Eyes Wide Shut


Reclus, mégalo, obsessif, perfectionniste, controversé, subversif… Les adjectifs ne manquent pas pour décrire le génie de Stanley Kubrick et son dernier opus condense tout cela à la fois. Tourné treize ans après Full Metal Jacket (1987), Eyes Wide Shut est sans conteste – ex-aequo avec 2001, L’Odyssée de l’espace (1968) – l’un de ses films les plus mystérieux. Cette adaptation de la nouvelle Rien qu’un rêve (1926) d’Arthur Schnitzler – qui met en scène un couple évoquant son fantasme – prend comme cadre un New York éclairé par les douceurs trompeuses de Noël.

Tom Cruise debout, dans l'embrasure d'une porte plongée dans la pénombre, le visage baissé vers un sapin de Noël lumineux ; plan issu du film Eyes Wide Shut.

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Mascarade

Le programme du dernier film de Kubrick peut se condenser en trois termes : Implication, affection et embrigadement, soit des thèmes qui ont toujours été inhérents à son cinéma. Faisons toutefois taire les préjugés, l’amour est aussi clairement au cœur des réflexions de Kubrick, et ce bien avant Eyes Wide Shut – apparemment, une première ébauche aurait déjà été envisagée vers 1968. Dans l’ancienne maison du réalisateur de Spartacus (1960), ont été retrouvés des œuvres inachevées, des textes datant du début de sa carrière de 1954 à 1956, moment où le cinéaste rencontrait des problèmes conjugaux avec sa seconde épouse, Ruth Sobotka et tournant toutes autour du sujet du couple. Un motif conflictuel est l’élément moteur des trois textes exhumés qui traitent tous du mariage, entre lassitude et séparation. Il y a Jealous, un script de treize pages qui évoque le ressentiment d’un couple qui ne s’aime plus. Encore plus intéressant, dès les premières lignes de Married Man, un texte incomplet de trente cinq pages, Kubrick écrit : “Le mariage est comme un long repas avec le dessert servi au début. Pouvez-vous imaginer les horreurs de vivre avec une femme qui s’attache à vous comme une ventouse en caoutchouc, dont toute la vie tourne autour de vous matin, midi et soir ? C’est comme se noyer dans une mer de plumes. Plonger de plus en plus profondément dans les profondeurs douces et suffocantes de l’habitude et de la familiarité. Si seulement elle se défendait : sois en colère ou jalouse, juste une fois. Hier soir, je suis sorti me promener. Juste après le dîner. Je suis rentré à deux heures du matin. Ne me demande pas où j’étais.” Rajoutez à tout ça, les notes à la volée de The Perfect Marriage sept scènes qui composent le début d’un manuscrit, où l’on peut lire “Régler Noël. Sa femme se prépare pour la soirée de Noël, ce soir-là. C’est l’agitation. Mari déprimé par Noël. Histoire de mariage, de fidélité, de tromperie”. Oui, Kubrick est loin de se résumer uniquement à l’étiquette de l’artiste froid et mécanique, noyé dans un système intellectuel millimétré. 

Gros plan sur le visage de Nicole Kidman l'air absent, tourné vers un miroir, tandis qu'à l'arrière-plan Tom Cruise l'embrasse dans le cou ; plan issu du film Eyes Wide Shut.

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Avec Eyes Wide Shut, le cinéaste ouvre avec une simplicité virtuose sa réflexion sur le mariage et la potentielle nécessité de l’adultère. Premièrement, il y a ce plan montrant la sculpture merveilleuse de Nicole Kidman. Le deuxième plan, c’est le Greenwich village, quartier nocturne à la lumière bleutée. Le troisième quant à lui, nous présente le mari, Bill Hardford – sacré Tom Cruise – plongé dans les reflets de la lune. C’est lui qui prononce cette première réplique bien évocatrice : Chérie, tu as vu mon portefeuille ?”. L’homme compte sur Alice, son épouse, femme au foyer, pour ne pas perdre de vue le tube à oxygène mais ce bon docteur va voir son cocon ébranlé lors d’une soirée où, désinhibée par les douces vapeurs de la marie-jeanne, Alice lui évoque ses fantasmes d’ébats sexuels avec un officier de la Marine. Ce cultissime dialogue dans la chambre, bascule initiale du récit, fait office d’enrayement de la machine. Soyez attentif au fou rire de Nicole Kidman face à l’incrédulité de son compagnon, filmé caméra à l’épaule, ce qui contraste avec un univers de prime abord très cadré, à base de champs-contrechamps fixes, capturés comme des peintures qui ne demandent qu’à craqueler. Par suite de ce révoltant et douloureux début de prise de conscience, Bill s’abandonne à une déambulation tardive dans une New York période Noël, où la féérie est mise à mal par de dangereuses tentations. On assiste à une dérive de l’homme, piégé dans ses tourments, à ruminer – va-t-il succomber ou non à l’adultère – et qui va se muer en véritable quête obsessionnelle. L’amour n’est pas toujours rose, Kubrick l’a déjà démontré notamment par le biais de l’annihilation du couple Wendy-Jack dans Shining (1980) qui en est l’extrapolation la plus noire. Résonne alors dans notre tête le timbre de Jean-Louis Trintignant – la voix française de Jack Torrance – récitant les répliques sadiques et aliénées du mari pourchassant sa femme : “T’est-il arrivé de songer à un moment dans ta vie à mes propres responsabilités ? T’est-il arrivé de réfléchir ne serait-ce qu’un seul tout petit moment à mes responsabilités ? (…) T’es-tu déjà interrogé à ce que deviendrait mon avenir si je n’étais pas à la hauteur de mes responsabilités ? (…) Tu as eu toute ta foutue chienne de vie pour t’exercer à réfléchir, tu crois que cinq minutes de plus vont t’aider maintenant ? (…) Je ne te ferai rien…Wendy, ma chérie, éclatante lumière de ma vie… Je ne te ferai rien. Tu ne m’as pas laissé finir ma phrase. Je disais, je ne te ferai rien… Je vais simplement te défoncer la gueule… Te faire un grand trou par où je t’enfilerai…”. Niveau toxicité relationnelle, on y est. Justement, si l’incursion dans l’horreur de Kubrick s’est faite par le biais de l’incarnation givrée de Jack Nicholson, c’est bien le couple glamour formé par Nicole et Tom qui a conforté le réalisateur dans son choix d’aboutir à sa variation autour des tourments sentimentaux. Il souhaitait des personnes à la posture parfaite, très beaux et sexy, sans aucun problème apparents, sûres d’elles et de leur succès, et éloignées d’éventuels problèmes psychologiques relatifs à la laideur. Le succès critique étant quasi-garanti par un nom comme Kubrick, le couple star des nineties profitent alors de cette notoriété – Tom Cruise atteignait le sommet grâce à Top Gun (Tony Scott, 1986) et Mission Impossible (Brian De Palma, 1996) – pour attirer l’attention sur le film. Pourtant, le véritable chemin de croix que seront les quinze mois de tournage ne feront qu’exacerber les tensions du couple, comme si le long-métrage avait contaminé la réalité.

Quatre individus en masque de carnaval vénitien dans le film Eyes Wide Shut.

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Dans le dossier “Stanley Kubrick ou la géométrie dans l’impossible”, publié dans un ancien numéro de L’Ecran Fantastique, nous pouvons lire au sujet d’Eyes Wide Shut : “un pensum que Kubrick a pu déclarer être son meilleur film, mais qu’il faut considérer comme, sinon un ratage complet, du moins une œuvre curieusement désuète où l’aspect fantastique se borne à une orgie sectaire dans un château avec des hommes en cape rouge et masque noir, qui semble sortis d’un Bava des années 60”. Bien que ce propos résume toute la stupeur d’une critique déroutée par un objet sulfureux et complexe, la référence de la scène indissociable du métrage – l’orgie décadente d’individus masqués – associé au bis italien ne peut que nous ravir. Attardons-nous sur cette centrale séquence du manoir qui fut censurée aux USA. On ne peut se défaire de ces visions de masques vénitiens – Venise et l’amour craquelé, revoyez Ne Vous Retournez Pas (Nicholas Roeg, 1973) – Kubrick employant à merveille la mise en abîme pour décrypter l’illusoire sophistication d’une haute société qui déguise la présence de femmes exploitées, d’adultère, de drogues, et j’en passe. La cérémonie opère une inversion, car ce qui est ordinairement caché ne l’est plus, alors que les identités, quant à elles, le deviennent. On oublie sa posture, son statut, pour jouir pleinement de ses pulsions les plus primaires. Finalement, le cinéaste fait le dessin d’une certaine apocalypse. Ce virulent constat d’une fin de siècle réside dans ce carnaval, une pure “altération cyclique d’un âge d’or” comme le dit l’essayiste Pacôme Thiellement avec ses réflexions sur L’Apocalypse – dans une émission France Culture diffusée en octobre-novembre 2016 – avant d’ajouter que “les fêtes avaient un rôle très important, expérimenter ce qu’on n’est pas au quotidien“. La question des masques – prêtre, fou, roi, valet, médecin soit des archétypes de la commedia dell’arte – sont les signes de cette métamorphose. “À partir du moment où les hommes cessent de se métamorphoser, cessent de se transformer en monstres, en bêtes, en loup, etc… ces formes-là reviennent mais sous une forme horrible, terrifiante”, pour citer une dernière fois ce cher Pacôme. Ici, la forme devient l’uniformisation du monde moderne. L’Apocalypse est donc cette fête finale, une fête d’horreur triste, mais une fête quand même, un moment où tous les masques tombent et durant lequel l’Homme ne peut plus se métamorphoser tant il est mis à nu. La musique qui y est utilisée est une inversion de chants religieux roumain, ce qui rajoute au mysticisme bizarre et déviant de la séquence – procédé qui n’est pas sans rappeler l’infernale séquence d’introduction de L’Exorciste (William Friedkin, 1973).

Scène de rituel du film Eyes Wide Shut où 7 femmes sont agenouillées nues autour d'un homme portant une toge rouge.

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Avec les masques, le sexe demeure un élément clef. Comme on l’apprend dans Le Dernier Rêve de Stanley Kubrick – Enquête sur Eyes Wide Shut (2019, Capricci) d’Axel Cadieux, le tournage de l’anxiogène orgie, étalé sur trois semaines, a été éprouvant a bien des égards. Mais Paul Jenning, l’un des acteurs, le confesse : “On était assez à l’aise. Honnêtement, beaucoup de relations ont débordé le cadre du tournage… Certains n’ont pas que simulé les actes sexuels, quoi. Des jeunes gens de vingt ans ensemble plusieurs semaines, beaux et bien foutus, nus toute la nuit, qui dorment ensemble à l’hôtel… Évidemment que ça dérape”. Plus tard dans le film, la femme de Bill Hardford raconte à son mari un cauchemar, “un désert” où “tout le monde baisait”. Il est rare que le sexe fasse peur au cinéma et que l’orgie converge au cauchemar, Kubrick y est parvenu. Dans sa filmographie, le cinéaste n’a eu de cesse de ramener l’amour romantique à quelque chose de purement physique, conduit par la violence et l’assouvissement d’un désir immédiat. Le symbole du phallus – les masques grotesques au gros nez présents dans Orange Mécanique et Eyes Wide Shut par exemple – désigne chez lui cette pulsion face à l’ordre, tant empêchée par des lois sociétales et totalitaires, que la pulsion devient quelque chose d’horrible à supporter. Comme le témoigne parfaitement le viol hyper accéléré – procédé artificiel – des deux jeunes filles par le droog Alex, il n’y a plus de véritable sexualité. L’acte et le plaisir sexuel sont réduit à leur plus maigre facture, tout devient épreuve mécanique. A ce titre, Eyes Wide Shut vient définitivement appuyer la mort profonde du sentiment. Car chez Kubrick, tout ce qui se joue dans les rapports humains est détraqué, artificiel, dénué de consistance. Il dépeint l’individu perdu dans un système en désordre auquel on tente de ramener un semblant d’ordre. Cette paralysie conduit à l’aliénation de l’Homme au sein d’une structure mécanique qui le dépasse et lui fait perdre son individualité. Néanmoins, il y a toujours un problème quand cet individu s’extrait de la structure pour exacerber ce qui lui reste d’individualité : sa part d’ombre. Aussi, le dernier film de Stanley met le doigt démontre à travers l’errance fantasmée de Bill Hardford, la perte de repères de tout un monde à venir. Le long-métrage inaugure l’ère d’internet, des théories conspirationnistes et sectaires – nourries par la fascination pour Aleister Crowley, la franc-maçonnerie, et autres pizza’s gates. Il prophétise l’extinction de la rationalité et la réalité rattrapa rapidement la fiction puisque c’est à ce moment précis que Tom Cruise consolida son appartenance privilégiée au sein de l’Eglise de Scientologie. Au moment du bal promo, des membres de la secte accompagnent la superstar sur les plateaux, chose totalement insupportable pour Kubrick. Pire, sa propre fille se verra embrigadée, au grand désespoir du maître qui lui écrira une déchirante lettre dans l’espoir de la récupérer. Ici, Kubrick pointe le mysticisme fumeux comme l’exaltation d’un instinct pur et conservateur et déclare : “c’est un danger permanent. On peut mal interpréter à peu près tout. En général, pour conforter le point de vue qu’on a déjà. Le sens prend donc, dans un film, les idées qui sont déjà les leurs”.

Définitivement, Eyes Wide Shut est un film qui se mérite, certainement le plus beau de Stanley Kubrick. Il l’aura confectionné pendant six mois de montage, au sein de son manoir britannique, entouré de ses proches et assistants, jusqu’à l’épuisement. Son hygiène est peu recommandable, trois heures de sommeil par nuit, en plus de fumer comme un pompier. Le 7 mars 1999, le maître s’éteint dans son antre, terrassé par une crise cardiaque. Et la mort prématurée du cinéaste enclenchera sans ferveur la boîte à fantasme sur sa dernière livraison, comme chacun de ses huit derniers chef-d’œuvres. Gaspar Noé déclare dans la revue Première en mai 2018 – au sujet de 2001, l’Odyssée de l’Espace qu’il s’agit d'”un trip, un réservoir d’images qui frappent directement l’inconscient, un triomphe de design, une interrogation métaphysique à jamais irrésolue” cela vaut tout autant pour Eyes Wide Shut.


A propos de Axel Millieroux

Gamin, Axel envisageait une carrière en tant que sosie de Bruce Lee. Mais l’horreur l’a contaminé. A jamais, il restera traumatisé par la petite fille flottant au-dessus d'un lit et crachant du vomi vert. Grand dévoreur d’objets filmiques violents, trash et tordus - avec un net penchant pour le survival et le giallo - il envisage sérieusement un traitement Ludovico. Mais dans ses bonnes phases, Il est également un fanatique de Tarantino, de Scorsese et tout récemment de Lynch. Quant aux vapeurs psychédéliques d’Apocalypse Now, elles ne le lâcheront plus. Sinon, il compte bientôt se greffer un micro à la place des mains. Et le bruit court qu’il est le seul à avoir survécu aux Cénobites.

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