Emilia Perez


Film sur les cartels mexicains, comédie musicale et récit d’une transition de genre : Emilia Perez (2024) est un peu tout ça à la fois. Comme une impression que tout ce qui a constitué le cinéma de Jacques Audiard avait inéluctablement mené à ce film à la fois somme et de renouveau. L’un des plus précieux auteurs français dévoile ici un nouveau chef-d’œuvre.

Karla Sofia Gascon en robe noire et blanche sur un petit escalier de maison, devant un mur rouge ; elle a le dos au mur, et une main vers le ciel, comme dans l'expectative ; plan issu du film Emilia Perez.

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Las damas que pasan

Jusqu’aux Frères Sisters (2018), la carrière de Jacques Audiard a toujours paru suivre un chemin logique où, de film en film, sa patte s’affinait pour former un grand œuvre cohérent et grandissant. Il faut dire que le fils de Michel Audiard a à peu près tout gagné dans ce que le cinéma français compte de prix – César de la première œuvre pour Regarde les hommes tomber (1994), Prix du meilleur scénario pour Un héros très discret (1996), trois Césars pour Sur mes lèvres (2001), huit pour De battre mon cœur s’est arrêté (2005), neuf pour Un Prophète (2009), quatre pour De rouille et d’os (2012) et Palme d’or pour Dheepan (2015). Exponentiel. Les Frères Sisters apparaît donc comme une rupture et une conclusion à un premier cycle d’une œuvre qui, on le voit aujourd’hui, en a encore sous le capot. Depuis, il y a eu Les Olympiades (2021) qui préfigurait un cap nouveau vers d’autres considérations et une envie de remettre en question, voire mettre un coup de pied dans la fourmilière, presque trente années de travail. Jouant avec la forme et les points de vue, ce dernier long-métrage avait des airs de premier film, de nouvelle jeunesse. Arrive donc Emilia Perez qui a – pour le dire aimablement – surpris au dernier festival de Cannes.

Selena Gomez dans un couloir de boîte de nuit désert, baigné dans des néons de couleur rose, violet, et bleu, regard absent ; plan issu du film Emilia Perez.

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Jusqu’à cet élan nouveau dans son cinéma, Audiard a longtemps été considéré comme faisant un cinéma d’homme, adoptant toujours le point de vue de personnages masculins et souvent des intrigues « à l’ancienne » où l’homme doit venir en aide à la femme. Depuis Les Olympiades, il bouscule clairement – et avec sincérité – les acquis de son travail en déplaçant le regard et les attentes. Une déconstruction salutaire – à plus forte raison pour un monsieur de soixante-douze ans – qui offre aujourd’hui un long-métrage de Jacques Audiard entièrement porté par les femmes et qui s’intéresse moins à la brutalité des cartels qu’à celles exercées sur le genre féminin dans son entier. En racontant la trajectoire du chef de cartel Manitas del Monte, épaulée par l’avocate Rita Moro Castro, pour bénéficier d’une chirurgie de ré-attribution sexuelle, se faisant passer pour morte au sein de l’organisation criminelle, Emilia Perez offre un regard et un geste fougueux et viscéraux sur la représentation transgenre. Pensé et conçu comme un opéra par Audiard et son fidèle scénariste Thomas Bidegain, le dixième film du cinéaste n’essentialise pourtant que très peu le changement d’identité sexuelle et préfère s’intéresser, in fine, à la rédemption d’une personne.

Beaucoup ont regretté les boursouflures d’un film plein d’idées et d’intentions jusqu’à la lie : ce serait pourtant passer à côté d’une démarche certes chargée, mais entièrement dédiée au septième art où Audiard expérimente plus que jamais, s’amuse et réussi beaucoup. Premier grief fait contre Emilia Perez pour les critiques et spectateurs – qui a d’ailleurs été l’un des reproches adressés à Joker : Folie à deux (Todd Philipps, 2024) – l’incursion de la chanson comme moyen d’expression dans un film qui flirte avec beaucoup de genres. En effet, le fait que le long-métrage soit une pure comédie musicale ajoute à ce qui apparaît comme un trop-plein, mais permet au cinéaste de faire évoluer son récit vers un lyrisme à toute épreuve. La séquence finale, sans divulgâcher, est un modèle de poésie par la caméra et les élans musicaux, reprenant ici, de façon bouleversante, Les Passantes de Georges Brassens. La musique a toujours été importante dans le cinéma d’Audiard – on pense à De battre mon cœur s’est arrêté où elle était au centre même du destin du personnage de Romain Duris – elle prend une dimension supplémentaire ici en venant apporter tantôt douceur, tantôt vivacité à une histoire étonnamment universelle.

Zoe Saldana, en costume rouge, danse un tango dans un restaurant aux lumières éteintes, hormis un seul projecteur blanc braqué sur elle, dans le film Emilia Perez.

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Car la question de transition sexuelle, bien que concernant là un chef de cartel mexicain, est traitée avec réalisme et une certaine banalité. C’est le piège où Jacques Audiard aurait pu tomber : rendre sensationnaliste la transition de genre et en faire le cœur de son récit. Non, le réalisateur français préfère donc parler du pardon, de la rédemption que cherche à tout prix Emilia. Cela en fait le film le plus naïf, peut-être, de son auteur, à aucun moment néanmoins Emilia Perez n’en souffre. Le long-métrage se vit comme un conte où il convient de renoncer à la vraisemblance et au réalisme. Ainsi, l’outrance, le mélange des thèmes et des genres deviennent d’autant plus satisfaisants qu’ils parviennent à toucher au cœur. Et c’est sûrement là, plus qu’avec Les Olympiades qui manquait de spontanéité, que Jacques Audiard, avec ce lâcher-prise total – sa caméra n’a jamais été si libre et inspirée – parvient à se rebooter lui-même. Cela n’en fait pas pour autant une œuvre à part dans sa filmographie : Emilia Perez ne renonce pas aux propres de celle-ci, il semble même, dans sa représentation de la violence – des hommes essentiellement – comme une synthèse.

Le tout est bien sur sublimé par une mise en scène, on l’a dit, libre et virtuose, où chaque mouvement sonne comme un uppercut. De la part d’un cinéaste aussi expérimenté, c’est encore plus remarquable. Aussi, la musique composée par la chanteuse Camille et par Clément Ducol est incroyablement revigorante. Pour interpréter les chansons, le réalisateur peut compter sur un trio d’actrices portant à elles-seules le cœur du projet. On est bien sûr heureux de voir Zoe Saldaña s’extirper des grandes franchises type Les Gardiens de la galaxie (James Gunn, 2014) ou Avatar (James Cameron, 2009), ou Selena Gomez rappeler qu’elle a bien grandi depuis ses premiers pas chez Disney. C’est surtout la prestation de Karla Sofía Gascón qui s’impose à nous. L’actrice espagnole, que nous ne connaissions que très peu à l’international, inquiète puis émeut, faisant de son interprétation l’un des sommets du film que l’on ne risque plus d’oublier. N’en déplaise à Marion Maréchal ou J.K. Rowling, l’actrice, ainsi que ses partenaires, a été justement récompensée du Prix d’interprétation au dernier Festival de Cannes. Quant à Jacques Audiard, il en est reparti avec le Prix du jury. Même en se réinventant avec une telle force, on ne se refait pas…


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

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