Largement méconnue, la science-fiction du bloc soviétique n’a longtemps fait que de rares incursions plus ou moins notables à l’Ouest. De nombreux films sont ainsi restés inédits avant que quelques éditeurs courageux comme Artus ne se lancent dans la redécouverte de ce patrimoine par bien des aspects incontournable du cinéma mondial : on commence avec Eolomea, réalisé par Herrmann Zschoche en 1972.

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Tout cinéphile un tant soit peu curieux ne peut ignorer Aelita (Iakov Protazanov, 1924) ou les films d’Andreï Tarkovski, Solaris (1972) et Stalker (1979). Il a peut-être même donné sa chance au superbe Ikarie XB-1 (Jindřich Polák, 1963) ressorti chez Capricci en 2017. Pour d’autres raisons, il connaît peut-être La Planète des tempêtes (Pavel Klushantsev, 1962), acheté par Roger Corman, puis remonté et américanisé pour en tirer Voyage sur la planète préhistorique (Curtis Harrington, 1965). Mais ces quelques productions ne sont que la partie émergée de l’iceberg, car les pays de l’Est ont produit durant l’ère soviétique quelques pépites dans le domaine de la science-fiction, longs-métrage, séries et films d’animation. Grâce à Artus Films, il nous est donné de découvrir quatre témoins est-allemands de cette production, issus des années soixante et soixante-dix et entièrement restaurés en haute définition : L’étoile du silence, (Kurt Maetzig, 1960), Signal, une aventure dans l’espace (Gottfried Kolditz, 1970), tous deux ressortis en 2020, et plus récemment Dans la poussière des étoiles (Gottfried Kolditz, 1976) et Eolomea (Herrmann Zschoche, 1972).

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Tourné en 70mm (fait rare pour l’époque, la plupart des salles est-allemandes n’étant pas équipées pour projeter ce format), ce dernier frappe dès les premières minutes par sa mise en scène très « occidentale », voire américaine – du moins par comparaison avec les autres long-métrages tournés dans le genre à la même période – : les dialogues sont vifs, pleins d’un certain humour (qu’on goûtera ou non), le ton est parfois léger pour contrebalancer les aspects plus guindés ou philosophiques, on y chante en anglais, on connaît les lois de la robotique d’Asimov et on cite même Shakespeare ! Qu’on ne s’y trompe pas, on trouve également de la propagande et la promotion de l’idéologie officielle, telles les nombreuses allusions au « bon vivre » qu’il faisait prétendument de l’autre côté du Rideau de fer : plages ensoleillées, paysages superbes et naturels. Par ailleurs, la femme est mise en scène comme l’égale de l’homme, à l’image par exemple du professeur Maria Scholl (la superbe Cox Habbema, actrice hollandaise qui a fait l’essentiel de sa carrière en RDA), qui dirige au début du récitune réunion internationale où l’on apprend que plusieurs vaisseaux spatiaux rattachés à la station spatiale Margot ont disparu purement et simplement. Scholl propose une interdiction de décoller pour tout autre vaisseau mais le professeur Tal s’oppose vivement à cette décision, vainement. Sholl le soupçonne alors de posséder des informations dont elle ne dispose pas et en effectuant discrètement des recherches à son sujet, elle découvre un projet lancé par Tal quelques années auparavant qui fut mis au placard : se rendre sur Eolomea, une prétendue planète du printemps éternel. Au même moment, dans un poste avancé perdu sur un astéroïde glacé, le jeune et fougueux Daniel (le Bulgare Ivan Andonov) et le vieux pilote Kun (le Russe Vsevolod Sanaev) rêvent de quitter ce lieu désert. Cette diversité de nationalité des acteurs (coproduction oblige, une pratique courante à l’époque) contient également un aspect idéologique, en suggérant une supposée fraternité qui liait les pays communistes.
Eolomea n’aurait probablement pas passé le cap de la censure s’il avait été produit avant la détente qui a suivi la crise des missiles de Cuba. Cette période d’ouverture qui s’achèvera à l’aube des années 80 n’est ainsi pas étrangère à quelques audaces critiques qu’on peut trouver, savamment dissimulées, dans le cinéma des pays de l’Est de cette époque chez certains réalisateurs habiles. Pour autant, la dimension utopique assez caractéristique du septième art communiste est toujours présente, de même qu’une certaine propension à éviter le happy end pour embrasser un dessein plus grand, comme ici le choix de Daniel de laisser Maria et de s’envoler vers une destinée incertaine, mais aussi plus exaltante, loin des « basses » considérations individuelles. Il faut reconnaître que les moyens ont été mis pour donner de la crédibilité à ce message, en premier lieu en proposant des effets spéciaux tout sauf ridicules : les vaisseaux spatiaux, les décors « futuristes », la surface désolée de l’astéroïde… Seul le robot que les héros croisent à bord de la station Margot est particulièrement grotesque, peut-être volontairement puisqu’il est l’un des ressorts humoristiques. Herrmann Zschoche, dont c’est le seul film de science-fiction pour la DEFA (le studio étatique est-allemand de cinéma) adopte pour la romance qui lie ses personnages principaux une narration non linéaire (le scène d’ouverture, par exemple, ne connaît son explication que plus tard), ce qui permet de découvrir Daniel et surtout Maria sous des aspects très différents et renforcer l’attachement qu’on peut leur témoigner. Pour toutes ces raisons, Eolomea est moins daté visuellement que ne peuvent l’être d’autres longs-métrages du genre de la même époque, y compris occidentaux comme Silent Running (Douglas Trumbull, 1972).
En supplément de l’édition du long-métrage par Artus Films, Christian Lucas, qui a rédigé le copieux livret, présente le film, son metteur en scène, ses acteurs et brosse un rapide tableau de la SF est-allemande, en établissant également des parallèles avec la production anglo-saxonne. Il replace aussi l’œuvre dans son contexte historique : on apprend par exemple que les succès de l’aérospatiale russe ont favorisé les œuvres dans ce genre, notamment Eolomea et Solaris, produits juste après le lancement de la station Saliout. Parmi ces réalisations, celle de Zschoche demeure sans contexte l’une des plus « libres » dans le ton, qu’on peut aujourd’hui encore apprécier sans sourire d’un contenu idéologique trop voyant.