Álex de la Iglesia a signé un deal avec Sony Pictures pour plusieurs films d’horreur. Veneciafrenia – le film d’ouverture du PIFFF 2021 – est le premier volet colérique de sa future “fear collection”. Slasher vénitien sur fond de critique du tourisme de masse, le virtuose, la figure emblématique du cinéma fantastique espagnol, réalise un pamphlet contre la standardisation. A l’instar de Cannibal Holocaust (Ruggero Deodato, 1980) – la comparaison s’arrête là – Veneciafrenia pointe la terreur inhérente liée au tourisme invasif et livre un constat sur une société ayant intégrée le vide culturel : le cinéaste compte tirer les leçons de la farce à l’italienne et des “jeux subtils de l’amour et du duel social” (Marivaux) pour faire passer sa critique morale pleine d’ironie acerbe.
Impromptu
Grand cinéphile et scénariste de toutes ses réalisations, Alex De La Iglesia passe à la réalisation au début des années 1990 grâce à Pedro Almodóvar qui finance son premier long-métrage, Action mutante (1993) basé sur son premier court-métrage fabriqué avec Jorge Guerricaechevaria. Ensuite, au début des années 2000, on assiste à un élan très énergique dans le cinéma fantastique espagnol : rien qu’en 2001, on découvre Les Autres d’Alejandro Amenàbar ou L’échine du Diable de Guillermo Del Toro. En fait, Alex De La Iglesia opère une rencontre entre la vieille garde du cinéma fantastique espagnol – Juan Piquer ou Simon Emilio Ruiz, un spécialiste du mate painting – et une nouvelle génération suivie par Jaume Balaguero, Paco Plaza ou Juan Antonio Bayona : on style décalé et baroque nous a livré des pépites inventives et virulentes telles que Le Jour de la Bête (1995) ou Mes Chers Voisins (2000) dans un mélange constant de comédie noire et d’horreur qui est aussi celui de probablement son meilleur travail Balada Triste de Trompeta (2010), annonçant la noirceur particulièrement à l’œuvre dans ces derniers projets. Quand on voit Balada Triste notamment, on pense à Larmes de clowns (1924) de Victor Sjöström, avec son clown qui reçoit des gifles. Le clown – première figure archétypale démantelée par le cinéaste – devient ici une victime au comportement masochiste et autodestructeur, un martyr qui va s’enfermer dans un cercle vicieux et cruel, forcé de sourire dans ce monde théâtral et violent… On trouve du Fellini dans ce goût pour le spectacle et le cirque comme le théâtre de notre monde sociétal, un théâtre habité par la comedia dell arte et ses clowns-bouffons. La figure du Pierrot Lunaire, être de souffrance à l’état pur apparait également… La destruction douloureuse des figures monstrueuses operée par Alex de la Iglesia est nécessaire pour révéler l’animalité la plus pure, la plus sauvage. Après avoir présenté les sorcières comme des entités guidées par l’appétit et la pulsion sexuelle, De La Iglesia entend désormais raviver l’essence d’autres tipi fissi bien singuliers.
Veneciafrenia situe son intrigue à Venise en plein carnaval, un décor de carte postal qui camoufle une ville qui se meurt – revoyez le pluvieux Ne vous retournez pas (Nicholas Roeg, 1973)… Evidement, le générique inaugural est généreux en référence bis et giallo avec ses images de couteau à lame noire sur fond jaune et autres références fétichistes, son aspect entre comics et roman policier, les yeux d’un chat noir ou un trou d’eau à la Inferno (Dario Argento, 1980). Le postulat giallesque d’étrangers débarquant dans une ville s’y prête également. Mais le véritable hommage à la culture transalpine réside dans cette variation contemporaine autour de la commedia dell’arte, née d’une tradition populaire au XVIè siècle plonge dans les racines de la Rome antique. Le fameux jeu masqué repose sur des improvisations à partir d’un canevas qui s’inspirait volontiers de l’actualité sociale, avec des personnages immuables – appelés tipi fissi, soit « types fixes » – qui ont chacun un statut et un héritage particulier, définis par des masques. Alex De La Iglesia se régale à travers une galerie de personnages grandiloquents : un bouffon-arlequin sauvage, impulsif et puant ; un Pierrot au féminin et sexy ; un médecin grand-manitou, faux savant, incarnant le pouvoir intellectuel et qui fabrique un alcool aux effets psychédélique bu « pendant de siècles ». Beh oui, qui trouverait de l’alcool de licorne aujourd’hui ? En tout cas, la magie des masques demeure un moyen d’expression idéal, autant pour l’art vivant que pour le cinéma qui contient son lot de séquences masquées effrayantes – de The Wicker Man (Robin Hardy, 1976) à Kill List (Ben Wheatley, 2012), en passant par Shining (Stanley Kubrick, 1980) ou le filon des slashers. Plus qu’un accessoire, il s’agit d’un portrait visible doué de plusieurs vies. L’instrument incarne un goût pour la métamorphose, transforme l’acteur et le dépossède pour mieux l’enrichir, voire le diaboliser. Ainsi, Alex De La Iglesia n’hésite pas à faire référence au passage du rituel secret de Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1999), notamment à travers quelques notes de piano. Mais sa scène à lui ressemble plus à une rave party privée, à base d’italo disco, de stroboscope et de costumes SM et libertins. Avant la grosse gueule de bois, le Carnaval est bien la dernière fête prévenant l’Apocalypse.
Dans Balada Triste, quand l’un des clowns dit, « les enfants ne m’aiment plus », n’est-ce pas le constat d’un acquis actuel ? Aujourd’hui, on assiste à la banalisation des codes et l’uniformisation de la marge via des modes ou des vagues – comme celle du clown monstrueux, mais aussi de la sorcellerie féministe – qui retirent sa substance initiale à ces figures underground. Avec Veneciafrenia, la réappropriation contemporaine que fait De La Iglesia transforme la commedia dell’arte en étendard revendicateur pour des militants terroristes, une forme de conspiration qui trouve son origine dans une ancienne société secrète. L’irrespect des lieux de culture par les touristes, la haine des paquebots polluants et le saccage opéré par la mondialisation et le productivisme capitaliste poussent clairement à des dérives nationalistes et communautaires – The Wicker Man, encore. Un tel risque de fixation radicale traduit une volonté de persistance face au dénaturement, on fait survivre les traditions par un maintien ancestral. Après tout, arte signifie savoir-faire, métier… Et une secte ne s’ouvre pas tant qu’elle n’a pas renoué avec ses signes cabalistiques. A la différence des animaux, les Hommes sont bien prêts à périr pour des causes et des idées. Le cinéaste a très justement déclaré « L’Homme est égaré, nous vivons dans un monde patriarcal qui n’est pas bon pour nous. On est aujourd’hui dans une logique de pensée abstraite, alors qu’à l’époque on fonctionnait à l’instinct. » La Chispa de la vida (Un jour de chance, 2012) était en effet très virulent envers la sphère médiatique, avec une vraie aversion contre la téléréalité ; quant à cette frange de la population vénitienne qui lutte fortement contre l’invasion de touristes alcoolisés et saccageurs, elle n’est pas sans rappeler les manifestants belliqueux de Mi gran noche (2015) ou les déclassés de Pris au piège (2017). Mais la radicalité du cinéaste passe à travers la revendication identitaire de son medium. Par exemple, le premier meurtre de Veneciafrenia est perpétré avec un appareil photo, alors que les touristes-victimes filment le carnaval avec leur téléphone, un média éphémère. Aussi, il n’est pas étonnant d’entendre dans le film des réflexions autour de la pellicule super 8 qui n’est plus développée au profit du numérique diffusé massivement. En bon militant, l’artiste espagnol est le témoin d’un cinéma qui évolue. Avec plus d’évidence, son dernier film assume la dimension politique et contestataire du genre et de la marge comme un acte subversif, forcément en réaction contre quelque chose… Ainsi, l’œuvre De La Iglesia montre un pessimisme morbide sans aucun échappatoire. Seul Las Brujas de Zuggaramurdi (2013) – qui avait fait l’ouverture du PIFFF en 2014 – offrait une vision un peu plus enjouée, un excès d’optimisme dans cette nuit noire, avec un épilogue intriguant, en faux happy end : la petite famille est reconstituée, l’argent leur permet de subvenir aux besoins de l’enfant… mais il y a cette très curieuse mise en garde des sorcières : « quand tout ce bonheur les étouffera, ils nous reviendront ». Le Mal indéfectible confirme que tout n’est qu’une farce lugubre, une illusion âpre où la seule voie apparaît être la démence. Cette mise en garde des sorcières s’est aujourd’hui réalisée, Venecafrenia vient de le confirmer.