Voilà quelques années maintenant qu’Alexis Langlois se démarque grâce à ses courts-métrages comme une des figures montantes d’un cinéma underground, punk et queer. En franchissant le cap du long avec Les Reines du Drame (2024), le flambeau porté par John Waters, Bruce LaBruce, Gregg Araki et tous les autres semble entre de bonnes mains.

© « Les reines du drame » (2024) Tous Droits Réservés
Viser la Lune
Tu es considérée assez unanimement comme une « cinéaste queer ». Est-ce une identité avec laquelle tu es en accord ?
Je ne suis pas uniquement queer, mais je le revendique, autant pour mon identité que celle de mes films. C’est un mot très important, à la fois esthétique et politique, et je pense que c’est nécessaire dans le paysage cinématographique – français, mais pas que – d’essayer de produire des œuvres queers – au pluriel, car pour toute minorité, la pluralité des regards est importante. Je sais que certaines personnes auraient préféré qu’on gomme le fait que ce soit un film queer dans la stratégie de communication pour essayer d’attirer un public plus large mais c’était important pour moi que ça se sache. Imagine si les gens entraient dans la salle sans savoir à quoi s’attendre ! Ça amène inévitablement son lot de rejet, parfois jusqu’à une remise en question de notre droit d’exister et de faire des œuvres sous prétexte qu’on est minoritaires. D’autres n’osent tout simplement pas le voir. On reçoit aussi beaucoup d’amour, de personnes de la communauté comme de personnes qui font du cinéma et disent que ça leur ouvre des perspectives. Les Reines du drame n’est distribué que dans cinquante salles en France, ce qui est peu, mais ça reste tout de même un message fort.
Pour toi, qu’est-ce que c’est que d’être « queer » ?
Être queer, c’est ne pas correspondre aux normes identitaires, qu’elles soient de genres, de sexualité, parfois les deux. J’aime beaucoup l’acronyme « TPG » (« Trans-Pédés-Gouines »), car qu’on soit trans, pédé ou gouine, on fait partie d’une communauté malgré nos différences, et c’est très important. Le mot « queer » regroupe, et je crois fortement à la notion de groupe, qui est une manière de s’opposer à la norme, de revendiquer un anti-conformisme dans sa manière d’être et de vivre. Et ça se traduit dans les œuvres. Je suis très peu intéressée par ces récits du genre « plateforme », ces histoires, schémas, codes dans le fond très hétéros où on remplace juste les personnages par des gays ou des lesbiennes. Les films commerciaux de Noël – du vulgaire contenu conforme – qui abondent en streaming en sont un exemple frappant. Tous les LGBT+ ne sont pas queers. La différence est dans le rapport à la norme. Certain-e-s l’embrassent, veulent être comme tout le monde, tandis que d’autres – les queers – la remettent en question et revendiquent leur différence.

© « Les démons de Dorothy » (2021) Tous Droits Réservés
Dans Les Démons de Dorothy (2021), tu mettais en scène ce personnage éponyme qui bataille pour réaliser le film de ses rêves, jugé trop politique par les producteurs. As-tu à ton tour rencontré des difficultés pour produire Les Reines du Drame ?
Oui et non. Dorothy raconte les difficultés que j’ai pu rencontrer sur mes autres courts-métrages. Disons que j’ai toujours fait des films queers mais sans pour autant le formuler ainsi car je ne traînais que dans ces milieux, en vase clos. C’est en me confrontant au monde réel, notamment aux milieux universitaires ou aux commissions de financement, que j’ai compris que c’était quelque chose à revendiquer et à défendre – ce que je faisais déjà naturellement. C’est à partir de là que ça a commencé à poser problème. Étrangement, c’est grâce à mes courts que des gens ont eu envie de soutenir Les Reines du Drame. S’ils ont provoqué du rejet, ils ont aussi séduit certains distributeurs, notamment BAC Films qui nous ont suivi-e-s dès l’étape du scénario des Reines. Le fait d’avoir été identifié-e-s dans le milieu du court-métrage a éveillé la curiosité de certaines personnes, et on a fini par bénéficier de l’aide aux films de genre du CNC. Arte a rejeté nos demandes de financement à partir du scénario deux fois, et ce n’est qu’après avoir vu le film qu’ils ont décidé de nous aider – la somme d’argent étant, hélas, toujours inférieure quand donnée a posteriori, et le film aurait sûrement pu être différent s’ils avaient donné avant. Par ailleurs, je pense que faire un premier film est toujours extrêmement difficile – et ce pour tout le monde – surtout quand on ne vient pas de ce milieu-là. Effectivement, plus les films sortent des sentiers battus, plus ils sont difficiles à financer, mais cette difficulté concerne toutes les minorités. Les Reines du Drame raconte l’histoire d’un amour impossible. On pourrait croire que ça peut parler à tout le monde, mais certain-e-s pensent que non à cause de la dimension queer. Dès lors que les récits sont queers, féministes, fait par des personnes racisées qui parlent de leur expérience… Ils ne sont soi-disant pas « assez universel » et ne concernent que les personnes directement concernées, à l’inverse d’un récit majoritaire, issu de la norme, qui forcément plaît à tout le monde. C’est une lutte qui concerne tous les nouveaux regards.
Tu as dit tout à l’heure qu’être queer impliquait de penser la création autrement. Peux-tu développer ?
Il n’y a pas tellement de limites entre la vie et le cinéma. Barnabé d’Hauteville et Anna Le Mouël à la déco, Marine Atlan à l’image, Carlotta Coco et Thomas Colineau à l’écriture, Gabriel Gonzalez au montage, Inès Daïen Dasi à la production… Avec tous-tes les collaborateurices proches, on est dans le même bateau. Parfois, les gens qui sortent d’école forment des sortes de troupes du fait d’accointances nées de leur travail ensemble. Chez moi, travailler avec une troupe est une nécessité. Faire des films queers est une aventure périlleuse, et on sait qu’on s’embarque dans des conditions de travail souvent inconfortables. Alors tout le monde est soudé, on affronte les difficultés et les refus ensemble. S’il n’y avait pas eu cette solidarité avec mon équipe, j’aurais pu abandonner à plusieurs moments car je n’avais plus la force de lutter, et réciproquement. Il y a une remise en cause de la verticalité d’un tournage. Ce n’est pas non plus une réalisation collective – c’est tout de même moi aux commandes – mais ça implique être à l’écoute, de ne pas abuser de son autorité, d’être consciente du travail des autres et de créer un espace agréable – ce qui n’est pas toujours facile car un tournage amène beaucoup de tensions. On est ensemble. Cette recherche d’une plus juste horizontalité se retrouve aussi avec les acteurices. Le scénario était une partition très précise, mais il a fallu être à l’écoute des limites de chacun-e, et donc de parfois réécrire certaines choses. J’ai notamment refaçonné les rôles de Louiza (Mimi) et Gio (Billie). C’est comme avoir un écrin, qu’on refaçonne avec leur personnalité. On a essayé de faire au mieux, et ce n’était pas parfait, mais c’est bien de tendre vers quelque chose de toujours plus doux, plus sain, sans pour autant dire qu’on n’ait pas travaillé avec acharnement.
Que ce soit dans Les Reines, Dorothy ou même De la terreur, mes sœurs ! (2019), tes personnages portent souvent des prothèses, modifient leur corps – ce qui traduit tes revendications d’auto-détermination des individus – tandis que tes films arborent toujours un aspect « fabriqué », « artificiel ». J’en viens à penser qu’il y a un lien entre le cinéma queer et une certaine esthétique de l’artificialité – qui s’accorde aussi aux réalisations de Yann Gonzalez et Bertrand Mandico.
Cette notion de l’artifice est au carrefour de plein de choses qui me sont importantes. Les films queers ont souvent peu d’argent et se réduisent à des petits récits. Les Reines est porté par une envie de romanesque, le fait de s’autoriser à raconter une histoire épique, tragique, traversée de grandes émotions comme les grands mélodrames classiques hollywoodiens, et d’intégrer dans ces récits qui ne sont d’habitude pas fait pour nous des personnages de ma communauté. Avoir cette ambition sans avoir l’argent nécessite de trouver des solutions, d’être inventive. C’est là qu’intervient le studio qui permet une rencontre entre un désir esthétique et une contrainte concrète. Le studio nous permettait de passer d’une époque à l’autre, de transformer les décors, qui ont d’ailleurs été pensés et construits comme au théâtre. L’artifice vient de là, mais aussi dans la façon d’exprimer ses sentiments. Souvent, il y a dans les films « réalistes » – notons les guillemets – une recherche d’objectivité, de naturel. Le registre des Reines est celui du « too much », de l’exagération, mais la sincérité est là. Dans les comédies musicales, l’artificialité est l’unique moyen d’accéder aux émotions des personnages. Pour donner un exemple, dans la chanson « Damné d’amour » qui intervient après la rupture entre Mimi et Billie, la musique arrive, la couleur, la lumière, l’esthétique, la mise en scène change car c’est Billie qui vient imprégner le monde de son chagrin, de son désespoir. J’aime cette idée que finalement, il n’y a pas d’autre moyen d’exprimer notre vérité, notre intériorité, que par l’artifice.
Tes films étant réalisés dans une économie réduite, il y a un vrai travail et une réflexion autour des décors, qui participent au déroulement du récit et à l’écriture des personnages. La caractérisation de Dorothy passe en premier lieu par sa chambre, qui raconte tout de son amour pour les personnages marginaux, ses goûts esthétiques, en bref le cinéma qu’elle veut faire. Il en va de même du contraste entre les chambres de Mimi et Billie.
Il y a cette idée, à mon sens assez classique au cinéma, selon laquelle un décor est toujours le reflet de l’intériorité du personnage. On a travaillé les nôtres de manière plus onirique, plus stylisée, mais toujours dans l’idée qu’ils représentent, symbolisent toujours quelque chose des personnages : la grande chambre de Mimi, petite fille bourgeoise bien sous tous rapport ; le petit squat de Billie aux allures de boîte à idée dans cet ancien magasin de farce et attrape nommé « Masque for Masque » et où profuse la créativité ; l’évolution des plateaux télé… C’est pareil pour les décors que les personnages traversent. La rue a quelque chose d’angoissant, agit comme un enfer qu’elles doivent parcourir de bout en bout avant de se retrouver.
Dorothy et Les Reines partagent un certain rapport aux motos et aux bikeuses. D’où ça vient ?
Je n’en sais rien ! Sûrement de Barb Wire (David Hogan, 1996), une série Z où Pamela Anderson joue une espionne tueuse à gage. Elle représente une sorte de fantasme hétéro, assez contradictoire avec le fait que dans la vraie vie, les bikeuses sont souvent des butch. J’aime cette idée de mélanger cet univers à la fois très butch et très fem. C’est une manière de se le ré-approprier pour en faire un symbole queer. Les grosses bottes, les blousons en cuir, il y a quelque chose de très conquérant qui m’excite esthétiquement parlant. C’est une véritable idée de cinéma.
Une idée partagée par Kenneth Anger.
Kenneth Anger est très premier degré fasciné par la virilité, la matière, le cuir, la carrosserie. Avec moi, on est plus dans le registre du cartoon. Il y a quelque chose de dérisoire lors de la chanson « Bikeuses amoureuses », quand Billie arrive sur scène sur cette moto trop petite. Puisqu’on est dans le rêve d’être quelque chose qu’on n’est pas, on l’est avec entrain. C’est un artifice, une blague, qui ramène à une dimension enfantine.

© « Les reines du drame » (2024) Tous Droits Réservés
Les Reines du Drame raconte l’histoire d’une relation ouvertement et profondément toxique entre Mimi et Billie, et pourtant, il en ressort au final un très beau film sur le pardon.
Mon étalonneuse Pierre Mazoyer disait ça aussi. Ça m’a touché, car peu de personnes m’en parlent, préférant s’arrêter sur cette dimension toxique – qui est, en soi, un mot très galvaudé –, que mon film ne célèbre pas, au contraire. Les Reines est un mélodrame, qui raconte le fait que même quand on a l’impression d’échapper au patriarcat et à la norme – ici exprimés par le star-system – ceux-ci s’infiltrent dans nos comportements. L’envie d’aimer, d’être ensemble, devient alors un désir d’être aimé-e, un repli sur soi. C’était extrêmement important de montrer la violence du monde envers les personnes queer, ses conséquences, de la problématiser, et le besoin de créer d’autres espaces, d’autres manières de vivre ensemble en dehors de la norme, trouver des repères, des refuges, des manières d’être plus bienveillantes. J’espère que Les Reines permettra aux spectateurices de prendre conscience de toute la violence qui nous entoure pour ne pas la reproduire. Mimi et Billie viennent de deux milieux sociaux différents, de cultures différentes, aiment des musiques différentes, et pourtant, lorsqu’elles se rencontrent pour la première fois, un lien se crée d’emblée car elles aiment la même artiste. Mieux vaut créer du lien que d’opposer. On est pétries de mauvais comportements, mais – sans pour autant tout excuser aveuglément – ceux-ci sont des conséquences de la violence du monde, d’un système qui nous oppose et nous oppresse. Alors mon film propose une utopie queer qui met au centre le pardon et la douceur.
J’ai le sentiment qu’il y a eu cette année un retour du vieux trope agaçant des personnages LGBT+ qui meurent à la fin du récit (Sans jamais nous connaître, Andrew Haigh ; Emilia Perez, Jacques Audiard…). Au contraire, Les Reines se déroule sur plusieurs décennies et met en scène le vieillissement – presque célébré – de ses personnages. J’en constate qu’encore aujourd’hui, il y a un manque de représentations de personnages LGBT+ âgées ou qui vieillissent, comme si c’était un destin inimaginable.
J’avoue ne pas y avoir pensé en ces termes-là. Le projet était de montrer, plus que des personnages queers, celles qu’on ne voit pas, qu’on ne voit plus, de ré-enchanter les divas, les stars moquées, les ringardes – quoiqu’elles le soient parce qu’elles sont vieilles, justement… Fatalement, l’idée de la vieillesse des personnages queers, même si ce sont des prothèses, des costumes, est très forte. C’est déjà très fort de ne pas les voir mourir ! Ça me tenait à cœur de les voir s’aimer, vivre en communauté, et qu’on se rende compte qu’il peut y avoir une issue joyeuse. Être vieux, ça veut aussi dire être ce qu’on veut : complètement retapée, transformée comme Billie, comme ne pas toucher à son corps comme Mimi, sans les mettre en opposition, ce qui serait un réflexe patriarcal. Il n’y a pas de raison de dire que l’une vieillit mieux que l’autre. Face à la violence, il fallait que la dernière note du film soit de la douceur, de l’espoir.
Aujourd’hui, internet offre un plus grand accès aux films, à la culture, à l’histoire queer, qui permet aux cinéastes de s’inscrire plus ouvertement et directement dans une continuité, une filiation. Non seulement Les Reines est porteur de cet héritage, mais il le revendique. Il fait notamment état – malgré-lui – de l’évolution du fist, pratique issue des clubs gays machos et virils des États-Unis au milieu des années 1970, devenu ici un symbole de douceur, de passion, voire de féminité. Et que dire de la scène de prison, dans laquelle il est difficile de ne pas voir un hommage au Chant d’amour de Jean Genet (1950). On pourrait d’une certaine manière considérer ton film comme faisant plus que jamais – le New Queer Cinema des années 1990, notamment The Watermelon Woman (Cheryl Dunye, 1996), l’amorçait déjà – partie d’un cinéma queer post-moderne, en ça qu’il s’inscrit dans une conscience, sinon un commentaire de tout cet héritage.
J’aime bien l’idée qu’on tire un fil. Je trouve ça beau quand les œuvres pop sont assez généreuses pour inviter à la curiosité, et qu’en ce sens, quelqu’un-e – peut-être une jeune personne queer – puisse découvrir dans Les Reines cette référence à Genet qui l’amènera à explorer son œuvre et à naviguer vers d’autres cinémas. L’ancienne génération autant que la nouvelle sont dans une même posture de rejet : quand de nouveaux films queers sortent, les premiers les rabaissent sous-couvert de la comparaison avec des cinéastes comme John Waters, tandis que les seconds diraient de lui et de son cinéma qu’il est problématique. C’est agaçant. J’ai l’impression d’être pile dans une génération intermédiaire, où on se rend compte que John Waters, Gregg Araki, Chantal Akerman… sont autant de figures qui nous ont ouvert la voie, qu’il faut valoriser, revendiquer cette histoire – aussi dans tout ce qu’elle peut avoir de critiquable –, tout en tendant la main à la nouvelle génération – dont je fais un peu partie, mais plutôt en tant que doyenne, vu mon âge ! Ce serait une grosse erreur que d’être dans la rupture avec notre passé. Pas mal de membres de l’équipe du film ont entre huit et dix ans de moins que moi, et ne connaissent pas forcément Genet et Waters. L’accès à cette culture ne garantit pas sa découverte. Mon école a été de sortir et de rencontrer des queers plus âgées qui m’ont fait découvrir ces cinémas plus alternatifs. Plus qu’internet, la communauté a aussi ce rôle de transmetteur.
Ces derniers temps, les identités queers gagnent une visibilité folle au prix d’une forme de « normalisation », tandis que leur culture se popularise et se voit progressivement délogée de sa marge – ce qu’illustre à mon sens l’émission Drag Race. Je me questionne sincèrement sur la façon dont la culture queer semble perdre son statut de contre-culture et sa dimension politique. Partages-tu cette inquiétude ?
Je pense qu’il y a deux vitesses. Une émission comme Drag Race, qui est sans doute critiquable à plein d’égards, peut faire aussi beaucoup de bien – j’imagine les bébés queers qui voient pour la première fois des drags à la télé – et permet de mettre en avant des discours intéressants, sur le genre, la sexualité, et bien d’autres sujets. En revanche, c’est pour moi un divertissement populaire, et ce n’est pas parce qu’il y a des drags que c’est queer. Le queer est une contre-culture, elle doit cliver, éviter le conformisme. C’est bien qu’on ait des émissions comme Drag Race et des œuvres contre-culturelles, plus politisées. Maintenant, il faut maintenir un équilibre. J’ai tout de même l’impression qu’on restera de toute manière de la contre-culture, car même des films populaires comme le très chouette Trois nuits par semaine (Florent Gouëlou, 2022) n’amènent pas grand monde en salles. Malgré la popularisation de notre culture, nous restons à la marge. Il ne faut pas oublier que nos identités restent politiques, et on doit faire preuve de vigilance, continuer de se battre pour en revendiquer l’aspect.

© « Fanfreluches et idées noires » (2016) Tous Droits Réservés
Ne crains-tu pas qu’en faisant dialoguer la culture queer, underground, et la culture pop, certains puissent penser que Les Reines participe d’une forme de « popisation » de la culture queer ?
Je n’ai pas peur de ça car je sais très bien où se situe le film. Il reste très alternatif, politisé, et encore une fois son élan n’est pas de le rendre populaire mais plutôt de dire que le beau se retrouve partout, dans la culture pop comme dans la culture alternative. L’intérêt était de questionner la façon dont elles peuvent cohabiter, se nourrir mutuellement au lieu de s’annihiler. Et malgré tout, on voit aux réactions de sa sortie qu’il dérange. Célébrer la pop culture, c’est aussi d’une certaine manière d’être queer. Ce sont deux faces que je voulais célébrer et réconcilier. Il y a cette réplique qui encapsule vraiment tout ça : « Sans les Spice Girls, je n’aurais jamais lu Monique Wittig ». Beyonce a d’une certaine manière aussi été un pont vers le féminisme pour une autre génération avec sa chanson « Who run the world ». La pop peut aussi être une porte ouverte vers des choses plus alternatives, politisées. D’autant que quand on vient d’un milieu prolo, on n’a pas trop le choix.
Cette année sont sortis des films comme le tiens, mais aussi I Saw the TV Glow (Jane Schoenbrun) et Eat The Night (Caroline Poggi, Vincent Vinel), qui ont en commun un certain rapport aux cultures jugées « non nobles » des années 1990/2000, de la télévision et des jeux vidéo. J’ai l’impression qu’une nouvelle génération de cinéastes queers est en train d’émerger dernièrement.
C’est possible. J’avais trouvé I Saw the TV Glow particulièrement émouvant, notamment dans son rapport aux séries télévisées comme Buffy contre les vampires, que je cite aussi tout le temps. Je pense que nous sommes des cinéastes sensiblement du même âge et qui venons de milieux relativement similaires. Je ne connais pas le rapport des autres à la pop culture, mais je sais que c’était important pour moi de parler des choses avec lesquelles j’ai grandi – car elles ont constitué mon identité – et de créer des ponts avec certains cinémas, notamment le cinéma classique hollywoodien. Notre génération a aussi bien grandi avec les films que la télévision et les jeux vidéo, et c’est plus facile pour nous de concevoir que le matériau d’un film peut aussi venir de là.
Ton cinéma est celui d’un décloisonnement des genres. Genres sociaux, d’abord, en mettant en scène des personnages trans, des butch, des fems, des dolls, des folles… Et genres cinématographiques, en mélangeant de nombreuses références. Penses-tu qu’on puisse commencer à parler – comme en socio-politique – d’un cinéma « post-genre » ?
Il faudrait le définir, le travailler, mais pourquoi pas, ça me plaît. Beaucoup définissent aussi mon cinéma d’ « hyper-pop », comme le genre musical. J’ai l’impression que les deux idées pourraient se rejoindre d’une certaine manière. Fanfreluche et idées noires (2016) commençait comme un documentaire avant de finir dans un monde plus féérique, une comédie musicale où s’entrecroisaient des genres musicaux différents. En tout cas je sais que dans mes envies d’écriture, j’ai toujours aimé mélanger les genres.
A ton avis, quel avenir pour le cinéma queer ?
Il va falloir s’entraider. Malheureusement, le climat politique mondial ne présage pas grand-chose de bon. Je sais que des nouvelles personnes d’une nouvelle génération vont débarquer au CNC pour l’avance sur recette. Il faut que toustes celleux qui peuvent soutenir des projets porteurs de regards différents se saisissent de leur pouvoir, même si les propositions ne sont pas à leur goût. Pour nous, il va falloir continuer d’exister. J’ai peur que les aides soient encore plus difficiles à obtenir et qu’on nous retranche dans la précarité. Il y a de nombreux films précaires très beaux, mais ayant tourné mes courts dans ces conditions, je sais à quel point c’est difficile à vivre. Malgré ça je suis aussi confiante. Je vois plein de nouvelleaux cinéastes avec des regards singuliers qui font des courts superbes, notamment Laurens Saint-Gaudens, Théo Laglisse, Nicolas Medy, et j’en oublie sans doute. Il faut juste leur donner accès aux financements, trouver des stratégies, s’entraider.
Et pour toi ?
Tout est encore à l’état embryonnaire, donc c’est difficile de se projeter. J’ai un nouveau projet de long axé fantastique sur lequel je travaille dès que j’ai des poses avec Les Reines du Drame. Une série, aussi, avec Carlotta Coco. Mais c’est vertigineux de se demander maintenant si ces projets vont exister alors que je suis encore dans l’exploitation des Reines. J’ai hyper envie de travailler, et j’espère que les projets vont aboutir. Vu le climat politique, ça risque d’être d’autant plus difficile puisque le film que j’écris est encore plus politisé, carrément queer communiste, ce qui va plaire aux commissions ! (rires)
Propos de Alexis Langlois
Recueillis et Retranscrits par Louise Camerlynck
Remerciements aux équipes du Festival International du Film d’Amiens
