L’Empire des Sens


Comment augmenter le mercure de vos intérieurs tout en restant écolo ? Chez Fais pas Genre, on a une solution radicale : se procurer une galette de L’Empire des sens (1976), le film culte de Nagisa Oshima, en version restaurée, dans une édition fastueuse à l’image et en suppléments concoctée par Carlotta Films. Retour à froid sur ce film très, très chaud.

L'héroïne du film L'empire des sens en plein ébat, à califourchon sur son amant (tous les deux sont habillés en tenue traditionnelle japonaise) tout en jouant du shamisen.

© Tous droits réservés

Le Diable par la Queue

Adapté d’un fait divers, L’Empire des sens évoque, dans les années 1930, dans un faubourg de Tokyo, la vie de la domestique Sada Abe, ancienne prostituée. Elle ponctue ses journées à épier les ébats des visiteurs et parfois à y donner du sien. Son goût du voyeurisme pose son regard sur Kichizo, son patron, et sa femme. Ces regards croisés vont rapprocher le maître de maison et sa domestique dans une spirale charnelle où le plaisir va se confondre avec la détérioration des corps et des esprits. Un long-métrage scandaleux, sublime, sulfureux, érotique, pornographique, obscène. L’Empire des sens fut qualifié de tous les adjectifs – galvaudés – du “film choc” dans ce qu’il a de plus pur lors de sa projection en compétition cannoise, puis à sa sortie. Balayons d’emblée la recherche de distinction entre érotisme et pornographie affublée au film d’Oshima, qui a poursuivi toutes ses analyses : il est les deux. La sexualité y occupe une place centrale, tandis qu’on y voit des organes génitaux au premier plan. Mais cette recherche d’appliquer à tout prix l’un ou l’autre de ces qualificatifs à L’Empire des sens apparaît comme une quête vaine et anecdotique quant aux enjeux réels qui se jouent sur scène.

L'Empire des Sens Nagisa Ōshima

© Tous droits réservés

L’Empire des sens est avant tout une variation d’une lutte dramaturgique très convenue, maintes fois itérées : celle entre Eros et Thanatos, les embrassades entre le désir et la mort. La résonance entre pulsions de vie et de mort, l’écho entre le désir et la destruction, anime un pan gigantesque de l’écriture dramatique, partout autour du globe, de Cruising (William Friedkin, 1980) à Crash (David Cronenberg, 1996), en passant par Antichrist (Lars Von Trier, 2009), Tropical Malady (Apichatpong Weerasethakul, 2004) ou beaucoup plus simplement dans l’essence du mythe du vampire. L’originalité de L’Empire des sens dans la mise en place de ce trope thématique réside en plusieurs points. Le plus évident est sa crudité. Il est assez sidérant, au regard d’un cinéma américain (notamment) qui se montre plus pudibond et où la sexualité semble avoir disparue, de voir à travers l’œuvre de Nagisa Oshima un film dont les actes sexuels, les corps en actions, sont au cœur de la chorégraphie des personnages et de l’iconographie du film de manière générale. Au-delà d’un élément “naturel” de la narration, la sexualité est l’enjeu plastique premier, tant la manière d’Oshima de filmer les ébats si proche des corps, dans leurs plus simples apparats, choque (moralement et artistiquement) un œil de spectateur·rice pas ou plus habitué·e à voir de tels spectacles. Les corps et les organes sexuels prennent littéralement toute la place, narrative, mais aussi plastique : Oshima multiplie les gros plans sur les corps comme sur les organes sexuels, faisant de ceux-ci la matière principale de L’Empire des sens.

L’incursion de pulsions de morts dans ce ballet de désir est jusqu’au-boutiste par le simple fait de montrer les ébats, les jouissances, les organes sexuels des personnages, mais pas seulement. Dans cette spirale du désir dont le mouvement accélère leur décrépitude, Sada et Kichizo se montrent de plus en plus extrêmes. La sexualité et le désir s’apparentent petit à petit à une faim, l’appétit sexuel devient insatiable, comme une punition antique sans fin. Ils ont beau “manger” de plus en plus, ils ne sont jamais rassasiés. Alors ils poussent les limites de leurs corps, à en perdre leur humanité. Ces limites provoquées s’apparentent finalement à un affrontement : on cherche les limites de la chair, du plaisir de son/sa partenaire, comme on lui porterait un coup. Sada et Kichizo se toisent, se frappent de leurs pulsions voilà la “corrida de l’amour” évoquée dans le titre original. On se gardera bien, pour la surprise, d’en dévoiler tous les aspects, souvent imprévisibles, aboutissant à un final radical dans cet entrelacement entre plaisir et destruction, laissant moins apparaître des personnages humains que des démons libérés de la morale, guidés uniquement par une pulsion funeste de désir. Toutefois le film est parfaitement cohérent dans son postulat de chute : la pulsion frénétique de désir entraîne délabrement et souffrance. Une idée cristallisée par Sada Abe, parfaite incarnation des luttes entre plaisir et destruction : “Je ne jouis pas, je souffre”.

L’Empire des sens, pour compléter sa lecture du désir, fait aussi part d’un autre choix de mise en scène primordial. Nagisa Oshima ne filme pas simplement les corps et les ébats de façon crue et en plans rapprochés, il alterne ce choix de mise en scène avec ce qui semble un exact opposé. A de nombreux moments du films, le cinéaste privilégie des plans de loin, souvent en hauteur, à la manière d’une caméra de surveillance ou d’un regard omnipotent et bien souvent sur des espaces clos (notamment des cours intérieures). Cette façon de composer l’espace frappe par sa différence avec la proximité dont il pouvait faire preuve, et amène un autre regard sur la vision du cinéaste sur ses protagonistes. Ces regards de haut, plus distanciés, amènent davantage de froideur, de recul, et ces plans “vivarium” donnent la sensation d’un cinéaste en ethnologue, étudiant et expérimentant les limites du comportement humain en milieu extrême – d’autant plus que Sada et Kichizo évoluent le plus clair du temps dans des environnements clos. Cette dualité de mise en scène, entre le proche des corps et le lointain de l’observation apportent de la profondeur au drama érotique autant qu’il permet d’entrevoir la démarche d’Oshima avec L’Empire des sens : une exploration des potentialités et des limites du désir.

Coffret Carlotta du film L'empire des sens.Pour profiter pleinement de l’expérience offerte par ce film radical, on notera un contenu additionnel pléthorique concocté par l’éditeur, passant par les éclairages historiques et cinématographiques que ce soit sur le film, sur l’actrice principale, mais aussi plus généralement sur la place de L’Empire des sens dans le cinéma japonais ou sur le cinéma érotique japonais. Enfin, l’édition propose de prolonger l’expérience en ajoutant L’Empire de la passion (1978) le film suivant d’Oshima, à la fois miroir inversé et complément à L’Empire des sens, moins suggestif, moins urbain et plus tourné vers l’extérieur, moins destructeur durant une autre période historique. Du côté de l’image, la restauration est effectuée à partir d’un négatif, ce qui donne à voir une image absolument somptueuse permettant de profiter pleinement du travail sophistiqué de composition des cadres, des costumes et des intérieurs, tout comme de déceler une splendeur plastique sur les chairs qui habillent ce duel entre deux amants crucifiés d’avance.


A propos de Pierre Nicolas

Cinéphile particulièrement porté sur les cinémas d'horreur, d'animation et les thrillers en tout genre. Si on s'en tient à son mémoire il serait spécialiste des films de super-héros, mais ce serait bien réducteur. Il prend autant de plaisir devant des films de Douglas Sirk que devant Jojo's Bizarre Adventure. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rZUd2

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

7 − 4 =

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.