranchir de la mère castratrice et se (re)trouver lui-même. Même dans son Napoléon (Ridley Scott, 2023), Bonaparte est décrit comme un empereur faible éconduit par son amour pour Joséphine. En somme, Joaquin Phoenix semble guidé par ce genre de personnage à la recherche d’une autre figure, quand ce n’est par une folle envie de se trouver soi-même comme dans I’m Still Here (Casey Affleck, 2010). Dans ce faux-documentaire, un mockumentary – ainsi que les cinéphiles désignent ce genre à part entière – qui ressemble à un suicide artistique, Joaquin Phoenix laisse poindre derrière les agissements bouffons – les fausses bagarres et vraies mauvaises performances de rap – une véritable remise à plat de son statut personnel et public. Le syndrome de l’imposteur – qui est réel à voir sa réaction désarmante de naturel quand il reçoit la Coupe Volpi en 2012 ou son Prix d’Interprétation Cannois en 2017 – est ainsi abordé de front et l’acteur tord et n’épargne pas son image entre prostituées, drogues et irascibilité. Cette performance – car c’en est une ! – où il a mis sa vie entre parenthèse pendant deux ans révèle peut-être le mal-être originel de Joaquin Phoenix : une place qu’il n’arrive pas à trouver ou à s’y sentir à l’aise, sûrement obsédé par l’absence d’un frère toujours présent.

Plan rapproché-épaule sur Joaquin Phoenix l'air sombre, concentré, assis devant un mur composé aux motifs incrustés carrés, tout blanc ; issu du film The Master de Paul Thomas Anderson.

« The Master » de Paul Thomas Anderson © Tous droits réservés

Il est donc fascinant de voir à quel point les deux frères dialoguent à travers leurs films et au travers les époques. Quand River s’en va en guerre dans Dogfight (Nancy Savoca, 1991), Joaquin en revient dans The Master (Paul Thomas Anderson, 2012). River interprète des prodiges musicaux dans Jimmy Reardon (William Richert, 1988) et À bout de course, Joaquin ira plus loin en revêtant le costume noir emblématique de Johnny Cash. On peut aussi voir le John Callahan de Don’t Worry, He Won’t Get Far On Foot (G.V. Sant, 2018) ou le Doc Sportello de Inherent Vice (Paul Thomas Anderson, 2014) comme des continuités du Mike Waters de My Own Private Idaho. Loin d’être pensée en réaction ou contradiction à la (brève) carrière de son grand frère, la filmographie de Joaquin Phoenix libère quelques secrets – qu’il tait comme personne en interview – sur son rapport à l’absence de River d’une part, mais aussi sur le traumatisme des défaillances familiales dont la fratrie fut victime. Avec Le Village (M.Night Shyamalan, 2004), Joaquin Phoenix retrouve un cinéaste et un rôle positif. Alors que le film est une source inépuisable d’allégories en tous genres, notamment sur l’isolationnisme américain, il est possible de transposer le propre passé sectaire des parents de Joaquin Phoenix sur cette petite communauté. Comme River avec Mosquito Coast en son temps, il interroge la notion jusqu’au-boutiste et se questionne sur le bien-fondé d’un tel repli sur soi. Sans que la communauté du Village soit aussi dangereuse – quoique – que la secte des Enfants de Dieu, les dérives sont représentées sans équivoque. Dans Beau Is Afraid, encore, le personnage de Phoenix va à la rencontre de groupes d’individus pas loin de représenter un glissement sectaire. En jouant Jésus Christ dans Marie Madeleine (Garth Davis, 2018), il s’inscrit dans la démarche du réalisateur de vouloir décrire avant tout le mouvement social qui se construit autour du prophète. Mais c’est surtout avec The Master qu’il met les deux pieds dans le plat en interprétant Freddie Quell, un disciple de Lancaster Dodd, avatar de L. Ron Hubbard, fondateur de la Scientologie. Ce film qui lui a permis de remporter la Coupe Volpi de la meilleure interprétation masculine, comme River en 1991, a attiré les foudres de l’Église de Scientologie et en montre tous les mécanismes d’embrigadement. Au-delà de la performance hors norme que Phoenix y propose, il pose la question du message que l’acteur a voulu donner de lui-même. À la différence des cinéastes qui se construisent des motifs plus ou moins clairs à travers leurs filmographies, les carrières de comédiens sont souvent plus difficiles à cerner. À la manière d’un Mel Gibson qui sonde en permanence son rapport à la foi et à la souffrance physique et morale, son petit frère de Signes lui emboite le pas en côtoyant les fantômes de son passé.

Le Joker de Todd Phillips, incarné par Joaquin Phoenix, maquillé en clown, danse dans sa salle de bains miteuse.

« Joker » de Todd Phillips © Warner Bros

Si le spectre de River hante littéralement la filmographie de Joaquin, c’est que ce dernier a dû subir la comparaison avec sa star de frère. À la beauté incandescente et à jamais juvénile de River, on a longtemps cherché à comprendre ce corps vouté à cause d’une malformation de la clavicule et cette lèvre barrée d’une cicatrice. On ne saurait remettre en question le charisme et le magnétisme de Joaquin Phoenix – loin de là – mais il y a quelque chose chez lui de moins évident à appréhender. Dans La Nuit nous appartient, où il campe Bobby, un homme tiraillé entre la morale familiale et les trafics, il apparait arqué. L’acteur sait comment occuper l’espace, et excelle par ailleurs, l’homme semble contrit, ne s’assumant pas tout à fait. Le corps du comédien, si déterminant au travers de ses projets – maigre dans The Master et Joker, empâté dans I’m Still Here ou A Beautiful Day (Lynne Ramsay, 2017) – traduit potentiellement ce malaise et cet empêchement de se libérer complètement. Est-ce lié à un sentiment d’imposture ? Après tout, sans l’aide d’un ami de la famille, aurait-il eu le droit à la même chance ? Là où le talent de River a explosé à ses quinze ans, Joaquin a dû attendre ses presque trente ans pour être à son tour remarqué et reconnu pour son talent. Aurait-il seulement eu sa chance si son frère n’était pas parti aussi tôt ? Est-ce lié à une détestation de soi ? L’homme derrière l’acteur a, on l’a vu, été témoin de dérives sectaires et de la mort brutale de son grand frère. Le mal-être n’a peut-être jamais véritablement guéri… Ce ne sont que des hypothèses pour comprendre un acteur qui, au contraire d’un Christian Bale, par exemple, ne joue pas de son corps comme d’un atout, mais comme d’une prison renfermant des tensions qui cohabitent. Todd Phillips, dans ses deux volets du Joker, magnifie les postures et malformations de Joaquin Phoenix en s’attardant sur ce dos fourbu à plusieurs reprises. Quant à cette cicatrice, celle qui se voit au milieu de sa figure, elle incarne, au fond, tout cela à la fois. L’histoire n’est pas claire sur les origines de celle-ci – il ne s’agirait pas d’un bec de lièvre et Joaquin Phoenix n’a guère de souvenir sur une quelconque blessure dans l’enfance – mais elle illustre cette crête absolue entre normalité et tourments sur laquelle repose l’image du comédien. Une balafre qui lui donne des airs de durs à la Robert Mitchum quand le visage angélique de River le consacrait en jeune premier, héritier de James Dean. Si l’incarnation de Phoenix sous les traits du Joker est si marquante c’est qu’au contact de ce rôle à Oscar, l’acteur trouve un moyen de briser la chrysalide qui semblait jusqu’alors enserrer ce corps contraint. Deux scènes iconiques du film voient ainsi le Joker danser – l’une presque chamanique, torse nu, l’autre en descendant les escaliers du West 167th Street, à New-York. Ses scènes racontent évidemment la libération mentale d’Arthur Fleck, comme elles symbolisent la ré-appropriation du corps de Phoenix par celui-ci. Enfin, l’homme semble se débarrasser des entraves qui le voûtaient jusque-là et joue enfin de toute sa physicalité.

Ainsi libéré et un Oscar à la clé, Joaquin Phoenix va vite être accusé de se normaliser. La rançon de la gloire. Ici et là, on regrette que cet homme vegan et militant pour le bien-être animal, comme son frère, qui évoluait en marge du système, comme son frère, et dont les interviews étaient de sacrés numéros d’équilibristes pour les journalistes, comme son frère, ait finalement cédé aux sirènes des grands studios. On reproche alors à cet acteur dont la filmographie est reconnue fidèle au cinéma indépendant américain – à quelques exceptions près comme Gladiator ou Signes en leur temps– d’avoir rejoint le rang des acteurs assignés aux franchises super-héroïques. Joker : Folie à deux (Todd Phillips, 2024) est d’ailleurs la première suite de sa carrière, à l’heure où il se désolidarise brutalement d’un projet fragile de Todd Haynes dont il était pourtant le moteur et commanditaire. Difficile de tirer des conclusions de ce retrait de dernière minute des plus maladroits. On sait toutefois qu’il a fait grand bruit et que la mésaventure de production que cela a engendré risque de porter préjudice à la suite de sa carrière, d’autant plus dans un contexte où la suite du Joker n’atteint par les scores escomptés. Les remous provoqués par cette défection puis par ce désaveux du public sont d’autant plus dommageables qu’on pensait déceler chez Joaquin Phoenix l’aube d’un nouveau cycle, celui d’un homme désormais en paix avec lui-même. En 2020, il est en effet devenu père de son premier enfant, avec sa femme Rooney Mara. Comme pour panser cette cicatrice laissée par la mort brutale de son frère, Joaquin décida de prénommer son enfant River. Son corps libéré, son frère symboliquement réincarné, Phoenix renaît de ses cendres, fait sa mue. C’est bien tout le mal que l’on pouvait souhaiter à cet écorché vif qui se réinventera probablement encore sous nos yeux. Qui sait, si son génie dépendait de cet inconfort on peut décemment imaginer qu’il continuera à triturer les cicatrices de son passé pour nourrir les traumas de nombreux autres personnages.


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

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