Reality (Tina Satter, 2023) raconte en temps réel l’arrestation de la lanceuse d’alerte Reality Winner en se basant scrupuleusement sur la transcription écrite de ces échanges avec deux agents du FBI. Accusée d’avoir fait fuiter un rapport classifié relatant les tentatives de hacking de la Russie pendant les élections américaines de 2016, la jeune femme écopera de cinq ans de prison. Mais au-delà des enjeux politiques au cœur des institutions américaines, c’est la procédure de l’arrestation elle-même qui fascine par son réalisme documentaire, preuve de notre irrépressible attrait pour les méthodes policières.
Tout le monde aime la police !
Du pain béni ! C’est certainement ce que s’est dit la metteuse en scène de théâtre Tina Satter en tombant sur l’article du New York magazine relatant l’arrestation de Reality Winner. Le papier est, en effet, accompagné d’une transcription mot pour mot de l’arrestation de la jeune employée de la NSA à son domicile en juin 2017. Tina Satter a donc devant les yeux, rien de moins qu’un texte de théâtre, avec ses dialogues clairement découpés, ses didascalies, et même les approximations de langage des protagonistes présents ce jour-là. Une précieuse trace du réel qui donnera à Tina Satter l’idée d’une pièce à succès en 2018 (Is this a room ?) puis du long-métrage Reality qui porte bien son nom tant son concept consiste à coller au plus près des conditions réelles de l’arrestation. Il s’agit bien sûr de rendre justice à Reality Winner, lanceuse d’alerte courageuse dont la réalisatrice dissèque ici les réactions et les motivations sans parvenir à les cerner tout à fait. Reste que l’intérêt de la cinéaste semble ailleurs, dans un rapport quasi-fétichiste au document original. C’est que la trame de la procédure de police est déjà en soi un pur récit dramatique ! L’unité de temps et de lieu nous est imposée par la situation, de même que la forme du huis clos avec ce resserrement de l’espace dramaturgique autour de l’héroïne à mesure qu’elle pénètre à l’intérieur de sa maison jusqu’à cette pièce vide où elle finira par avouer ses actes.
Les agents de police, avec leurs méthodes ritualisées et réglées au millimètre, deviennent alors les véritables metteurs en scène du film et la procédure de police le véritable sujet, bien plus que les secrets révélés par la jeune femme qui seront de toute façon dissimulés par des effets de censure afin de coller au plus près de la transcription. On sent chez la réalisatrice une réelle fascination pour la méthode policière, fascination que nous partageons tous, habitués que nous sommes à dévorer des séries (voir notre article Comment Netflix maquille le crime ?) ou des films policiers depuis notre plus jeune âge. Car il y a dans la procédure de police un ordonnancement des gestes et de la parole qui exprime de manière concrète l’exercice du pouvoir, l’application formelle de la loi sur les corps, les objets et l’espace. Dans Reality, les agents du FBI décident des sujets de discussion, des plus triviaux au plus cruciaux, parfois d’une phrase à l’autre pour mieux déstabiliser la jeune femme (on passe du chat caché sous le lit à des accusations d’actes antipatriotiques). Ils annoncent avec précision les déplacements dans l’espace pour prévenir de tout danger. Une volonté de maitriser le réel qui confine à l’absurde surtout quand ils ont face à eux une jeune femme docile de 25 ans avec des chaussures Pikachu. Pendant toute la durée de l’arrestation, Reality est une parfaite captive, prévenant de la présence d’une arme dans sa boîte à gant comme d’un coupe-ongles dans ses toilettes. C’est donc avec douceur que les forces de l’ordre sont contraintes d’agir, voire avec une certaine empathie, mais dont on questionne sans cesse l’honnêteté, ce qui ne fait que renforcer le malaise.
Plus qu’un malaise, le récit revêt une violence sourde qui prend parfois la forme d’une torture psychologique. A la manière de fins dramaturges, les deux agents étirent le processus de révélation de l’information. On attendra donc le dernier tiers du film pour que ces derniers expliquent enfin la véritable raison de leur présence. Là encore, ce suspense est induit par la procédure elle-même. Il s’agit de temporiser, rassurer le suspect, profiter de sa supériorité pour tirer ses informations puis préparer le terrain pour la grande révélation. La séquence de l’interrogatoire est en cela édifiante, car elle surprend le spectateur habitué aux enquêtes de police. Ici pas de lumière tamisée, pas de cigarettes dans le cendrier. Il n’ y a même pas de bureau ni de chaises ! Seulement trois corps debout dans une chambre vide. Satter prend soin de toujours placer les deux agents en étau autour de Reality, rendant les cadres étouffant et sans issue. Elle convoque ainsi discrètement le thriller voir le film d’horreur et ses final girls isolées, contraintes de trouver au sein de leur propre domicile les ressources pour survivre. Le piège de l’interrogatoire se referme lentement, mais sûrement, sur Reality, donnant aux deux agents du FBI des allures de prédateurs.
Reality n’est jamais aussi fort que dans cette dissection de la méthode policière et perd un peu de son intérêt une fois la faute avouée ! Les raisons de l’acte anti-patriotique de la jeune femme n’ont finalement rien d’original même si on ne peux que respecter l’acte citoyen entrepris à travers la fuite de documents d’intérêt public. Simplement, le premier plan du film montrant les bureaux impersonnels des agents de la NSA bardés de téléviseurs diffusant en continu la chaîne Fox News disait déjà tout de l’état des institutions américaines sous l’ère Trump. On pourrait également trouver à redire sur la toute dernière séquence qui fait surgir une musique lancinante et quelque ralenties replaçant le film dans des codes formatés jusque-là brillamment évités. Reste cette bonne heure d’absolue fascination pour cette scénographie de la procédure, ce balai de gestes et de mots, capturé avec une précision rarement vue jusqu’alors dans un film de fiction.