Misanthrope


Du Silence des Agneaux (Jonathan Demme, 1990), Seven (David Fincher, 1995), Usual Suspects (Bryan Singer, 1995) ou L.A. Confidential (Curtis Hanson, 1997) pour les meilleurs, à Bone Collector (Phillip Noyce, 1999), Le Collectionneur (Gary Fleder, 1997) ou Copycat (Jon Amiel, 1996) pour les ersatz, les années 90 ont été riches en courses contre le tueur, et elles représentent encore à ce jour une sorte d’âge d’or du polar. Fincher, plus particulièrement, est celui qui a imprimé de sa patte le genre et qui continue jusqu’à son prochain The Killer qui sortira fin 2023, à le nourrir et le réinventer. Misanthrope (Damián Szifron, 2023) arrive donc comme une synthèse de tout cet héritage cinématographique en puisant ici et là le meilleur de ce cinéma nineties.

Shailene Woodley en tenue d'officier, attends les bras croisés dans un couloir du commissariat, derrière elle des agents en civil et en uniforme ; scène du film Misanthrope.

© Metropolitan FilmExport

L’Enfer c’est les autres

Plan rapproché-taille sur le chef de la police en plein brief auprès de ses nombreux agents, derrière lui, tous en uniforme, dans le film Misanthrope.

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Après une tuerie de masse en plein Baltimore, Eleanor, une jeune enquêtrice, est intégrée au FBI comme agent de liaison pour comprendre le profil atypique du tueur et le traquer. Elle est épaulée par Lammark, l’agent fédéral en charge de l’affaire, et va laisser apparaitre au fil du récit, les failles qui sont les siennes et en quoi celles-ci pourraient l’aider à s’approcher du raisonnement de l’assassin. Un scénario classique donc, qui ne cherche pas à réinventer quoique ce soit, mais qui prend soin, dans ses détails, à déjouer les écueils du genre. Eleanor est une héroïne « à la Clarisse Starling ». Inexpérimentée, mise dans le grand bain par une hiérarchie entièrement masculine, traumatisée, empathique, déterminée… Elle est dans les grandes lignes la version contemporaine du personnage de Thomas Harris. Mais c’est plutôt dans son environnement que Misanthrope s’éloigne des clichés. Dans Le Silence des Agneaux, Clarisse est manipulée par une hiérarchie qui mise sur son rapprochement avec Hannibal Lecter pour obtenir des résultats. Ici, sa hiérarchie cherche sincèrement à lui laisser une chance et un espace d’expression. Le personnage de Lammark, brillamment interprété par Ben Mendelsohn, est l’antithèse de Jack Crawford : humain, attentif, désintéressé, il cherche à tout prix à mettre Eleanor dans les meilleures dispositions, dans un monde quasi exclusivement masculin et viriliste.

Plan en contre-plongée sur un immeuble de nuit dont une fenêtre explose, dans le film Misanthrope.

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Damián Szifron décrit la fin d’un monde où le tueur n’est finalement que l’ange exterminateur. Un monde trop bruyant et trop mauvais, sans issue de secours possible, d’où le titre français Misanthrope, d’ailleurs plus pertinent que l’original To Catch A Killer. Un discours nihiliste hérité du cinéma de Fincher et qui, comme dans Seven, transpire à chaque photogramme. Que ce soit le mobile de l’assassin ou dans la représentation de la déliquescence d’une ville, tout n’est que ténèbres et désespoir. Du moins jusqu’à un certain point. Car Damián Szifron, contrairement à Fincher, laisse légèrement entrevoir un certain optimisme sur sa conclusion et au travers quelques personnages, Lammark notamment. Dans ce monde gangréné par les fascismes, le port d’armes, la corruption et la violence institutionnalisés, une poignée d’individus pourraient indiquer la voie. Une vision funeste plus nuancée, moins radicale et jusqu’au-boutiste. En abordant le film policier en 2023, Damián Szifron n’oublie pas non plus de porter un regard plus actuel sur l’institution policière. Dans Misanthrope, les flics ne sont pas montrés sous un angle romanesque et infaillible. La violence et le racisme parfois associés au métier sont au cœur de plusieurs séquences qui marquent, et l’ambition des uns et des autres dessine le portrait d’une corporation tout aussi vile que le monde qu’elle est censé protéger. Lammark, encore lui, est en lutte constante avec sa hiérarchie et ses propres velléités. Mais ce contexte, loin d’être manichéen, participe au contraire à la pertinence des personnages principaux. Eleanor, Lammark et dans une moindre mesure Mac sont de simples humains dans les enfers du quotidien, de leurs bureaux ou de la rue.

Shailene Woodley vue de dos, en contre-jour, lève les mains en l'air, sous la lumière de lampes torches qu'on devine être celles d'agent de police, dans le film Misanthrope.

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La réalisation de Damián Szifron est clairement sublimée par sa photographie qui emprunte plus du côté de Zodiac (David Fincher, 2007) que de Seven. Que ce soit dans ses plans nocturnes aériens ou dans sa façon de rendre menaçant chacun des décors, Javier Juliá, le chef opérateur, compose des images magnifiques, et ce dès sa séquence inaugurale, lors de longs travellings entre les feux d’artifices. Peu de cinéastes arrivent à transcender l’outil numérique dès lors qu’il s’agit de filmer l’obscurité – à part David Fincher et Michael Mann peut-être – et force est de reconnaitre que le réalisateur argentin sait y faire ! Loin des images préfabriquées et trop proprettes de certaines productions policières Netflix, l’image de Misanthrope est soignée et immersive sans trop en faire. Szifron, dans sa mise en scène, alterne magnifiquement entre plans au plus près de ses personnages et plans larges à la composition redoutable. Du côté du casting, Shailene Woodley, également productrice du film, ainsi que Ben Mendelsohn dominent forcément puisqu’ils sont de toutes les scènes. L’une et l’autre arrivent à offrir toute leur sensibilité à ces personnages éminemment tourmentés. Le plus gros piège dans lequel ils auraient tout deux pu tomber était de singer des personnages iconiques issus des films suscités, et ils contournent le problème avec talent. Woodley en jouant de façon affirmée une écorchée vive, Mendelsohn en surprenant le spectateur. Vu son passif de bad guy dans le cinéma populaire, on est forcément sur le qui-vive lorsqu’il apparait pour la première fois. Et puis tout à coup, son personnage « à la Vincent Hanna » de Heat (Michael Mann, 1995) baisse la garde et c’est une nouvelle palette que déploie le comédien.

Trois agents de police en civil sont assis dans une pièce indéfinie ; leurs visages, vus de profils, sont sombres ; plan issu du film Misanthrope.

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Finalement, la seule véritable déception qui peut ressortir de Misanthrope, c’est peut-être sa conclusion, si confondante de simplicité. Alors que le film oscillait entre hommage à tout un pan du thriller et une description plus réaliste et moins glamour du genre, il choisit de nous présenter l’anti-Hannibal Lecter. Un individu blessé qui ne pouvait plus faire autrement que de tuer. C’est décevant d’une certaine manière tout en étant très logique vis-à-vis du propos du cinéaste : le mal n’est pas forcément froid et calculateur, il infuse partout. S’il avait fait le choix de faire un John Doe bis, Szifron aurait probablement trahi sa démarche, mais en faisant celui de la simplicité, il fait retomber le soufflé trop vite. S’il manque d’envergure, sûrement que ce dernier acte aurait gagné à injecter une ultime dose de radicalité pour compenser sa banalité et finir de convaincre. Reste que Misanthrope est une proposition audacieuse et singulière à bien des égards, à l’heure où le genre est maltraité sur les plateformes SVOD, que Damián Szifron, s’il n’avait rien à prouver après Les Nouveaux Sauvages (2014) et son passage remarqué à Cannes, vient de remettre une pièce dans la machine et mérite toute notre attention pour les années à venir…


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

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