Oui c’est vrai, on a mis un peu de temps avant d’aller à l’assaut de La Grande Muraille, nouveau film du visionnaire réalisateur chinois Zhang Yimou. Mais ça valait le coup d’œil. Voyez plutôt…
Le Dernier des Chinois
S’étant d’abord fait connaître en réalisant des grands drames utilisant l’histoire politique de la Chine comme trame de fond tels que Epouses et Concubines (1991), Qiu Ju, une femme chinoise (1992) ou encore Vivre ! (1994), Zhang Yimou peut se targuer d’être l’un des rares réalisateurs chinois à avoir eu la carte auprès des festivals – multi-récompensé à Venise, Berlin, Grand Prix à Cannes – même si, et ce n’est pas anodin, il l’a quand même vachement moins depuis qu’on lui affuble l’étiquette de cinéaste qui fait pas genre. Au début des années 2000, Yimou emboîte le pas du taïwanais Ang Lee qui redore avec Tigre et Dragon (2000) le blason d’un genre cinématographique typiquement chinois alors tombé en désuétude : le wu xia pian, dont le grand King Hu et ses films Dragon Inn (1967) et A Touch of Zen (1971) avait déjà fait la renommée en Occident. Surfant sur le succès mondial du film de Ang Lee, Yimou réalisera coup sur coup le sublime Hero (2002) et le non moins magnifique Le Secret des poignards volants (2004). Bien que ces films ne soient pas significatifs de la filmographie du réalisateur, leur forte popularité suffirent à cataloguer Zhang Yimou dans un genre qui lui colle désormais aux basques, celui des grandes fresques historiques à base de combats d’épées et de Chinois qui virevoltent. Pourtant, depuis le dernier film cité, sorti en 2004, Zhang Yimou a largement continué de dépeindre la société chinoise, principalement l’époque de la Révolution Culturelle, avec des drames comme il savait les faire à ses débuts – Pour un Fils (2005), Sous l’aubépine (2010) ou le très beau Coming Home (2014) – sans jamais n’être, pour autant, ré-inviter en compétition dans les grands festivals européens. La carte, on peut donc l’avoir, puis la perdre. Inutile de chercher bien longtemps pour comprendre pourquoi le cinéaste ne l’a désormais plus, cette carte… Fort des succès financiers de ces deux wu xia pian, Yimou s’est aussi imposé en Chine comme l’un de ses réalisateurs capables d’orchestrer des fresques épiques et très coûteuses, telles que La Cité Interdite (2007), The Flowers of War (2011) ou bien encore la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin, spectacle hallucinant – je vous invite à aller voir ou revoir cette cérémonie sur Youtube – ayant coûté ni plus ni moins que 100 millions de dollars et mobilisé plus de 15.000 figurants ! Ce grand spectacle fut considéré par beaucoup de commentateurs occidentaux comme une cérémonie de propagande chargée de promouvoir la grandeur culturelle de la Chine et la puissance de son peuple et de ses dirigeants. Ne cherchez pas plus loin, si Zhang Yimou n’a plus la carte dans les grands festivals européens c’est surement parce qu’il paye donc d’une part ses incartades vers un cinéma de genre populaire et à gros budgets, mais aussi, son implication à la réalisation de ce spectacle dantesque qui lui vaut parfois d’être qualifié par certains, littéralement, de collabo d’un régime dictatorial.
Depuis quelques années, conscient de l’incroyable potentiel du marché chinois, les studios hollywoodiens ont fait des pieds et des mains pour faire copain-copain avec l’industrie cinématographique chinoise dans le but de dominer un peu plus le game. Ainsi, des blockbusters comme Iron Man 3 (Shane Black, 2013) ou Transformers 4 : L’Âge de l’Extinction (Michael Bay, 2014) furent les premiers exemples d’énormes co-productions américano-chinoises. Jusqu’alors – arrêtez-moi, dans les commentaires, si je me trompe – aucun réalisateur chinois de cette envergure n’avait été débauché pour venir réaliser un blockbuster sino-américain destiné aux deux marchés. D’abord confié à Edward Zwick – le réalisateur du Dernier Samouraï (2003) avec Tom Cruise, on y reviendra – c’est donc finalement au chinois Zhang Yimou que Universal et ses co-producteurs de China Film Group Corporation ont eu l’idée de proposer la réalisation de La Grande Muraille. Avec son budget gargantuesque de 135 millions de dollars, sa tête d’affiche américaine – un Matt Damon en déshérence totale – et son recours à un univers fantaisiste à grands renforts d’effets spéciaux pétaradants, le film donnera peut-être cette fois un peu raison à ceux qui pensent que l’on a vraiment perdu Zhang Yimou.
Le pitch du film est des plus simples, efficaces. Durant le règne de la dynastie Song, de nombreux occidentaux font le voyage jusqu’en terre de Chine pour tenter de mettre la main sur le secret le plus convoité du monde : la poudre explosive. Le personnage de Matt Damon est l’un de ceux-là. Accompagné de son bras droit incarné par Pedro Pascal – vu dans Games of Thrones et la série Narcos – cet archer hors-pair se retrouve prisonnier dans les geôles de la fameuse Grande Muraille de Chine. A sa grande surprise, il va découvrir que l’édifice n’a pas été conçu pour se protéger des Huns mais d’une toute autre invasion : des hordes de créatures monstrueuses, par vagues immenses, attaquent inlassablement la muraille. Et parce que les Américains sont super forts et super contents de sauver les autres sans rien demander en retour, Matt Damon va les aider à vaincre ces méchantes bébêtes. Comme ça, juste pour le sport. D’une créativité proche du néant, le scénario que l’on doit en partie à Edward Zwick tombe dans les mêmes travers que celui de son propre film, Le Dernier Samouraï (2003) dans lequel un américain incarné par Tom Cruise devenait le plus grand samouraï de l’histoire des samouraïs, au mépris de l’Histoire, la grande. Ici, par audace ou facilité, le film évite au moins l’écueil discutable de la ré-écriture historique en menant l’intrigue vers des territoires relatifs aux légendes et par extension, au cinéma fantastique. Difficile ainsi, de ne pas penser, au moins dans le premier tiers, à l’héritage qui pèse sur le film qu’est celui du deuxième volet de la trilogie de l’anneau, Le Seigneur des Anneaux : Les Deux Tours (Peter Jackson, 2002). S’étant imposé comme une référence absolue quand il s’agit de parler de séquences de siège au cinéma, le film de Jackson hante celui de Yimou, de la même manière qu’il a hanté d’innombrables ersatz qui fleurirent dans la deuxième moitié des années 2000.
Justement, La Grande Muraille semble vraiment avoir été réalisé entre 2003 et 2008, à cette époque où tout le monde ou presque, essayait de faire son Seigneur des Anneaux et où les fresques médiévales et/ou fantastiques avaient le vent en poupe. Cette étrange sensation est largement renforcée par la direction artistique du film, pour le meilleur comme pour le pire. Commençons par le meilleur, vous voulez bien. Les costumes, décors, armes et accessoires somptueux – qui, je vous le donne en mille, sont réalisés par les équipes de Weta Workshop dirigée par Richard Taylor, la boîte néo-zélandaise qui a œuvré sur la saga du Seigneur des Anneaux – patinent le film et lui donne, dans un premier temps, un charme fou. Le soin apporté par Weta aux couleurs, aux sculptures des armes et armures, à l’accessoirisation des décors somptueux, sublime littéralement la mise en scène millimétrée de Yimou. Fidèle à lui-même, le Chinois est toujours aussi habile pour composer des plans de malades, à la géométrie implacable et dans lesquels la couleur et la lumière sont utilisées dans une recherche picturale constante assez incroyable – le réalisateur s’amusant même aux détours d’une séquence visuellement dingue, à éclairer une séquence avec tout le spectre de l’arc-en-ciel… en même temps (voir la bande-annonce) – qui fait plusieurs fois pétiller les mirettes. Puis vient le pire. Si les practical effects sont déments, les effets numériques viennent entacher la réussite visuelle du film tant ils semblent avoir été réalisés par des étudiants en première année de l’École des Gobelins, et encore, c’est méchant pour eux. Réalisés par ILM, les créatures donnent l’impression d’avoir été ajoutées sur le fil, juste avant la sortie du film, tant leur intégration dans les prises de vues réelles est ignoble. On a franchement pas vu de ratage aussi incroyable en terme d’effets spéciaux, sur un film de cet acabit et avec un studio de cette réputation, depuis la course-poursuite des diplodocus de King Kong (Peter Jackson, 2005)… Ces effets-spéciaux torchés, emballés-pesés avec le soin d’un stagiaire de troisième contribuent largement à donner la sensation de voir un film sorti dix années trop tard.
Ceci étant dit, si l’on ferme les yeux sur les effets-spéciaux dignes d’une production made in Bulgaria, qu’on accepte l’idée que Matt Damon puisse sauver le monde tout en portant une queue de cheval, qu’on oublie que le scénario essaie de nous refaire la bataille du Gouffre de Helm alors que c’est de toutes façons pas possible de faire mieux, et enfin que Willem Dafoe vient cachetonner pour un rôle d’une inutilité aberrante… Il reste peut-être possible d’admettre que le film a de quoi plaire. Il a de quoi plaire en vérité parce que Zhang Yimou parvient de temps à autres, à enrober cette belle bouse d’un petit arrière goût de chef-d’oeuvre du genre. Faut vraiment y porter attention, bien mâcher, être un brin sensible et pas trop difficile. Mais sans le moindre sous-entendu ironique, quelques idées visuelles largement héritées du wu xia pian sont à saluer telles que, par exemple, la faction féminine de l’armée chinoise, en armure bleue, dont la spécificité est de s’élancer des murailles, harnachées, lances en main, donnant lieu à des séquences de sauts à l’élastiques guerriers époustouflantes. Une petite flopée de belles images, de beaux gestes de mise en scène, de purs instants formels qui ne suffisent tout de même pas à rendre ce film moins abscons sur le fond. Réjouissons-nous quand même, La Grande Muraille parvient au moins à réconcilier la Chine et les États-Unis, qui semblent s’être trouvés des atomes crochus, en se gargarisant communément du triomphe d’un héroïsme, sur-puissant et ultra-rabâché.