[Carnet de Bord] Festival de Cannes • Bilan, Tops et Palmarès


Le festival de Cannes 2023 s’est clôt samedi dernier sur le sacre de Justine Triet et son discours d’une grande acuité politique qui venait remettre l’actualité au centre de cette grande lessiveuse, cette fabrique cinéphile d’oubli. A cet endroit, le festival était à l’heure. Pourtant, rarement il n’aura semblé aussi « à côté », pour le pire comme pour le meilleur. Voilà notre bilan d’une édition en demi-teinte, qui s’achève sur un palmarès cohérent, mais qui à notre sens sera de nouveau passé à côté du geste le plus fort de la compétition.

© DR – Sipa/CHINE NOUVELLE

A côté

Dans un bel édito consacré à The Zone of Interest, Jean-Marc Lalanne, dans Les Inrocks, conclut par une remarquable intuition : « La force du film tient pour beaucoup à l’écho qu’il trouve dans notre époque. Que se passe-t-il aujourd’hui sous nos yeux qu’on voit et qu’on ne voit pas ? Qu’est-ce qui est là, en train de brûler, et qui ne nous empêche pas de continuer à vivre comme si rien ne se passait ? » C’est en effet la question qui peut-être nous traverse le plus devant ces effrayantes et anodines bribes de quotidien autour d’Auschwitz, mais c’est aussi une question qui travaillait plus généralement les festivaliers que nous sommes. A Cannes, saturé de visionnages, on oublie soudain toute actualité. Presque rien ne pourrait nous sortir de notre torpeur, entre le ronron des projections qui s’accumulent et les soirées en tout genre. On attendait les coupures de courant, les manifestations qui n’auront finalement jamais eu lieu. Il aura fallu attendre le discours de Justine Triet – remarquable – pour nous retrouver les pieds dans le présent le plus brûlant. J’ai déjà fait part de mes réserves sur Anatomie d’une chute, et j’y reviendrai encore plus tard, mais il faut dire à quel point cette intervention était salutaire, d’une acuité et d’une force remarquables, résolument tournée vers le présent, les luttes en cours, mais aussi l’avenir. En appelant à la protection de l’exception culturelle, Triet a eu le courage de sensibiliser pour les générations à venir, les cinéastes qui auront à lutter pour exister. Cette fois, le festival n’est pas passé à côté de l’essentiel, ce que confirment les réactions hallucinantes que ce discours a provoqué, chez le gouvernement comme sur les réseaux sociaux.

“Vers un avenir radieux” de Nanni Moretti © Sacher Film

Si l’on réfléchit aux grandes tendances qui ont jalonné les diverses sélections, il semble assez évident que beaucoup de cinéastes ont opéré un recentrement autour de leur art comme unique horizon, unique question. La cinéphilie a tout envahi cette année, entre les références, les mises en abyme, les interrogations sur le processus d’écriture et les modalités de l’interprétation. Le cinéma était partout, jusqu’à l’épuisement, jusqu’au dandysme. Par exemple, si la mystérieuse mise à distance, à la faveur d’un plan incroyable qu’il faut garder secret, des Herbes Sèches de Nuri Bilge Ceylan continue de nous travailler, il y avait de quoi être fatigué par les gesticulations méta de Wes Anderson, dont le Asteroïd City a largement divisé notre rédaction. L’accumulation de récits « concept », de procédés de distanciation, allait peut-être bien à un festival qui pour la première fois depuis longtemps semblait bien loin de l’actualité, puisqu’aucun film de la compétition n’est sorti en salles en même temps que sa présentation officielle. Un grand oublié du palmarès aura réussi le tour de force d’être à la fois « à côté » et pleinement concerné. Vers un avenir radieux de Nanni Moretti, avec sa bouleversante spéculation finale imaginant une Italie communiste paradant dans la joie, brandit autant sa fantaisie, sa personnalité dépassée, qu’un rapport au monde maintenu. Il est peut-être notre plus grand regret du palmarès cette année. Ses inquiétudes délirantes quant à la domination supposée d’un cinéma sanglant contre le sien auraient pu nous agacer : au contraire, par leur honnêteté, et la façon étrange, singulière, rêveuse que Moretti a de nous les partager, elles lui donnent même une place de choix dans notre ligne éditoriale.

“The Zone of Interest” de Jonathan Glazer © Bac Film

Le jury semble avoir été sensible à certaines propositions « à côté » (de la plaque ?). En couronnant par exemple Tran Ahn Hung d’un Prix de la Mise en Scène pour le curieux mais terriblement suranné La passion de Dodin Bouffant, il a choisi le film le plus loin de toute préoccupation contemporaine, le geste le plus vieillot de la compétition. Sans qu’il soit, admettons-le, désagréable. La petite place à Kaurismaki semble plus cohérente, vu l’enthousiasme qu’il a suscité, et si le Kore-Eda annuel n’a pas fait consensus, les Prix d’Interprétation ne souffrent pas de controverses. En couronnant Anatomie d’une Chute, le jury pourrait donner le sentiment de choisir un film simple, centré sur des enjeux plus humains que beaucoup d’autres propositions. Un procès, un couple qui s’effondre, un récit dont la cinéaste dit qu’il s’agit de ce qu’elle a fait de « plus intime » : autant d’éléments qui tendent à le prouver. Cette Palme d’or a divisé notre rédaction, et engendrera probablement de nouvelles discussions et des analyses plus conséquentes d’ici sa sortie dans les salles en août prochain. Il me semble tout de même que des deux plus grandes récompenses, c’est bien celui-là auquel on peut le plus reprocher une conceptualité qui l’empêche de respirer. Saturé de références, et obsédé par le bouclage de son scénario sur-écrit et omniprésent, le long-métrage m’a semblé perdre de la spontanéité des premiers essais de Triet, se reposant trop sur des arcs uniquement psychologisants, finalement assez attendus. Il y aurait sans doute beaucoup à écrire sur ce cinéma de plus en plus en vogue dans les festivals internationaux, dont les intentions finissent par geler l’émotion, malgré des qualités de fabrication qu’on ne peut pas retirer. Etonnement, et contrairement à ce qu’on peut lire ailleurs, il me semble que c’était dans cette proposition que l’excès de concepts se faisait le plus sentir – au sens où le résultat repose avant tout sur ses idées d’écriture, sur ses mots, plutôt que sur sa forme – que dans celle qui a obtenu la « médaille d’argent ». The Zone of Interest, Grand Prix du Jury, malgré son dispositif chargé et son sujet difficile, nous semblait bien plus vibrant. Sa force émotionnelle terrassante nous restera encore longtemps, à l’image des nombreuses discussions passionnantes qu’il a engendrées, comme rarement ces dernières années à Cannes. Si sa place au palmarès est haute, il nous semble que le jury est passé ici à côté du geste le plus fort de la compétition en ne lui accordant pas la récompense suprême. Les belles apparitions de Roger Corman et Quentin Tarantino pour remettre ce prix semblaient de maigres consolations pour Jonathan Glazer, dont on espère attendre moins longtemps la prochaine moisson, lui qui n’a réalisé que quatre longs-métrages en plus de vingt ans de carrière.

“Vincent doit mourir” de Stephan Castang © Capricci Films

Côté cinéma de genre plus spécifiquement, puisque c’est quand même pour cela que nous existons, le festival s’est dans l’ensemble bien tenu, même si les propositions les plus singulières et les plus fortes sont à chercher ailleurs que dans la Sélection Officielle. Notons tout de même une belle variété des films de genres français, entre production imposante (le décevant mais attachant Acide), confirmation d’auteurs singuliers (le très apprécié Règne animal de Thomas Cailley, l’orgiaque Conann qui maintient Mandico à sa place de plus en plus fondamentale dans le paysage), et premières réalisations dont on va encore beaucoup entendre parler (Vincent doit mourir en tête). Des promesses nombreuses dont on espère qu’elles resteront au centre de l’attention, par-delà cette bulle coupée du monde qui s’achève… En attendant l’année prochaine.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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