Si l’on connaît aujourd’hui principalement Michel Gondry pour ses films tels que Human Nature, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, La Science des Rêves ou encore Soyez Sympas Rembobinez, et que sort aujourd’hui en salles son adaptation du roman de Boris Vian L’écume des jours, pas un cinéphile un tant soit peu à la page n’est pas au courant qu’il s’est d’abord fait reconnaître dans le vaste milieu du clip vidéo. Mais ce que l’on sait moins, c’est que Michel Gondry est un artiste protéiforme, véritable touche à tout : musicien, inventeur-truquiste, plasticien, créateur d’installation, dessinateur, réalisateur de clips vidéo, de publicités, de documentaires, de films d’animation, de films expérimentaux, de courts et de long métrages. En deux mots un vrai artiste, complet. Cet article est une tentative de décryptage de la manière dont Gondry a mené une véritable recherche autour de la représentativité de la musique par l’image. Il abordera autant les clips vidéo les plus connus du réalisateur français, que quelques unes de ses “vidéos d’étagères”, des petites expériences et recherche effectuées à domicile.
Héritages et Influences
Avant de devenir le vidéaste que l’on connaît, Michel Gondry s’était surtout fait remarquer en tant que batteur dans un groupe de pop nommé Oui-Oui, pour lequel il signe ses premiers clips. Musicien depuis ses jeunes années, il garde en fait très proche de lui l’héritage musical et artistique multi-générationnel au sein de la famille Gondry. Son grand-père, Constantin Martin, est l’inventeur du Clavioline qui est l’un des tout premiers instruments électroniques, et le premier synthétiseur. Sa mère est quant à elle pianiste, et son père était lui aussi musicien, mais gagnait sa vie en tant qu’informaticien, ayant de grosses difficultés avec l’inspiration musicale. Michel Gondry grandit donc dans un univers artistique et musical, et s’affirme dès son plus jeune âge comme un enfant rêveur, très doué, à l’esprit scientifique capable d’inventer lui même des systèmes aux machineries complexes. Très tôt, il réalise, seul dans sa chambre, des trucages qu’il filme avec sa petite caméra, et ne s’arrêtera plus. Privilégiant la quantité à la qualité (selon ses propres termes) il est toujours aujourd’hui dans une constante expérimentation, réalisant des « films d’étagères », chez lui, pour lui, comme pour mûrir une réflexion approfondie sur les limites des médias en sa possession, ou simplement pour laisser l’empreinte d’un rêve ou d’une idée.
Si l’on a coutume de le comparer à Georges Méliès pour son côté bricoleur des temps modernes, il apparaît autant affilié aux profils d’inventeurs précurseurs comme Marey ou Edison, qu’à des cinéastes qu’il affectionne comme Norman MacLaren ou Len Lye. Gondry est un peu de tout ça à la fois, pas vraiment cinéaste en soi, simplement un savoureux mélange entre un artiste touche-à-tout et un esprit d’inventeur : une sorte d’être hybride, une moitié d’esprit scientifique, auquel on aurait substitué la part trop logique de l’esprit pour y ajouter une bonne grosse pincée de poésie.
Un nom ancré dans l’Histoire du clip
Il serait peut être trop long de dresser un historique complet de l’art du clip, mais il apparaît néanmoins intéressant d’en faire un rapide tour d’horizon afin de bien comprendre où Gondry se place au sein de cette vaste entreprise, et quel a été son rôle. Si le clip vidéo en tant que tel existait déjà depuis plusieurs années – on estime souvent que la vidéo de Bohemian Rhapsody de Queen (1975) marque l’émergence concrète de l’ère dite « vidéo » – la première véritable révolution du clip est connexe à l’émergence au début des années ’80 de la chaîne de télévision MTV, première chaîne entièrement musicale, et bien sûr aux artistes associés, tel que l’inégalable Michael Jackson. Durant les années ’80, le clip s’institutionnalise, et devient un outil de promotion non négligeable au sein de l’industrie du disque. A tel point que les maisons de disques sont capables de dépenser des sommes astronomiques pour la réalisation des clips vidéos de leurs plus grandes stars.
C’est dans ce nouveau contexte, qu’en 1984, John Landis, réalisateur de films de genre reconnu à Hollywood (Hamburger Film Sandwich, Le Loup-Garou de Londres, The Blues Brothers) est appelé à travailler avec Michael Jackson pour le clip de son tube Thriller qui marque ce que l’on nomme souvent comme la première véritable révolution du clip vidéo, en faisant appel à un réalisateur de renom – il le fera très souvent par la suite, travaillant avec Scorsese, Spike Lee, Coppola, Lucas, Fincher, Lynch et j’en passe… – et en traitant le clip musical comme un court métrage à part entière. Il s’agissait donc d’importer les codes du cinéma au sein même de la vidéo musicale promotionnelle. A contrario, on estime souvent que la génération de Michel Gondry a réalisé le chemin inverse. La “génération Gondry” comporte en ses rangs d’autres noms aujourd’hui reconnus tel que Spike Jonze, Garth Jennings, Chris Cunningham, Marcus Nispel, ou d’autres peut être moins célèbres mais tout aussi talentueux, tels que Jonathan Glazer ou Stéphane Sednaoui. Tous sont des artistes ayant émergé au fil des années ’90 et 2000 du milieu du clip vidéo, répondant à une demande de sang neuf, et d’un savoir faire nouveau en matière d’innovation technique et d’inventivité artistique. Cette seconde génération, grossièrement, redonne au clip vidéo son éthique de base : le monde du clip redevient un énorme laboratoire expérimental, vivier d’essais techniques et artistiques d’où émergent les effets visuels de demain, qui, à défaut d’être influencés par le cinéma, influenceront le cinéma.
De cette génération-là, Michel Gondry est sans nul doute celui dont l’empreinte est la plus forte au sein du paysage audiovisuel international. Lorsque l’on demande à un cinéphile ou un musicien un tant soit peu respectable, quel nom lui vient en matière de réalisation de clips, celui de Gondry ressortira quatre fois sur cinq. Il faut dire qu’en matière de clips, notre petit français n’est pas le moins productif ! Plus de 80 clips à son actif à l’heure où j’écris ce papier, pour des artistes aux univers variés : du rap de IAM et Kanye West à la variété d’Etienne Daho ou Laurent Voulzy, en passant par la pop de Beck et Paul McCartney et le rock des rougeoyants White Stripes et de ces vieux briscards de Stones, sans oublier les nombreux clips fantasmagoriques pour sa première muse : l’envoutante Björk.
Une certaine idée du clip
Si l’univers poétique en carton-pâte est davantage représentatif du Gondry cinéaste, sa recherche de vidéaste s’oriente plus sur une conceptualisation assez pointue de la retranscription de la musique par l’image. Comme je l’ai déjà dit, avant d’être vidéaste, Gondry était musicien – plus particulièrement batteur – et ce qui l’a mené à la vidéo – ou en tout cas, à la réalisation de clips vidéo – c’est cette carrière parallèle de musicien. En fouinant dans ses archives que le monsieur met à disposition dans un double coffret DVD d’anthologie intitulé The Work of Director Michel Gondry (A Collection of Music Videos, Short Films, Documentaries and Stories)¹ on découvre au fil des petites vidéos que cette retranscription de l’énergie musicale par l’image est en fait une véritable recherche artistique perpétuelle chez Gondry. Dans Drumb and Drumberer, l’une de ses nombreuses vidéos « privées », il se filme en train de jouer de la batterie, puis s’aperçoit rapidement que par le montage l’invention d’une nouvelle musique devient possible. Il s’amuse donc à réinventer le morceau qu’il avait joué, par le biais du montage.
La plupart de sa production est très fortement marquée par cette recherche autour du rapport de la musique à l’image, et de la manière dont s’organise la structure rythmique qui lie ces deux médias. Lorsqu’il fait des clips vidéos, Michel Gondry donne une vision décortiquée et souterraine de la musique ; pas seulement un portrait de l’univers de l’artiste, pas une illustration des paroles de la chanson, mais plutôt une explication visuelle de la structure musicale du morceau. Il révèle ainsi son organisation, sa rythmique, ses changements de tonalité, bien que l’on puisse toutefois constater quelques exceptions parmi les 80 clips qu’il a réalisé, et notamment dans sa très longue collaboration avec la chanteuse Islandaise Björk, qui s’oriente plus sur la rencontre et le mélange de leurs deux univers visuels fantasmagoriques respectifs.
L’expression visuelle de la musique
Avec Gondry, on met en lumière que la musique a un pouvoir visuel concret. Elle influe sur la perception visuelle des choses. Au détour de quelques autres extraits de vidéos et d’expériences en tout genre, toujours présentes dans ce DVD, on reconnaît finalement une certaine obsession d’artiste à vouloir élucider le pouvoir spécial qui lie la musique à l’image. Qu’est-ce-qui fait que des images, placées sur une musique, peuvent devenir l’illustration parfaite de celle-ci ? Il a notamment réalisé une expérience autour du spin art, un art assez en vogue dans les années ’70 qui consistait à jeter de la peinture sur une toile de peinture circulaire qui tournait à une vitesse constante.
Cette expérience représente à elle seule assez bien la pensée et la recherche de Gondry autour de la représentation visuelle de la musique. La peinture qui se projette sur le disque obéit à plusieurs facteurs que Gondry a séparé les uns des autres pour les contrôler : les notes sont représentées par les couleurs, de telle sorte que chaque jeu de couleur corresponde à une moitié du clavier divisé du plus aigu au plus grave par la position des doigts de la musicienne. Le rythme est, lui, capté par la caméra, et engendré par le mouvement des mains de Björk qui appuie sur les touches. Il ajoute par ce procédé, le concept un peu métaphysique mais néanmoins poétique (quand on connaît le loustic, on sait que la poésie entre tout n’est pas la dernière des choses qui l’animent) de la capture de l’improvisation et donc des émotions directes de la musicienne. Le film qui en résulte s’apparente donc à ce que l’on pourrait poétiquement définir comme l’expression filmique unique d’une musique unique, jouée par une artiste unique.
On s’aperçoit finalement qu’à chaque fois qu’il va réaliser un clip vidéo, c’est un peu cette même expérience qu’il va reproduire, sur une réflexion inversée. Il va chercher à restituer – pour parler avec de belles métaphores – à chaque morceau ses pots de peinture et ses ficelles, afin de comprendre comment a été élaborée la musique qu’il va mettre en image. Chacun de ses clips témoigne d’une recherche analytique sur la structure du morceau pour comprendre comment s’organisent les trois préceptes que sont la tonalité, le rythme et l’émotion qui s’en dégage; le clip devenant par conséquent l’expression directe et visuelle des changements et/ou variations de ces trois éléments.
Le concept de l’Alphabet
(ou la table de correspondance)
La clé du succès de la méthode Gondry fonctionne sur l’utilisation presque systématique d’un alphabet unique, nouveau pour chaque morceau et à chaque fois schématique. Sorte d’héritage de ses facultés d’inventeur touche à tout, cet esprit du schéma et de la synthèse presque mathématique d’un procédé n’est pas étrangère à son univers qui oscille entre le scientifique et le poétique. Ces alphabets (ou tables de correspondances) lui permettent de dresser sous forme de schémas plus ou moins complexes les liens entre la musique décomposée et les images associées à chacune de ses décompositions (instruments, notes, rythmes).
Chaque choix technique, chaque parti pris visuel, est lié étroitement à l’analyse de la structure du morceau que dresse Gondry. Lorsqu’il signe en 2003 le clip du tube The Hardest Button to Button des White Stripes, la batterie si particulière de Meg White, au rythme sans variations et à la grosse caisse répétitive et entêtante se matérialise à l’image par un effet de démultiplication de cette même grosse caisse par un procédé semblable à la pixilation (mais qui n’en est pas) directement inspiré par le mythique Voisins (1952) de Norman MacLaren. Plus encore, la table de correspondance la plus frappante reste celle du clip des Daft Punk, Around The World, réalisé en 1997, dans lequel il isole chacun des instruments et les matérialise à l’écran sous la forme de divers groupes de personnages qui effectuent des chorégraphies qui leur sont propres et suivent les variations des instruments qu’ils représentent. Il en est de même avec l’un de ses clips les plus spectaculaires techniquement, Star Guitar, réalisé pour The Chemical Brothers en 2001, ou chaque élément du décor aperçu par la vitre d’un train en marche, matérialise une note de musique ou un instrument.
La mise en image de chaque musique doit donc rendre visible cet alphabet schématique, qui constitue alors le lien manquant pour que la musique et l’image soient parfaitement en adéquation, pour que l’image élucide les critères spécifiques à chaque morceau musical, qu’elle les rendent visibles. Dans l’un de ses premiers clips à succès, Je Danse le Mia (1993) pour les géniaux IAM, l’utilisation du morphing comme transition entre deux raccords dans l’axe fait sensation à l’époque (tout le monde se demande comment il a fait) mais représente en soi bien plus qu’un simple effet numérique, c’est aussi la mise en image concrète du mono-beat propre au rap, qui ne varie jamais de vitesse, et se répète inlassablement. Autre exemple, parmi tant d’autres possibles, le clip de Kylie Minogue, Come into my World (2002) s’organise, comme la chanson du reste, de manière cyclique. Réalisé à l’aide du procédé du Motion Control qui permet de programmer informatiquement une caméra pour qu’elle fasse toujours le même mouvement, il symbolise la structure du morceau par Kylie Minogue qui chante et tourne en rond autour d’un carrefour. Dès qu’un tour de ce carrefour est terminé, tous les personnages autour, dont la chanteuse, sont doublés, et ce autant de fois que la musique « tourne en rond ».
Loin des conventions encore prédominantes
Même s’il s’inscrit aujourd’hui comme l’une des références du milieu et que sa pratique et son inventivité ont véritablement révolutionné la manière d’appréhender la manière de concevoir les clips vidéo, la plupart des clips que l’on appellera maladroitement, mais quand même, « classiques » – entendons en tout cas par là, majoritairement présents sur les écrans – ne sont absolument pas dans la même recherche que Gondry et quelques autres ont défendu et continuent de défendre. La grosse majorité de la production continue à se limiter le plus souvent à des multi-cam montés en rythme, où l’artiste est filmé à divers endroits et où à chaque marquage de rythme, on passe au montage d’une caméra à l’autre afin de donner un semblant de variations et d’harmonie entre l’image et la musique. Ou bien, plus asphyxiant encore, aux sempiternels clips illustratifs qui ne font que mettre en image des paroles, sans recherche concrète, ni narrative, ni technique.
Bien qu’il se soit acoquiné avec le cinéma depuis plusieurs années, Michel Gondry continue de produire très régulièrement des clips vidéo (rien que trois en 2011) et de faire son petit bonhomme de chemin, sa petite réflexion, autour de la représentation visuelle et technique de la structure musicale.
¹« The Work of Director Michel Gondry » est édité par Directors Label et Palm Pictures.
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