A part si vous vivez sur une autre planète depuis quelques mois, vous n’avez pas pu ignorer le retour événement de la série de David Lynch et Mark Frost, Twin Peaks, avec la sortie d’une troisième saison plus de 25 ans après la fin de la précédente. Potemkine a eu la bonne idée d’en profiter pour ressortir dans une magnifique copie restaurée 4K, supervisée par le maître, le film prequel de la série. Revenons sur ce film trop peu estimé depuis sa sortie.
Le dernier cri d’un ange
Fire Walk with Me s’ouvre sur un programme : une hache vient transpercer un écran de télévision, et on comprend que David Lynch revient aux affaires, revient au cinéma, afin d’accomplir ce que la télévision n’a pu satisfaire, après que la série ait été arrêtée brutalement faute de succès. Aujourd’hui, Twin Peaks est l’objet culte parmi les cultes, le Graal télévisuel absolu, il n’y a qu’à voir l’excitation provoquée dans le monde par l’annonce saisissante d’un retour de la série, et nous reviendrons sur ce retour sans doute très vite dans nos pages. On peut juste vous dire qu’ici, après 6 épisodes, certains de nos rédacteurs, dont votre humble serviteur, sont tout simplement renversés par la virtuosité et la puissance émotionnelle de ce retour. La ressortie de Fire Walk with Me est une nouvelle formidable pour tous ceux qui regardent ces nouveaux épisodes et attendent difficilement leur sortie chaque semaine : ils peuvent patienter dans une salle de cinéma en retrouvant un peu de l’univers de la série.
Pourtant, quand on cherche à expliquer le mauvais accueil qu’a reçu le film à sa sortie, et la certaine froideur avec laquelle il est parfois reçu encore aujourd’hui, c’est souvent par les différences entre la série et le film. La beauté de Twin Peaks la série vient d’un fin alliage entre soap et étrange, trivialité et tragédie. Pour les amoureux de la série, se retrouver face à une tragédie opératique comme Fire Walk with me a forcément quelque chose de déconcertant et de délicat à aborder. Pourtant, on ne peut pas conseiller de se détacher de la série pour regarder le film, car il paraît impossible de le voir et de le recevoir correctement sans avoir vu cette série. Il faut être dans cette disposition étrange où son esprit garde en tête la série et ses images, rester ouvert à la fois aux possibles correspondances entre les deux œuvres, et à des émotions nouvelles d’un film constituant à lui seul une œuvre fondamentale. David Lynch n’a jamais été un cinéaste facile, ses films ont toujours nécessité un état de conscience particulier, peut-être différent pour chacun de ses films. Cependant, il serait vraiment dommage de résumer le travail de Lynch à cette apparente complexité. Twin Peaks : Fire Walk with Me, film placé à un moment charnière de la carrière de Lynch, entre les fictions étranges mais aux dramaturgies finalement assez classiques (Blue Velvet (1986), Sailor et Lula en 1990) et ses dernières œuvres aux narrations toujours plus symbolistes, complexes et radicales (Lost Highway (1997), Mulholland Drive (2001) et Inland Empire en 2007), est la plus belle synthèse de son œuvre, peut-être la meilleure pour aborder et tenter d’approcher ce qui fait la spécificité de cet immense cinéaste.
Le film raconte les derniers jours de Laura Palmer, dont le meurtre est l’objet de l’enquête principale de la série. Cette enquête policière est pendant tout un temps de la série l’un de ses principaux attraits, et ce de manière complètement premier degré. La question de savoir qui a tué Laura Palmer génère une très belle émotion feuilletonesque dans la série. Dans le film, il faut donc s’attendre à ce que l’émotion soit ailleurs. Lynch réalise là une authentique tragédie : la fin, tragique et atroce, est connue, ce que nous regardons, ce sont les errements d’un fantôme, d’une jeune femme qui sait son destin brisé et le voit progressivement la mener à une mort atroce. Cet aspect spectral du film qui nous fait voir cette femme déambuler les rues de la fameuse bourgade est l’une des principales émotions pour le spectateur, toujours hanté par ce visage, cadavérique ou souriant sur la célèbre photo qui concluait plusieurs épisodes et qui enfin prend chair et vie sous ses yeux, mais une vie qui est celle d’un fantôme. Cette idée du fantôme et du destin brisé reviendra ensuite dans le cinéma de Lynch dans Mulholland Drive, dont on peut également noter la ressortie en ce moment-même également, l’occasion de découvrir tous les rapprochements possibles entre ces deux œuvres tragiques et spectrales. Cette venue de la tragédie dans le cinéma de Lynch en 1992 à la sortie de Fire Walk with Me pour un cinéaste habitué à ce moment-là de sa carrière essentiellement pour son bestiaire, son humour étrange ou encore sa propension au mélodrame, a effectivement de quoi surprendre. Pourtant, malgré ce sentiment neuf de tragique, tout lynchéen face à Fire Walk with Me est en terrain connu, et ce notamment dans l’invocation du surnaturel et du merveilleux qui atteint un point d’accomplissement des expérimentations de Lynch, et annonce le tournant cérébral que prendra sa carrière ensuite.
Ce qui est impressionnant dans la façon qu’a Lynch d’invoquer le surnaturel, c’est qu’il le fait de la manière la plus naturelle possible justement. L’irréel, le merveilleux, naissent des choses les plus prosaïques, voire les plus triviales (les fameux Donuts et tasses de café de la série, moins présents ici), mais surtout ils se manifestent de la manière la plus évidente qui soit, comme si ces éléments venaient frapper à votre porte, n’étaient que des modalités parmi d’autres réels, mais des modalités qu’on refuserait de voir jusqu’à ce qu’elles s’imposent à nous. Usant d’effets de mise en scène et de montage dignes de ceux des prestidigitateurs des origines du cinéma, Lynch génère du merveilleux et du cérébral à partir d’une vision très organique et matérielle de la mise en scène. Lynch convoque le merveilleux de la manière la plus simple et en même temps la plus dérangeante qui soit, plaçant le spectateur dans un état d’immersion tellement fort qu’il est prêt à accepter tous les éléments du merveilleux les plus curieux, un cheval sorti de nulle part, un enfant masqué, ou alors une énigmatique apparition de David Bowie. La puissance organique de ce cinéma vient aussi d’une maîtrise du son et de l’image incroyable : il faut vraiment remercier Potemkine pour cette restauration 4K magnifique, dont il faut absolument profiter en salles. Pour la petite histoire, je ne voyais auparavant ce film, que j’ai toujours adoré, dans une copie 35mm verdoyante et très abîmée projetée à 22h dans une petite salle aux sièges bleus d’un cinéma du quartier latin aux spectateurs assez inquiétants. Je regrette un peu le fait qu’à présent, je ne pourrai plus dire avec un ton affecté que j’ai toujours vu ce film dans des conditions qui font déjà penser à un film de Lynch, mais le voir dans ces parfaites nouvelles conditions.
Pour revenir au contenu du film et au surnaturel donc, la façon qu’a Lynch de le convoquer explicitement permet de figurer finalement très prosaïquement les angoisses de Laura Palmer. On pense particulièrement à la terreur éprouvée par Laura pour son père Leland, possédé par la figure démoniaque de Bob. Le film, beaucoup plus que la série, peut faire penser que Bob n’est que la création fantasmagorique de l’esprit de Laura pour voiler la peur réelle, bien plus trouble et terrorisante, de son père, son futur et sauvage assassin. Lynch ose figurer cette peur de la figure paternelle comme peut-être jamais dans le cinéma contemporain, jusque dans une scène de viol absolument sidérante, peut-être la plus terrifiante de l’œuvre de Lynch. Cette histoire entre Laura et Leland est la plus dérangeante mais aussi la plus émouvante du film, notamment parce qu’elle est incarnée par des comédiens d’exception. Il y a quelque chose de fascinant dans la direction d’acteur chez Lynch : les comédiens semblent toujours pris d’une émotion profonde, primaire, presque une émotion de mélodrame, alors que leurs personnages sont enfermés dans une dramaturgie beaucoup plus complexe et retors. Le génial et trop rare Ray Wise incarne Leland Palmer, il est à la fois absolument terrifiant, son visage pouvant hanter vos cauchemars jusqu’à la fin de vos jours, et en même temps la puissance de son jeu et la multiplicité d’expression que peut porter son visage permettent d’envisager les puissances contraires qui font la psychologie du personnage. C’est un protagoniste torturé, maudit, et qui peut en devenir bouleversant. Il est sans doute aussi malade que Laura finalement, et Lynch parvient à lier leurs deux folies dans une scène d’accident de voiture absolument démente. Les deux personnages au premier rang de la voiture semblent ainsi réaliser ensemble la tragédie qui les rassemble, la malédiction dont ils sont tous les deux victimes, ils hurlent, ils pleurent.
Ce sont ces cris et ces pleurs parcourant le film qui hantent encore longtemps après la vision. Les hurlements de Sheryl Lee, cette actrice extraordinaire qui trouve ici enfin le grand rôle qu’elle mérite (puisque dans la série elle n’existait finalement que dans le rôle de la cousine de Laura Palmer, jumelle physiquement en brune apparue dans la saison 2), racontent plus que tout le funeste destin qui l’attend. Que dans cette histoire alambiquée et souvent surnaturelle nous soit raconté dans le rire dément, les larmes et la chair de Laura Palmer en dit là-aussi sur la vision du surnaturel de Lynch. C’est d’ailleurs ce rire et ces larmes qui concluent le film, dans la fameuse black lodge où Laura a rejoint les morts et les esprits, devant les rideaux rouges, sous la présence énigmatique d’un ange recueilli…A la fois programme de ce qui suivra dans sa filmographie, et synthèse des différentes obsessions et formes de son cinéma, Twin Peaks : Fire Walk with Me est le film le plus bouleversant de David Lynch. C’est le destin brisé d’une jeune femme forte mais perdue, le scandale d’une mort inacceptable, le passage d’un ange. Ce sont les derniers jours de Laura Palmer.