Sorti en 2006 chez feu Neo Publishing, notre DVD de La montagne du dieu cannibale (Sergio Martino, 1978) commençait à présenter de sérieux signes d’usure à force d’être lu et relu par nos yeux avides à la fois de scènes gores assez crues pour l’époque et des formes généreuses d’Ursula Andress. Grâce à Artus Films, ce film auréolé de controverses a droit enfin à une sortie en haute définition dans un joli combo Blu-Ray/DVD.
Martino à la montagne
En 1978, Ruggero Deodato n’a pas encore réalisé son Cannibal Holocaust (1980) mais s’est fait la main l’année précédente avec Le dernier monde cannibale. De fait, l’anthropophagie, par les outrances graphiques auxquelles elle donne lieu sur pellicule, commence à attirer des spectateurs en recherche de sensations fortes. Joe D’Amato, en bon opportuniste, sent le filon et n’hésite pas à l’exploiter dans son Emanuelle et les Derniers Cannibales (1977). Sergio Martino va devoir faire de même, sur demande de la production, alors qu’il est sur le point de tourner un film classique vaguement inspiré des Mines du Roi Salomon, le célèbre roman de l’Anglais Henry Rider Haggard. Doté d’un casting et d’un budget plus qu’honnêtes, La montagne du dieu cannibale aurait pu devenir ce qu’il promettait d’être : une copie tout à fait honorable des productions d’Outre-Atlantique. Au lieu de cela il a acquis un statut d’œuvre « culte », classé par exemple dans la liste des « video nasties » au Royaume-Uni. Violence envers les animaux, sang et sexe : tous les ingrédients sont présents pour que l’œuvre marque les esprits, d’autant plus que le succès est au rendez-vous (selon Martino, le film sera même classé au sommet du box-office hollandais, devant James Bond).
Si le générique est truffé d’animaux de la jungle (supposément de Nouvelle Guinée où est censée se dérouler l’action) sur fond de musique inquiétante, ce n’est toutefois pas un exotisme de bazar que propose Martino qui s’est rendu au Sri Lanka puis en Malaisie dans les conditions climatiques équatoriales qu’on imagine pour donner une touche de crédibilité à cette odyssée en terres hostiles : Edward Foster (Stacy Keach), sorte de scientifique aventurier, offre son aide à Susan (Ursula Andress), plantureuse blonde dont le mari a disparu sur une île couverte d’une forêt vierge et dominée par une montagne sur laquelle pèse une malédiction. Tout un programme ! Nature sauvage, bêtes dangereuses, autochtones primitifs et rebondissements à base de secrets et de trahisons, cette production sert un cocktail à même de satisfaire tout amateur – pas trop exigeant tout de même – de péripéties exotiques. Les acteurs s’impliquent du mieux qu’il peuvent pour donner de la crédibilité au spectacle, comme Keach qui n’a pas encore crevé le petit écran avec la série Mike Hammer (Larry Brody, 1984–1989). Ursula Andress, si elle n’est plus l’innocente Honey Ryder que Sean Connery a séduite dans James Bond 007 contre Dr. No (Terence Young, 1962), donne tout de même de sa personne, c’est un euphémisme, compensant par d’autres moyens un jeu qui n’a jamais été son fort. Antonio Marsina en frère insupportable et Claudio Cassinelli en Manolo – second bellâtre que Susan va rapidement séduire (n’avait-elle pas un mari pour lequel elle était prête à affronter tous les dangers ?) – complètent ce casting assez luxueux.
Sergio Martino, qui réalisera dans la foulée Le continent des hommes-poissons (1979) et Le grand alligator (1979) dans un registre similaire beaucoup plus soft, fait tout ce qu’il peut pour rendre son aventure un tant soit peu passionnante mème si les scènes d’action manquent parfois cruellement de rythme (comme celle de la pirogue dans les rapides). Et force est de reconnaître qu’il mène bien son affaire, utilisant tout l’attirail de la faune tropicale : araignée, serpents, crocodiles, lézards… Et de méthodes franchement choquantes pour les spectateurs modernes : l’éventrement d’un iguane apparemment vivant (pour un rituel sacrificiel) et son ingurgitation par les « sauvages », la mise à mort d’un singe par un python… « C’était une autre époque » dira-t-il dans un entretien. Mais ces scènes permettent aussi au réalisateur de rallonger considérablement la durée de son film à peu de frais. Quelques moments sanglants plutôt réussis contribuent également à rendre la séance assez inconfortable, comme lorsque l’un des autochtones se fait arracher un bras par un crocodile ou qu’un autre est décapité (une fois la surprise passée, les survivants ne semblent d’ailleurs pas trop effrayés par les morts qu’ils laissent derrière eux). Cannibalisme (très à la mode à l’époque) et émasculation parachèvent la dimension horrifique. Cela dit La montagne du dieu cannibale est surtout porté par la plastique plusieurs fois exposée d’Ursula Andress, lors de séances rituelles impies. C’est cet aspect qui a bien évidemment été mis en avant lors de la sortie du long-métrage, en témoignent les différentes affiches reproduites dans le présent coffret. Il représente en quelque sorte un climax attendu : la rencontre avec la tribu anthropophage où « l’héroïne » jusque-là accessoirisée va enfin occuper le devant de la scène à son corps défendant, au milieu de rituels plus provocants les uns que les autres, où la nudité gratuite côtoie le gore et la violence envers les animaux. Seule dissonance : le thème musical principal composé par les frères De Angelis évoque plutôt les montagnes bavaroises que la jungle inhospitalière !
Une présentation par Curd Ridel (essentiellement le portrait de Sergio Martino et des principaux acteurs) et trois entretiens menés par Federico Caddeo constituent le gros des suppléments. Toujours très prolixe et digressif, le metteur en scène revient en détail sur son travail, racontant de multiples anecdotes, les conditions extrêmes de tournage liées au climat, à l’inaccessibilité de certains lieux et à l’hostilité des sectes religieuses locales qui voyaient d’un mauvais œil certaines scènes impliquant de la nudité ou des divinités locales. Il évoque aussi le peu de reconnaissance de ses films d’aventure en Italie car peu diffusés à la télévision du fait de la censure – une censure parfois volontairement recherchée pour attirer le public en salles. Claudio Morabito revient également sur certaines péripéties et son travail de caméraman, mais c’est Antonio Geleng, ici chef décorateur (une première pour lui), qui se montre le plus bavard. Celui qui a débuté avec Federico Fellini comme peintre sur Fellini Roma (1972) et assistant décorateur sur Amacord (1973), apporte de multiples détails sur ce que Martino et Morabito évoquent eux-mèmes dans leurs entretiens respectifs. Grâce à sa mémoire impressionnante, on peut profiter d’un éclairage plus technique et d’informations très précises sur les décors qu’il a conçus et les lieux de tournage. Culte et incontournable pour certains, racoleur à tous les niveaux possibles pour d’autres, La montagne du dieu cannibale témoigne des prémisses d’une crise du cinéma italien, lorsqu’il fallait attirer en salle le spectateur par n’importe quel moyen, en copiant les succès américains tout en y introduisant ce que le cinéma hollywoodien ne permettait pas.