A partir des années 1970, alors que le cinéma japonais est au plus mal, le studio Nikkatsu a une idée de génie pour rameuter les foules : du cul, bien évidemment, mais pas queue. Dans le coffret Roman Porno : une histoire érotique du Japon, Elephant Films retrace l’histoire du genre en dix films, de 1971 à 2017. Éloignez les enfants, éteignez les lumières et plongez dans un cinéma sulfureux et libéré.
Histoire érotique du Japon
Le 20 octobre 1964, la foule se presse au Nippon Budokan, le centre sportif de Tokyo. Pour la première fois, les Jeux Olympiques d’été se déroulent dans un pays asiatique. Ce jour-là a lieu la compétition de judo, un événement national puisque les athlètes japonais remportent trois médailles d’or sur quatre. Or pour la première fois, de nombreux foyers japonais s’équipent de la télévision pour assister à ces combats historiques. Les JO d’été de 1964 accélérèrent ainsi considérablement la démocratisation du petit écran, provoquant la chute inéluctable des entrées dans les salles de cinéma. Pendant les années 1960, seuls les films de yakuza trouvent encore leur public, mais la plupart des studios japonais se retrouvent alors en grande difficulté, au bord de la faillite. Un nouveau genre émerge alors hors des studios et change la donne, les pinku eiga – littéralement, « cinéma rose ». Ces coquins de spectateurs sont ravis et émoustillés par quelques sages scènes de nu, ils reprennent promptement le chemin des salles. La Nikkatsu voit là un filon à exploiter pour ne pas baisser rideau… Pas folle la guêpe. A la recherche de longs-métrages pas chers à produire et rapportant de gros chèques, le studio s’approprie alors le genre et réalise ses propres pinku, mais avec le cachet d’un gros studio. Le Roman Porno est né.
Bien évidemment, le genre est largement en-dessous de la ceinture – mais faut pas trop déconner non plus, étant donné l’aversion légendaire de la censure japonaise pour les poils pubiens. Dans L’Extase de la Rose noire (Tatsumi Kumashiro, 1975) un personnage résume parfaitement le crédo de la Nikkatsu : « Notre mission est d’affirmer au monde qu’il n’y a rien de plus beau qu’une bonne baise. C’est la source de toute beauté en ce monde. Sans cette prise de conscience, le monde ne sera jamais meilleur ». Le coffret Roman Porno : une histoire érotique du Japon édité par Elephant Films raconte la folle épopée du genre en dix productions, une épopée pleine de rebondissements, jalonnée d’œuvres surprenantes et improbables, aux titres aussi fleuris que Chaudes gymnopédies, A l’ombre des jeunes filles humides ou Nuits félines à Shinjuku. Avant de rentrer dans le détail, de rapides éléments de définition s’imposent. Contrairement au cinéma porno traditionnel, le Roman Porno ne se limite pas aux seules scènes de sexe, loin de là. La Nikkatsu vise un cinéma sophistiqué et haut de gamme, avec un récit abouti et des personnages crédibles. Bien sûr, le genre doit se plier à des codes rigoureux : un tournage de deux semaines maximum, une durée entre 70 et 90 minutes et contenant huit scènes érotiques minimum – une toutes les dix minutes, donc. Pas plus, pas moins. Mais en dehors de ces quelques règles immuables, la liberté artistique des cinéastes est totale, libre à eux d’aborder les sujets qu’ils veulent, de la manière qu’ils veulent. A bas le conformisme et les traditions, la contre-culture japonaise trouve un terrain fertile au sein du Roman Porno, un terrain d’expérimentations inédit pour des jeunes cinéastes créatifs et audacieux. Il suffit de se pencher sur ces dix titres pour s’en convaincre…
Contestations politiques, pauvreté, condition des femmes, tout y passe, l’érotisme des Roman Porno est matiné de luttes sociales. Des cinéastes comme Noboru Tanaka sont particulièrement incisifs en ce sens, notamment dans Nuits félines à Shinjuku (1971). Il y raconte le destin croisé de trois marginaux à Shinjuku, le quartier rouge de Tokyo, un lieu où se côtoient yakuza, prostituées et artistes en tout genre, bref, un lieu de rencontre alternatif. Là-bas, se croisent une employée des bains turcs, un chômeur et un homosexuel. Peu à peu, la condition de chacun les rattrape : chez Tanaka, lorsque le Soleil se lève et que les rideaux de fer des grandes banques sont remontés, les personnages déclassés titubent, somnolent et s’endorment symboliquement sur place, comme morts. Le long-métrage est empreint d’une étrange et douce poésie, relevant de l’onirisme à la française ou du cinéma de Buñuel – on pense à Los Olvidados (1950) où l’onirisme fait soudainement irruption dans un milieu précaire ultra-réaliste. Lorsque le monde de la nuit laisse place au jour, la grande machine japonaise se remet en marche, elle reprend progressivement ses droits et écrase les laissés-pour-compte, qui n’y ont pas leur place. A noter que dans les années 1960, comme partout en Occident, le Japon connut également ses élans contestataires menés par des étudiants idéalistes, mais sans résultat. Bien plus tard, les trois prostituées de L’Aube des félines (Kazuya Shiraishi, 2017) suivent cette logique : l’une d’elle dort dans un cybercafé ; une autre est une mère célibataire qui bat son enfant ; la dernière s’ennuie avec son mari et se prostitue en douce… Tout comme Tanaka, Shiraishi dresse un portrait mélancolique et tragique de ses personnages. Rien n’a changé entre les nuits de Shinjuku de 1971 et celles de Tokyo en 2017, les rues restent impitoyables pour celles et ceux qui ne rentrent pas dans le moule. Les Roman Porno explorent les dessous de la société japonaise et révèlent au grand jour le monde de la nuit, dévoilant ce qui se cache dans les ruelles tortueuses du Japon… Cette exploration étant bien sûr ponctuée par les huit indispensables scènes de sexe. Le Roman Porno n’hésite pas à briser les conventions sociales et sexuelles dans le même temps, abordant ouvertement des sujets tabous. Ces ébats ne servent donc pas uniquement à émoustiller le public à la recherche de sensations fortes, mais elles s’articulent autour d’une vision du monde radicale. La mort des luttes étudiantes au début des années 1970 se cristallise ainsi brillamment dans le cinéma de Tatsumi Kumashiro. Les Amants mouillés (1973) raconte l’errance de Katsu, un modeste projectionniste du cinéma érotique de la petite ville du coin. « Tu es un gauchiste ? Tu es étudiant ? » lui demande sa patronne. Sa réponse est sans appel : « pas du tout, j’ai rien d’un intello, ça se voit pas ? » Tout comme chez Tanaka et ses trois marginaux épuisés, Katsu évolue dans un contexte post-manif mélancolique. Il erre de ville en ville, sans but, acceptant des postes précaires, tout au long d’un récit erratique et flottant, écrit lui-même comme une errance. Mais une lueur d’espoir se dessine lorsqu’il rencontre Yoko, une jeune femme malheureuse dans son couple. Exit le kimono, elle incarne la Japonaise moderne : elle porte des pantalons, elle laisse ses cheveux détachés et s’échappe avec Katsu. Ces « amants mouillés » sont en quête de liberté, une liberté évidemment sexuelle mais aussi sociale et identitaire.
Historiquement, le cinéma japonais mit souvent les femmes à l’honneur. Les comédiennes dominèrent largement les filmographies de Yasujiro Ozu et Mikio Naruse, mais Akira Kurosawa inversa progressivement la tendance. Il éleva des hommes au rang de superstars, notamment Toshiro Mifune avec Rashomon (1950) ou Le Garde du corps (1961) mais aussi Takashi Shimura qu’on retrouve d’ailleurs dans le premier Godzilla (Ishiro Honda, 1954). Bref, le cinéma japonais se masculinisa peu à peu, dominé par les figures des samouraïs et des yakuzas. Dans les années 1970, la Nikkatsu contribua à re-féminiser le cinéma japonais avec le Roman Porno et, ainsi, ramena le public féminin en salles. Mais cette fois, exit Ozu et son obsession pour le mariage et la famille : les femmes des Roman Porno sont soit malheureuses avec leur mari, soit célibataires. Les Roman Porno détournent la figure de la Japonaise traditionnelle pour célébrer la Japonaise moderne. Dans l’excellent Angel Guts : Red Porno (Toshiharu Ikeda, 1981), Nami incarne ce nouveau mode de vie japonais : elle vit seule, célibataire, elle a un haut niveau de vie et travaille dans un grand magasin… Ikeda rend compte de cette révolution idéologique à travers une mise en scène inventive et surprenante. Angles de prise de vue étonnants, effets de surimpression, lumière irréelle… Ikeda est un formaliste radical, Red Porno (1981) est une curiosité immanquable et révolutionnaire à tous les niveaux. Bien sûr – ne perdons pas le Nord – l’émancipation féminine passe évidemment par le sexe. Dans L’Extase de la Rose noire (Tatsumi Kumashiro, 1975), un réalisateur de film érotique rencontre Ikuyo, une jeune femme bien propre sur elle, portant un élégant kimono blanc, aussi blanc que pur. Elle est sagement mariée à un vieillard passif, elle dissimule son visage derrière un éventail ou un parapluie… Pour le réalisateur, elle est l’actrice parfaite pour son prochain film. Peu à peu, le vernis craquelle et elle révèle, malgré elle, son désir inavoué : elle assume son appétit sexuel, entame une carrière dans le cinéma érotique et y découvre la jouissance.
Le Roman Porno ne passe pas par quatre chemins, et c’est peu de le dire. Il met en lumière des sexualités dites « déviantes », anticonformistes, permettant parfois aux personnages de s’émanciper et de dépasser leur statut de marginal. Nuits félines à Shinjuku (Noboru Tanaka, 1971), cité plus haut, aborde par exemple la bisexualité, sans filtre. Masako est une employée dans les bains turcs, un lieu où les Japonais se pressent pour se faire savonner avec un petit extra. Elle s’entiche de Makoto, un étrange voisin taciturne. Tout comme le projectionniste des Amants mouillés (1973), il incarne le Japonais désabusé par le conformisme de son pays. Au fil de l’intrigue, il se révèle bisexuel, attiré à la fois par Masako et par Honda, un jeune homosexuel. Le désir des uns pour les autres s’exprime alors dans un plan à trois mémorable, où toute distinction entre les personnages se brouillent, où même leur identité devient flottante, laissant alors s’exprimer leur pur désir. Les expressions de sexualités anticonformistes sont nombreuses dans les Roman Porno, le désir des aînés par exemple. Dans Lady Karuizawa (1982), Masaru Konuma célèbre le désir qu’éprouve une bourgeoise esseulée. Keiko vit dans une immense résidence où se déroule de somptueuses réceptions, en présence de tout le gratin japonais, mais elle s’y sent malheureuse, délaissée par son mari et sexuellement insatisfaite. Un jeune serveur attire alors son regard et elle entame alors avec lui une relation charnelle et passionnelle. Non seulement Keiko balaye les conventions du mariage avec cette relation extra-conjugale, mais elle fait aussi un splendide bras d’honneur aux hautes sphères de la bourgeoisie japonaise en s’épanouissant dans le lit d’un prolo, sur fond de Mozart. Des exemples similaires sont nombreux dans les Roman Porno : d’abord dans Les Amants mouillés (1973), avec Katsu qui séduit sa patronne, une femme mariée bien plus âgée que lui ; dans L’Aube des félines (2017), dans lequel un vieillard fait appel à une prostituée après avoir perdu sa femme ; ou encore dans White Lily (Hideo Nakata, 2016), où une veuve entretient une relation lesbienne avec sa jeune apprentie.
Ensuite, impossible de parler de déviances sexuelles japonaises sans parler de sadomasochisme, qui traverse le genre tout entier. Le bondage et les divers jeux de corde – style shibari – proviennent originellement du Japon, il n’est donc pas étonnant d’en retrouver plusieurs avatars dans les Roman Porno. Nami, la jeune femme indépendante d’Angel Guts : Red Porno (1981), expérimente le bondage en solitaire, en se masturbant avec une corde, extatique. Dans L’Aube des félines (2017) lors d’un spectacle théâtral, deux femmes se portent volontaires pour être suspendues au-dessus de la scène, les mains et les jambes liées par des cordes, lors d’un spectacle érotique. Assez souvent donc, les personnages atteignent la jouissance grâce à une dose de violence. La frontière entre plaisir et douleur est souvent ambiguë. Cette question de la violence est d’ailleurs épineuse puisque si le genre contribue certes à moderniser la figure de la femme japonaise, l’émancipation de ces personnages ne se fait pas sans peine. Dans L’Extase de la Rose noire (1975), le réalisateur fictif viole Ikuyo tout en la filmant. C’est suite à cette épisode qu’elle accepte de devenir actrice érotique et qu’elle reprend possession de son corps. Idem dans Red Porno (1981), puisqu’en début de récit, Nami est forcée de poser pour des photos de bondage – tiens donc. Elle devient ensuite victime d’un voyeur violent, obsédé par ces images, et c’est ainsi qu’elle découvre sa propre manière de jouir. Il semblerait donc que pour certains réalisateurs de Roman Porno des années 1970-1980, la libération sexuelle naît très souvent de la contrainte et de l’ultra-violence, une vision du monde à faire lever plus d’un sourcil au public de 2020. Le genre donne lieu à des formes de violence parfois insupportables – à ne pas mettre entre toutes les mains donc.
Heureusement, certains cinéastes contemporains ont remis les pendules à l’heure. Sion Sono a farouchement critiqué la violence des Roman Porno dans le bien nommé Antiporno (2016). Détournant totalement la commande de la Nikkatsu, il annihile tout érotisme, devenu synonyme de nausées et d’humiliation. Le malaise du cinéaste vis-à-vis du Roman Porno s’exprime au sein même du genre. Le film se déroule dans ce qui semble être une installation d’art contemporain. Kyôko est une artiste hargneuse, habitant ce plateau irréel. Elle y humilie son assistante avec cruauté, rappelant le déferlement d’ultra-violence d’un Orange mécanique (Stanley Kubrick, 1971). Tout à coup, une voix hurle « coupez » et l’équipe de tournage investit l’image, révélant le simulacre de la mise en scène : Sono brise le quatrième mur et rappelle que ces femmes sont sous le regard d’hommes, des hommes qui prennent plaisir à leur humiliation. Le ton change alors radicalement, Kyôko étouffe, elle ne trouve pas sa place au sein de cette grande machine et oublie qui elle est, brouillant les frontières entre sa personne et le(s) personnage(s) qu’elle interprète. Sono détourne la violence du genre jusqu’à l’outrance et se dresse ainsi contre la société japonaise tout entière. Face caméra, Kyôko hurle avec rage : « 1 : les hommes de ce pays sont à chier, 2 : la liberté qu’ils ont créée est à chier, 3 : le monde dont ils rêvent est à chier. » Le message est clair. Sa colère – et celle du réalisateur – explose dans une scène de dropping saisissante où l’actrice se roule au sol tandis que des litres de peinture multicolore se déversent sur elle.
Nombreux sont les Roman Porno qui traitent du cinéma, et plus largement du rapport aux images. Antiporno (2016) en est un exemple saisissant, mais ce n’est pas le seul. L’Extase de la Rose noire (1975) détourne également le genre avec son personnage de réalisateur tyrannique, prêt à tout pour obtenir son film de rêve, mais le long-métrage fait preuve d’autodérision. Chaudes Gymnopédies (Isao Yukisada, 2016) change de ton. Le personnage principal, lui aussi réalisateur de Roman Porno, voit son tournage annulé : « Les projets qu’il produit ne sont pas de vrais films » glisse son équipe. Yukisada raconte les déboires d’un cinéaste et son errance de femme en femme. Alors qu’il apparait de prime abord pathétique voire sympathique, il se révèle peu à peu odieux, menteur, voleur, même violeur. Sa déchéance est totale. Signe des derniers instants du Roman Porno ? Entre discours politique radical et expérimentations filmiques audacieuses, le genre est en phase avec la société japonaise, témoin de l’évolution sociale, technologique et sexuelle du pays, entre 1971 et 2017 : les bains turcs des Nuits félines à Shinjuku (1971) deviennent une agence de prostitution en ligne dans L’Aube des Félines (2017), bref, le rapport au corps et aux images est radicalement différent. Dans une scène où Nami couche avec son patron dans Angel Guts : Red Porno (1981), l’homme filme la scène et la transmet en direct sur la petite télé de la chambre. Il ne regarde alors pas la jeune femme, mais leur image à l’écran faisant l’amour. Ikeda semble ainsi avoir anticipé le rapport des spectateurs aux images à l’ère d’Internet. Bref, le genre recèle d’œuvres riches et surprenantes, avec cette capacité parfois à se remettre elles-mêmes en question. Elephant Films en dépoussière dix titres fondamentaux, édités pour la première fois en Blu-Ray, accompagnés d’une dizaine d’heures de bonus : des analyses de Stephen Sarrazin, Stéphane Du Mesnildot et Julien Sévéon, et même des documentaires sur l’histoire du Roman Porno, rien que ça ! Bref, une mine d’or pour les curieux polissons que nous sommes tous. Comme dirait l’autre, « le Roman Porno fait enfin partie de la grande Histoire du cinéma japonais ». Merci aux Jeux Olympiques de 1964 pour ça.