Après l’ingrate et terne première saison de Mercredi, Tim Burton revient derrière la caméra avec un autre revival, cette fois de l’un de ses propres films. Comme son nom l’indique, Beetlejuice Beetlejuice (2024) fait suite à la seconde réalisation de sa filmographie et suscitait sur le papier une certaine appréhension. Sans être complètement convaincant, le résultat se révèle touchant, aussi bien dans ses échecs que dans son inspiration parfois retrouvée.
Sous la maquette
En 1988, Tim Burton est né avec et à la manière de Beetlejuice. Comme son fantôme crado, il est sorti de sous ses maquettes morbides et créatives pour décoincer l’univers sclérosé du cinéma américain des années 80, son imaginaire petit bourgeois et puritain. Il était à l’avant-garde, miroitant génialement les dérives conformistes de son monde. Plus de trente ans plus tard, cet univers s’est lui-même standardisé, ce qu’actait tristement un produit aussi désinvesti et décoratif que Mercredi (2022- en production) la série Netflix qui le fit revenir derrière la caméra, si bien qu’on ne sait plus bien s’il a encore quelque chose à dire de notre monde. Le générique de début de Beetlejuice Beetlejuice semble rejouer plan par plan celui de son prédécesseur, pour annoncer un retour à la formule initiale. C’est pourtant l’inverse qui est représenté : des plans en hauteur nous montrent une ville triste et bien réelle, avec ses maisons aux toits usés. Et au fil de l’avancée de la caméra, nous arrivons progressivement vers une maquette, plus fausse et figée que jamais. Résurgence de la maquette donc, assumée dans son artificialité, puisqu’il ne s’agit pas de l’emblématique village de poupées du premier mais d’un décor de télévision où Lydia – cette ancienne adolescente gothique qui pouvait voir les morts, incarnée par Winona Ryder – est devenue l’héroïne fatiguée et dépressive d’un show télévisé misérable où elle visite des maisons hantées. Depuis des années, Burton s’est toujours réfugié derrière ses personnages pour y faire des autoportraits, rarement ce dernier n’aura été aussi sinistre, du moins a priori. A la manière de son héroïne dont la coiffure n’a pas bougé depuis la scène finale de Beetlejuice, Tim Burton a gardé les mêmes vêtements, les mêmes mimiques, les mêmes décors, voire les mêmes pouvoirs depuis toujours. Or tous ceux-ci ne servent plus qu’une soupe mercantile désincarnée, un programme télévisuel stéréotypé, dont on connaît tous les ressorts, tous les couloirs, tous les effets. Drôle d’entrée en matière pour ce qui est présenté partout comme un retour aux sources et à la jubilation, celle des effets spéciaux mécaniques et de la fantaisie sans numérique. Le paradoxe de ce nouveau Burton c’est qu’il semble jouer le jeu attendu et tant réclamé depuis des années (certainement pour de mauvaises raisons), tout en actant presque partout qu’il n’en a plus l’envie, qu’il voudrait en sortir.
De fait, si on se remémore sa dernière tentative d’humour horrifique – ce Dark Shadows (2012) d’assez triste mémoire – le cinéaste semble ici beaucoup plus en jambe, retrouvant volontiers l’inspiration slapstick et délurée de ses essais comiques des années 80/90. C’est dit à peu près partout et c’est vrai qu’il faut le souligner, il y a un plaisir évident à voir ces marionnettes, ces animatroniques, ces décors et visions d’un autre temps. Disons même que dans ses meilleurs moments, Tim Burton sait mettre à profit cette ancienne armada d’effets spéciaux pour les confronter au contemporain, comme c’est le cas dans un gag assez génial voyant des quidams aspirés par le téléphone les filmant en selfie. Cela dit, si c’était sur le mode du pur revival nostalgique que le film s’imprimerait, il faut bien dire que cela n’en ferait pas un objet si singulier que cela et qu’il ne serait pas la meilleure itération de ce geste. D’une part parce qu’il ne renouvelle pas beaucoup ses visions d’antan – les scènes les plus célèbres y sont rejouées de manière plus ou moins volontaristes – d’autre part parce que cette mode est devenue plus qu’un cliché, produisant le meilleur – le beau et mélancolique Top Gun : Maverick (Joseph Kosinski, 2022) – comme le pire – les consternants nouveaux Ghostbusters (2021 & 2024) entre autres. Beetlejuice Beetlejuice se trouve exactement entre ces deux propositions. C’est vrai qu’il joue volontiers sa partition de petite pastille nostalgique, abusant de tubes des années 80, de séquences fan service, au milieu desquelles Michael Keaton semble s’amuser comme un petit peu fou, retrouvant avec joie ses mimiques cabotines et répugnantes. De cette récréation exubérante, on retient quelques trouvailles, en particulier dans les séquences impliquant Monica Bellucci, nouvelle venue bienheureuse dans la famille burtonienne. Il faut aussi noter des cameos beaucoup moins mémorables, comme celui assez lourd de Danny de Vito ou la participation totalement subalterne de Willem Dafoe en stade terminal d’auto-parodie. Aussi, le mauvais esprit de ses premières années se fait beaucoup plus conformiste moralement aujourd’hui, récitant plutôt mollement la dénonciation éculée de la toxicité masculine dont on est en droit de ne pas vraiment sentir la sincérité. Il faut bien dire que le scénario empile les protagonistes, les pistes, tant et si bien qu’on finit par s’y perdre un peu, ressentant les écarts propres à certaine narration télévisuelle contemporaine avec ses événements et caractères inconséquents accumulés à un rythme effréné. Le spectacle est assez bourratif, parfois éreintant, mais recèle une beauté secrète, nichée dans sa conscience d’être une résurrection un brin artificielle dans un univers filmique standardisé. Car si résurrection il y a, c’est disons une résurrection « sans tête », comme celle de sa meilleure créature (comique). Dans une scène en stop-motion, le père de Lydia, anciennement incarné par Jeffrey Jones, est tué par un requin et n’apparaîtra dans le monde des morts que dans une forme dévorée, sans tête ni corps. Ou alors un corps morcelé, avançant uniquement sur ses jambes, et lui restant tout de même ses bras.
On l’a déjà noté, tout commence à la télévision et Winona Ryder ne cesse d’être houspillée par sa fille – Jenna Ortega, dans un rôle plus sensible que celui de Mercredi, bien qu’assez semblable – pour son obsession pour les morts de son émission de télévision au lieu de s’occuper d’elle et du mort qui les lie : son propre père. Il est assez impressionnant de voir comme tout ce qui vient de l’imaginaire, du dialogue avec les morts, est placé ici du côté de la névrose. D’un côté, une incapacité à communiquer avec sa fille, sa famille, à regarder le réel (pour Winona Ryder) ; de l’autre un unique moyen cynique de faire fortune, ce qu’incarne de manière assez jouissive l’amant de ce même personnage, Justin Theroux. Burton ne veut plus seulement retrouver la naïveté de son inspiration et de ses rêveries – ce qui était, exemplairement, le programme d’Alice au pays des Merveilles (2010) où l’on déambulait déjà dans un univers désaffecté, abandonné, dont il fallait réveiller la magie – mais semble plutôt vouloir en finir avec elles, les réduisant à des névroses mal-aimables, des valeurs marchandes, ou au mieux des gags grotesques. C’est dit explicitement dans le dernier mouvement : Tim Burton, pour la première fois à ce point, vante la réalité. On peut être déçu qu’un cinéaste qui fut s’y grand s’en réfère à une dichotomie aussi faiblarde entre réel et surnaturel, subodorant une différence radicale plutôt que de souligner, de figurer une porosité entre les deux, à la manière du magnifique Trois Mille ans à t’attendre de George Miller (2022) dont on retrouve une séquence presque à l’identique lors de la première apparition – vision – de Beetlejuice au sein d’une assemblée de spectateurs. C’était cette même porosité qui faisait toute la beauté de Big Fish (2004) peut-être son dernier incontestable chef-d’œuvre. Cet appel du réel lui permet néanmoins de retrouver un goût qu’il semblait avoir définitivement perdu : celui de regarder pleinement ses acteurs, de filmer de beaux élans mélodramatiques, des adieux comme des premiers émois amoureux. Une belle intrigue par exemple entre Jenna Ortega et un jeune fantôme permet justement au cinéaste de mettre en scène de touchantes scènes amoureuses, où son imagerie vient discrètement poétiser ces instants anodins. Son habituel arbre tordu, devenu un pur jouet désincarné, attendu, retrouve ici un peu d’émotion en accueillant les deux jeunes amants sous un brillant soleil descendant, et un baiser provoque un envol inattendu et assez beau. Cet appel de la vie quotidienne que semble soutenir une séquence récapitulative finale, accompagnée du magnifique thème de Pino Donnagio pour Carrie, interroge un peu. On pourrait se demander si, à l’exacte inverse de son surgissement en 1988, son imagination jadis neuve, voire subversive, serait désormais parasitée par un désir à son tour petit-bourgeois, vaguement familiariste, peut-être paradoxalement moins normatif de nos jours que l’est son propre univers devenu un cliché. Une dernière pirouette et un bébé démoniaque viennent nuancer cela dans les derniers instants, laissant entendre que ces adieux à ses maquettes et marionnettes ne seraient peut-être qu’une vaste blague, ou plutôt un mauvais rêve, confirmant l’aspect de plus en plus malade, voire schizophrène de sa filmographie, après son assez beau mais paradoxal Dumbo (2019). Dans tous les cas, il aurait servi notre amusement et notre émotion pendant ces quelques cent minutes, à défaut de savoir dans quel état Burton en sortira dans les années qui viennent. Vieux fantôme éructant et facétieux ou petit portraitiste sensible ? Quoi qu’il en soit, l’époque où il fut les deux, tout en étant génial, nous paraît de plus en plus éloignée.