Après quelques essais sur Jacques Tourneur, George Franju ou Georges A. Romero, Frank Lafond avait signé en 2011 l’un des livres d’analyses les plus intéressants sur Joe Dante édité par Rouge Profond.
Lafond et la forme
Lorsque nous avions abordé le cinéma de Joe Dante à l’occasion de sa venue au Festival International du film d’Amiens en 2012, notre dossier s’était contenté de parler des films sans essayer de les re-contextualiser dans la filmographie de leur auteur, oubliant d’y dresser des axes d’analyses, d’en dégager des obsessions, des portes d’entrées. Ce que nous n’avions pas su faire à l’époque, le livre de Frank Lafond, joliment intitulé Joe Dante : L’art du je(u) y parvient à merveille. N’étant pas conçu comme une sorte de pensum total sur l’oeuvre de Dante, le livre préfère s’appesantir sur un seul axe d’analyse, n’omettant pas d’emprunter toutes les ramifications possibles pour en étayer le propos. L’idée générale que draine Lafond s’intéresse à la cinéphilie gourmande du réalisateur et à la manière dont celle-ci imprègne son œuvre et fait dialoguer les époques par des jeux subtils (ou pas) de citations et clins d’œils destinés aux spectateurs avertis (ou pas). Le livre a beau parler de l’aspect référentiel des films de Joe Dante, il évite toutefois l’écueil de la citations à tout va, du name-dropping comme diraient certains, et kidnappe l’attention du lecteur de la première à la dernière page – pour peu qu’il s’intéresse, soyons honnêtes, quand même un petit peu au cinéma de Joe Dante et qu’il ait tout autant que le réalisateur un plaisir pour les jeux de pistes cinéphiles – par le sérieux de son analyse et sa documentation savante. Plus encore, le livre parvient autant à séduire par l’éclairage qu’il offre sur les films de Dante que par le plaisir didactique qu’il met en œuvre pour inciter le spectateur à enrichir sa vision des films du papa des Gremlins (1984) en découvrant parallèlement d’autres, plus anciens, qui ont biberonné le réalisateur et ont contribué à faire de lui le cinéaste qu’il est aujourd’hui.
Parmi les nombreuses théories développées par Frank Lafond – elle se base sur un article écrit par un certain Noël Caroll en 1982 – celle qui a le plus retenu mon attention, est celle du caractère allusionniste du cinéma américain contemporain, à savoir, sa proportion à « se référer à des films antérieurs » et à utiliser comme moteur de narration des mécanismes de représentation tels que « l’imitation complète de référents historiques cinématographiques, l’insertion d’extraits classiques dans de nouveaux films, la mention dans les dialogues de films ou de cinéastes célèbres, le jeu malicieux avec les titres sur les marquises des cinémas, les écrans de télévision, les affiches et les étagères présents au fond des cadres, le remaniement de styles archaïques, la mobilisation de personnages, de stéréotypes, d’ambiances et d’intrigues conventionnels, remis au goût du jour de manière transparente ». Le livre tend à décortiquer l’allusionisme qui touche Joe Dante et comment cet art de la citation fait de sa filmographie un immense jeu de piste cinéphile. C’est là toute la force de l’analyse de Lafond : réussir à convaincre de la singularité de l’oeuvre d’un réalisateur que d’autres pourraient bêtement considérer comme un habile recycleur. Au contraire, Joe Dante : L’art du je(u) met l’accent sur une véritable pensée de la citation, une intellectualisation de la référence, un plaisir aussi, mis en œuvre par Joe Dante de films en films. Cette intellectualisation de la référence n’a pas pour vocation à jouer au plus malin et au plus savant, elle n’est ni autocentrée, ni profondément geek. Elle est mise à l’oeuvre chez Dante avec la plus pure des générosités. Sans être pleinement nostalgique, elle touche parce qu’elle convoque immédiatement une part de l’enfance du réalisateur qu’il parvient à transmettre aux spectateurs, plus jeunes que lui, de bonne grâce, comme un passage de témoin cinéphile. Lafond précise, « Dante ne fait jamais une référence qui ne possède pas une résonance émotionnelle ».
C’est par le prisme du « syndrome de Wak » dont parle l’auteur – en référence à l’un des personnages extraterrestres du très beau final de Explorers (1985) dont la particularité est de s’exprimer uniquement en citant des phrases qu’il a entendu en regardant depuis l’espace, la télévision et les films terriens – que s’exprime l’art de Joe Dante : « J’ai commencé le cinéma plus jeune que John Ford ou Sam Peckinpah, beaucoup trop jeune pour avoir, comme eux, des expériences à raconter. Je n’ai été ni menuisier, ni maçon. Les seules expériences que je peux me remémorer ce sont mon enfance et mes expériences de cinéma, c’est ça mon seul passé. Mes racines. C’est ce qui me tient lieu de mes imageries de grand-mère et de ses confidences. C’est pour cela que c’est toujours des citations de cinéma qui me viennent à la tête quand je réalise des films, et non pas des citations de la vie. ». Décortiquant les différentes manières dont ce syndrome se manifeste dans la filmographie de Dante, le livre ne se laisse pas aller à l’argumentation en substance, mais creuse pour en dévoiler tous les motifs et symptômes – le regard caméra à l’intention du spectateur, l’allusion aux cartoons, l’auto-référence, le méta, entre bien d’autres – sans tomber dans une complaisance qui en oublierait de situer les limites et les contradictions.
Malgré sa forme parfois trop universitaire, Joe Dante : L’art du je(u) est un ajout indispensable dans la bibliothèque de quiconque souhaiterait prolonger la vision intégrale ou parcellaire de l’oeuvre d’un des cinéastes les plus sous-estimés, oubliés et méprisés des années 80’s. A l’image du cinéma de Dante, le livre est généreux et bienveillant et ne tombe pas dans le piège d’être l’un de ces bouquins de cinéma – trop nombreux – qui assomment le lecteur en le renvoyant à son inculture, le gavant de références jusqu’à la nausée. Un tour de force s’il en est, pour un livre dont c’est le sujet d’analyse principal.
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