Inland Empire, le dernier film en date de David Lynch – et potentiellement son film le plus mystérieux – est édité en Blu-Ray dans une nouvelle version remasterisée, faisant ressortir toute son inquiétante étrangeté. L’occasion parfaite de revenir, près de 20 ans plus tard, sur le dernier volet de l’officieuse « trilogie de Los Angeles » de David Lynch.
La Facture impayée
Longtemps, Inland Empire, a été considéré comme le plus cryptique des films de l’un des plus cryptiques des réalisateurs, David Lynch. La page Wikipédia semble à ce titre un très bon exemple, avec un synopsis en forme d’aveu d’échec pour les rédacteurs – « Le film propose de nombreuses séquences qui ne semblent pas forcément reliées entre elles, n’ont pas une cohérence narrative très forte et qui restent donc ouvertes à l’interprétation » – et des analyses fragmentaires au mieux : « le film est un assemblage sans intrigue de fragments explorant les thèmes sur lesquels Lynch a travaillé pendant des années ». Pourtant la ressortie en version restaurée, et l’occasion que celle-ci représente pour redécouvrir le film pourrait bien permettre d’y apporter de nouveaux éclairages.
Les longs-métrages et séries de David Lynch ont souvent été considérés hâtivement comme indéchiffrables au moment de leur sortie. Pourtant, un phénomène étrange survient à chaque nouvelle œuvre du réalisateur. Dans Twin Peaks The Return (2017), la monstrueuse « saison 3 » de la série de David Lynch et Mark Frost, le personnage clé de « La Femme à la Bûche » donne une carte au Shérif Adjoint Hawk où errent de nombreux symboles, certains connus des connaisseurs de la série, d’autres non. La Femme à la Bûche lui dit alors que cette carte est « Toujours actuelle. C’est une chose vivante » (It is always current. It is a living thing). Le cinéma de David Lynch c’est peut-être un peu cette carte. De Eraserhead (1978) jusqu’à cette ultime saison de Twin Peaks, la filmographie de Lynch semble vivante, évolutive, faite d’immanences et de thèmes nouveaux qui semblent apparaitre au fil des films – ou plutôt au fil de nos retours à ses films à travers les années. Les choses qui nous étaient mystérieuses ou inquiétantes deviennent de vieux amis, alors que des angoisses et des vertiges, bien plus grands encore, prennent leur place. Avec les revisionnages, avec les années, le cinéma de Lynch semble toujours muter pour révéler de nouvelles formes, de nouvelles impressions, de nouveaux sens. Surtout, chaque sortie de film ou de série rend une fois de plus l’ensemble de sa filmographie « actuelle », saisissable, en résonance avec l’époque. Lorsque sortait Twin Peaks : Fire Walk With Me (1992), le long métrage – en plus d’une réception critique assez mauvaise – portait la réputation d’être incompréhensible, d’être au sens propre comme au sens figuré insaisissable. Aujourd’hui, quatre longs-métrages pour son cinéaste et une saison plus tard, Fire Walk With Me (1992), bien que toujours mystérieux par bien des aspects, semble être sorti du bois et de l’obscurité, désormais à portée de nos sens. Sorte de politique des auteurs inversée, tous les films de David Lynch sont à leur manière à la fois un mystère indéchiffrable et une porte permettant d’accéder et de comprendre plus franchement les œuvres qui l’ont précédé. De la même façon, après un retour derrière la caméra de Lynch, près de dix ans plus tard avec Twin Peaks : The Return, Inland Empire n’est plus l’ultime long-métrage cryptique, crépusculaire, inatteignable ou hermétique de la filmographie du réalisateur. Par l’interstice vers de nouveaux mondes qu’a ouvert Twin Peaks : The Return, peut-être qu’Inland Empire lui aussi, en sort métamorphosé.
On peut mettre au crédit de la page Wikipédia susmentionnée qu’Inland Empire est en effet difficilement résumable. On peut l’expliquer par le processus particulièrement original de David Lynch sur ce film. Au début des années 2000, après Mulholland Drive (2001), le cinéaste expérimente beaucoup de nouvelles formes et de nouveaux formats, notamment via son site web. Inland Empire nait de cette période de création diverse, dans la fragmentation – il en gardera une trace évidente. On trouve ainsi dans le film des morceaux de la méta-sitcom Rabbits, mettant en scène des lapins anthropomorphes. Puis, Lynch souhaite retrouver une de ses collaboratrices fétiches, la grande Laura Dern, avec qui il n’a pas tourné depuis Sailor et Lula (1990). Inland Empire vient de là : une scène quasi improvisée, filmée avec une caméra mini-DV (format numérique sur cassette ayant une basse résolution) avec l’une des actrices déjà emblématiques de son cinéma. Le projet s’étend, notamment lorsque Jeremy Irons rejoint également le projet. Puis, des scènes sont également tournées en Pologne avec une série de nouveaux acteurs. Inland Empire c’est tout ça, une suite de scènes et d’éléments en partie indépendants, tournés au fur et à mesure et rassemblés dans un second temps. Si l’on tente de résumer l’intrigue, aucune explication textuelle n’est complètement satisfaisante : on suit Nicki Grace, passant d’actrice attendant un coup de téléphone pour décrocher un rôle, à quasi-SDF dans les rues décimées par la pauvreté du centre de Los Angeles. Au passage on découvrira son rôle/alter ego Susan Blue, avec lequel Nicki semble en partie fusionner. On y suit également ces fameux lapins anthropomorphes, attendant quelque chose, couvrant un lourd secret qui ne sera jamais totalement découvert dans une ambiance alternant entre le côté soap de la première saison de Twin Peaks et le malaise écrasant d’Eraserhead. On suit enfin une autre intrigue en Pologne, une « Lost Girl » en proie à la dépression dans une chambre d’hôtel et un « Fantôme », une âme tourmentée par une déconvenue sentimentale, qui cherche vengeance et qui semble hanter l’entièreté du long-métrage. Tout cela est dans le film, et pourtant ces courts résumés ne semblent jamais entièrement exhaustifs.
Cet alliage étrange qu’est Inland Empire pourrait bien rester au premier coup d’œil totalement cryptique. Pire, il pourrait ressembler à l’archétype que l’on colle au cinéma art et essai, expérimental, étanche, centré sur lui-même sans laisser au spectateur la moindre porte d’entrée. Et pourtant il y a tant à dire sur ce film mystérieux – donc passionnant – qui est longtemps resté comme l’ultime ouvrage de Lynch. Avant d’entrer dans le vif du sujet, posons quelques bases qui semblent essentielles. D’abord, il n’est pas vrai qu’avec Lynch « il ne faut pas chercher à comprendre ». Si on a tous pu employer par le passé ce pis-aller, faute de mieux, dans une conversation devant des amis peu sensibles à Twin Peaks ou Mulholland Drive, cette excuse est en réalité une impasse critique. Serions-nous encore fascinés vingt-cinq ans après par le meurtre de Laura Palmer ou le final ahurissant de Sailor et Lula s’il n’y avait « rien à comprendre » ? À l’inverse, l’autre position de spectateur récurrente devant les œuvres de David Lynch, celle qui consisterait à faire de ses films et de ses séries des jeux de pistes, des codes à déchiffrer, est peut-être plus encore une erreur. Il est assez réducteur, voire dommageable, d’estimer qu’il existe un sens unique à une œuvre laissant une place si grande à l’éclosion d’idées et aux mécaniques du rêve – comme l’évoque le titre de l’autobiographie de Lynch Room to Dream – à l’inconscient, aux heureux hasards et aux grands accidents. Parler d’Inland Empire, parler de Lynch en général, consiste ainsi à opérer sur une fine ligne, sans jamais tomber dans ces deux écueils : ni relativisme critique trop vague à la sauce « faut pas essayer de comprendre », ni carte au trésor ou jeu de piste univoque.
Comment alors parler d’Inland Empire sans se limiter à ces deux options ? Le film, comme mentionné précédemment étant proprement impossible à résumer, nous mâche un peu le travail : un décryptage scène par scène, fastidieux et contre-productif n’est pas envisageable. On peut, en revanche, noter certains éléments qui semblent particulièrement marquants. On pense alors invariablement à une des séquences les plus fortes, intervenant au début du récit. Laura Dern/Nicki Grace reçoit la visite d’une étrange voisine (sobrement nommée Visiteur #1), incarnée par Grace Zabriskie, semblant faire de la divination sur la vie de l’actrice. Celle-ci lui dit une phrase : « If today was tomorrow, you wouldn’t even remember that you owed an unpaid bill. Actions do have consequences. ». Tout le film tient peut-être à cette phrase, « Si aujourd’hui était demain, vous ne vous souviendriez pas que vous devez une facture impayée ». Grace Zabriskie, figure récurrente du cinéma de Lynch, agit comme le réel oracle du film, venant nous mettre en garde, à la manière du Géant dans Twin Peaks, ou du Cowboy mystique de Mulholland Drive, ou encore du Mystery Man de Lost Highway (1997). Inland Empire, c’est l’histoire d’une facture impayée. Une malédiction qui semble se répéter avec la Lost Girl en Pologne, avec Nicki Grace s’embarquant dans le tournage d’un film maudit, avec les fameux lapins qui semblent couver un lourd secret. Une histoire sans fin. Un film finissant par faire mourir les acteurs s’essayant à le tourner, une histoire d’amours contrariées, une histoire de vengeance perpétrée en cycle, à la manière de certains archétypes d’histoire du cinéma indien inspirée de la spiritualité hindoue – que David Lynch pratique par le biais des enseignements du Maharishi Mahesh Yogi, grand gourou de la méditation transcendantale. Si l’ensemble des séquences, extrêmement éparses du long-métrage, semblent à première vue indépendantes, un des liens vient de ce « fantôme » (son seul nom au générique), qui semble vouloir faire répéter, à l’infini, un cercle de malheurs à travers plusieurs femmes. Cette facture impayée renvoie alors au concept plus large de faute originelle, une faute dont les conséquences continueraient à se faire sentir, d’influer en sous-terrain sur nos vies, une faute ancienne qui serait perpétuellement rejouée, encore et encore, dans des tonalités différentes. C’est ça l’histoire souterraine d’Inland Empire, c’est ça la trajectoire de l’œuvre de David Lynch. On pourrait l’appeler de manière plus générique, comme un grand concept qui sous-tend un grand nombre de récits, le Cimetière Indien. La maison est à jamais maudite, car elle est bâtie sur un crime, sur un mensonge, sur un déni. C’est le cas de la maison des Palmer dans Twin Peaks, rongée par l’inceste du père et du silence de la mère, mais aussi celui de la bourgade d’apparence idyllique de Blue Velvet (1986), révélant ensuite tous ses affects les plus sombres. C’est ce même cimetière indien, dans son sens le plus littéral comme dans le sens le plus figuratif, qui pose les fondations d’une bonne partie des récits américains modernes, de La Porte du Paradis (Michael Cimino, 1980), à Killer of the Flower Moon (Martin Scorsese, 2023), en passant évidemment par la majorité des œuvres de Stephen King et de ses nombreuses – bien qu’inégales – adaptations cinématographiques. Chez Lynch, le cimetière indien englobe ces deux acceptions. Dans Twin Peaks, et particulièrement dans Fire Walk With Me et The Return, le cimetière indien est parfois littéral (« It has something to do with your heritage », dit la femme à la bûche au Sheriff adjoint Hawk, d’origine amérindienne), parfois figuré (le test nucléaire de Trinity, en juillet 1945, comme point d’origine de la propagation du mal et de la perte d’innocence dans l’Amérique des années 40/50, années si chers à Lynch).
Dans Inland Empire, le cimetière indien est partout. Il semble être le cœur des sections Rabbits : les lapins de la pseudo-sitcom font constamment allusion à un secret, quelque chose qui va arriver. Quelque chose d’une absence, un non-dit, pèse sur la petite pièce où interagissent les trois lapins. Pour Nicki Grace et son alter ego filmique avec laquelle sa vie semble se brouiller, la facture impayée se lit dans sa trajectoire (ou celle de son personnage ?), des grandes demeures luxueuses hollywoodiennes à l’extrême pauvreté et la rue. Cette opposition n’est d’ailleurs pas une totale nouveauté dans le cinéma de David Lynch, on trouve déjà en germe cette idée dans Mulholland Drive et la fameuse scène du diner, se finissant par la vision d’une femme sans abri dans une ruelle, semblant provoquer le décès ou le malaise du personnage croisant son regard. Le cimetière indien est toujours là : l’arrière-cour des États-Unis, celle sur laquelle est bâtie la croissance, la richesse, la puissance : une misère extrême, une frange invisible, mais emplie de marginaux, de pauvres, de laissés pour compte. Ce constat d’une pauvreté toujours plus importante devient l’un des traits récurrents de la deuxième partie de l’œuvre de David Lynch, et atteint son apogée dans Twin Peaks, The Return : En 2017, plus de vingt-cinq ans après la série originale qui dépeignait la ville de Twin Peaks comme une terre isolée, protégée du reste du monde, on retrouve ce magnifique coin de l’État de Washington en pleine paupérisation, dans une ambiance crépusculaire. Les parcs de caravane sont devenus la norme, le fameux « Great Northern Hotel » semble désert, et le Docteur Jacoby, ancien psychiatre et notable de la ville, est devenu un reclus, prêchant dans des vidéos oscillant entre le complotisme et l’activisme. La deuxième partie de la filmographie de Lynch, à partir de Laura Palmer et de l’indicible crime au milieu d’une communauté aux premiers abords paisible – le viol et l’inceste – devient hantée. Au crime premier – le massacre des Amérindiens, un des nombreux dénis planant comme une ombre sur Twin Peaks, s’ajoute cette deuxième illusion, très visible dans Inland Empire, celle d’un pays qui ne peut prospérer qu’en laissant un nombre toujours plus important de personnes sur le bas-côté. Inland Empire, quartier de Los Angeles devient alors un miroir déformant (une black lodge) de Beverly Hills : pour chaque villa luxueuse ou grande demeure (comme celle du personnage de Laura Dern au début du film) on trouve autant de caravanes, de banlieues en décrépitude, ou d’abris de fortune faits de cartons à même le sol.
Finalement, la facture impayée, c’est peut-être au fond ce sentiment vague, mais certain que quelque chose, quelque part, cloche. C’est cette étrangeté chimiquement pure que David Lynch convoque si bien, provoqué souvent par des effets extrêmement simples : une surimpression sur un visage, une atmosphère sonore lourde, parfois électrique. Les personnages d’Inland Empire pourraient tous très bien reprendre à leur compte le sous-titre de The Barber (Joel et Ethan Coen, 2001) : l’homme qui n’était pas là. Tout le monde, à commencer par Nicki Grace, n’est pas tout à fait là, à la manière de tous les personnages énigmatiques qui émaillent la carrière de Lynch, déjà évoqués précédemment. Tout le monde semble devenir le spectateur d’une scène dont le sens n’est jamais vraiment révélé. Ce décalage constant est amplifié dans son étrangeté par la remasterisation, usant d’un procédé étrange d’upscaling, dû au format numérique initiale. Cette impression de netteté dans l’imprécision et le bruit d’une caméra SD semblent coller parfaitement au projet initial, déjà cryptique, déjà mu par l’étrangeté, déjà « ailleurs ».