Dans le cinéma qui a su entretenir un enchevêtrement entre le politique, le sexe, et l’interdit, Eloy de la Iglesia fait œuvre avec Le Député (1978) non plus de confusion mais de conjugaison claire entre ces trois éléments au cœur de sa filmographie. Ce thriller érotico-marxiste – oui oui – à la fois courageux et sensuel, à l’écriture comme à la mise en scène, tente d’échapper aux griffes du fascisme encore tapies dans l’ombre.
Film X Socialisme
Au moment où sort Le Député en 1978, la société espagnole est en bouleversement politique majeur. Trois ans auparavant, la mort du Général Franco met fin à près de quarante ans de dictature et entame une période de transition au cœur de laquelle Eloy de la Iglesia construit son film. Un temps où des institutions franquistes demeurent le temps de construire une constitution et des milices continuent de prospérer sans aucune envie de céder le pouvoir aux forces démocratiques tandis que les forces de gauche – le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) et le Parti Communiste d’Espagne – passent de la clandestinité à une légitimation lente, tout en conservant cet esprit de suspicion, ce sentiment de devoir vivre caché, une vie “de bas-fonds” pour cacher son orientation politique, mais pas seulement… C’est précisément à cette intrication du “moment historique”, de la paranoïa, du politique et de l’intime que se situe Le Député. La rédaction s’excuse auprès de tous les historiens de l’Espagne qui ont pu se sentir offensés par une vulgarisation aussi brève d’une période historique aussi majeure. Le cinéaste échappant avec le temps et avec le contexte politique à une catégorisation de son œuvre au cinéma bis, underground ou tout autre terme qui place surtout le cinéma de l’espagnol comme “caché”. Échappant également à la censure, le contexte politique actuel toujours tendu mais plus ouvert permet au cinéaste d’enfin sortir du bois sans perdre une once de sa subversion.
Ce contexte historico-politique est cependant primordial pour apprécier au mieux l’ambiance poisseuse du film d’Eloy de la Iglesia qui ne s’embarrasse nullement de longs cartons ou tirades encyclopédiques pour décrire le contexte. De manière générale, et c’est aussi ce en quoi Le Député se révèle aussi plaisant, c’est qu’il s’embarrasse de peu de choses. Son contexte de fabrication lui permet de faire son film le plus ouvertement politique, tout en étant la somme de ses obsessions : il y raconte les aventures politiques, sexuelles et amoureuses de Roberto Orbea, député de gauche marxiste élu après son passage en prison du fait de son activisme politique. Marié, il vit son homosexualité de manière clandestine en prenant pour amant des hommes prostitués, avant de s’enamouracher de Juanito, un garçon mineur. Luttant à la fois sur le champ de l’intime pour cacher son homosexualité aux yeux de sa femme et aussi aux yeux du champ politique, il fait face aux difficultés de mener ces vies parallèles tandis que les groupes d’extrême-droite dites du “franquisme tardif” tentent de lui tendre un piège en se servant de Juanito.
La mise en scène d’Eloy de la Iglesia est sans fioritures explicatives et stylisée, quelque part entre l’érotisme franc d’un Rainer W. Fassbinder, et le cinéma paranoïaque américain des années 1970 sur le qui-vive, dans la crainte de la surveillance généralisée et des manigances politiques comme Klute (Alan J. Pakula, 1971) ou Conversation Secrète (Francis Ford Coppola, 1974). Le cinéaste ouvre par exemple son récit par des flashbacks impromptus du personnage principal, qui agissent alors autant comme une exposition inventive, un puzzle à résoudre, que comme une illustration idéale de ce sentiment d’avoir encore un pied dans la clandestinité malgré la façade politique officielle. Cette ambiance pesante va animer l’ensemble du film pour donner corps aux luttes face à une extrême-droite encore vivante et celles des sentiments de Orbea, tiraillé entre son combat socialisto-marxiste et le frein conscientisé que représente son homosexualité pour sa carrière politique. Ce mouvement de balancier entre la vie politique et la vie sexuelle – sa vie de famille avec sa femme est dans un premier temps secondaire dans la narration – va progressivement se transformer pour que les vies s’entremêlent : la vie sexuelle s’immisce dans le politique, le politique dans la vie sexuelle. De la Iglesia dresse un parallèle clair entre les idéaux de gauche d’abord clandestins puis “aptes” à la société mais toujours dans une forme de combat et l’homosexualité, pour le coup devant rester clandestine vis-à-vis de la société et surtout du monde politique. Ce sous-texte est complexifié par les contradictions ou les rapports troubles qu’entretient son personnage principal avec la morale : aucun personnage n’est de pure vertu, Orbea compris, qui fréquente des prostitués mineurs par exemple. Iglesia ne verse ainsi jamais dans l’héroïsme, montrant des idéaux nobles blessés par des fautes inacceptables et qui rendent le suivi des péripéties d’autant plus troublantes, voire désespérées.
Chez Eloy de la Iglesia, l’interdit a une dimension nécessaire pour contester l’ordre et lutter contre les oppressions. Auparavant le marxisme, toujours l’homosexualité, les interdits façonnent le cinéma de l’espagnol car ils sont pour lui le seul moyen de combattre la normativité des sociétés. Les interdits sont aussi les marqueurs des opprimés, chers au cinéaste : la gauche à l’époque franquiste, les homosexuels. Dans certains cas, les interdits servent aussi d’électrochocs pour briser le moule des sociétés, de la bourgeoisie, et proposer des choses “contre-nature” de manière frontale, comme dans La Créature (1977). Dans Le Député l’interdit est davantage un moyen de critiquer les appareils politiques et partisans, quels qu’ils soient, y compris de gauche, qui entravent les hommes et les femmes sur ce qu’ils et elles peuvent être intimement. Il ne faut pas que l’homosexualité d’Orbea se sache, sûrement pas avant le Congrès du PSOE, sinon ses chances d’être élu à la tête du parti sont nulles. Le récit est ainsi à la fois un miroir sans concession du climat politique, entre les espoirs suscités par la gauche, et l’ombre des groupuscules franquistes, et une critique acerbe de la ploutocratie, de la politique politicienne comme machine à broyer l’intime des individus. Cette machinerie politique étouffante est d’autant plus saisissante que Le Député donne à voir des personnages d’une grande modernité, qui n’abandonnent pas si facilement leur intimité, et même sont capables d’une grande ouverture d’esprit, notamment la femme d’Orbea. C’est aussi le combat du Député : la rage de vivre comme on l’entend contre les injonctions politico-sociales. Une lutte décisive jusqu’aux derniers instants du film… Le Député nous est proposé en Blu-Ray par Artus Films, aux côtés d’autres titres du cinéaste, comme un coffret sur son cinéma “quinqui” – films centrés sur des voyous juvéniles – ou encore La semaine d’un assassin (1972) et Navajeros (1980). Sur l’édition en tant que telle, elle apparaît avare en bonus numériquement, mais qualitativement c’est l’inverse. On y retrouve un long entretien avec Marcos Uzal de plus de 20 minutes, mine d’or d’informations et d’analyses du film, surtout sur sa place dans le cinéma de Eloy de la Iglesia et sur ses autres œuvres. Idéale pour que cette édition constitue la porte d’entrée idoine dans la carrière du cinéaste espagnol à travers son film fondamental, guidé par une radicalité cinématographique, politique, troublante et courageuse.