Le Cercle des neiges


Nous avions laissé Juan Antonio Bayona dans l’enfer de franchises hollywoodiennes où il s’était potentiellement égaré : il nous revient en ce début d’année avec Le Cercle des neiges, relecture du drame des Andes de 1972. Un sujet hors norme en forme de retour aux sources pour le cinéaste espagnol.

Un homme, abattu, vu de dos, est assis sur la neige dans un environnement désert, dans Le Cercle des Neiges de Juan Antonio Bayona.

© Netflix

L’Arène des Neiges

Deux hommes, en combinaison de grand froid, avec lunettes et paquetage sur le dos, tentent de progresser avec difficulté dans un amas de neige désertique ; scène du film Le cercle des neiges.

© Netflix

L’Orphelinat (2007), The Impossible (2012) et Quelques minutes après minuit (2016), les trois premiers films de Juan Antonio Bayona, ont épaté le monde entier par leur maitrise et la sensibilité évidente du cinéaste. Très vite qualifié de Spielberg ibérique, il a logiquement été appelé sur la franchise Jurassic Park pour réaliser Jurassic World : Fallen Kingdom (2018), soit le volet le plus intéressant d’une deuxième trilogie décriée. Dans la foulée, Amazon lui confiait les rênes de sa série Le Seigneur des anneaux : Les Anneaux de pouvoir (2022) dont il réalisa deux épisodes. Au milieu de ces grandes licences, le style Bayona – une émotion à fleur d’images, un goût prononcé pour des plans horrifiques et une certaine symbolique religieuse – s’était un poil émoussé. Pour ouvrir le bal 2024 de son catalogue, Netflix lui confie la réalisation d’une production ô combien logique dans sa filmographie : Le Cercle des neiges. Logique pour le retour aux sources que permet un tel sujet pour le cinéaste, proche du registre catastrophe qu’il avait tant sublimé avec The Impossible. Logique pour les thématiques qu’il soulève et que l’on retrouvait déjà disséminées dans L’Orphelinat ou Quelques minutes après minuit. Et logique compte tenu des acquis techniques que lui aura apportés son expérience hollywoodienne. Le Cercle des neiges raconte la tragédie du vol Fuerza Aérea Uruguaya, le drame d’une équipe de jeunes rugbymen se rendant au Chili pour un match et dont l’avion s’est abimé dans les montagnes de la cordillère des Andes. Sur les quarante-cinq personnes présentes dans l’avion, vingt-neuf allaient mourir sur le coup, de froid ou de leurs blessures sur les soixante-et-onze jours où ils se trouvèrent dans les sommets d’Amérique du Sud. Pour survivre, les rescapés n’eurent le choix que de manger la chair de leurs compagnons décédés. La transgression ultime.

Tout le groupe de survivants d'un crash aérien dans les Andes du film Le cercle des neiges, posent assis contre l'épave de leur avion, les uns à côté des autres, certains avec le sourire.

© Netflix

Ce fait divers a déjà été plusieurs fois adapté sur grand écran, l’exemple le plus connu étant sans nul doute Les Survivants (Frank Marshall, 1993). Dans ce film américain porté par un jeune Ethan Hawke, nous avions peu ou prou le même schéma scénaristique que dans le nouveau bébé de Bayona ; l’équipe embarque dans l’avion qui se crashe, puis s’ensuivent la survie, les dilemmes moraux et le l’excursion de la dernière chance. On pourrait alors penser que Le Cercle des neiges n’est qu’une mise au gout du jour du récit. Mais ce serait sous-estimer la démarche du réalisateur. Déjà, il y a plus de cinéma dans les cinq premières minutes du film que dans le long-métrage de Marshall. Ce dernier qui a été un producteur fabuleux n’a jamais ébloui par ses réalisations, là où Juan Antonio Bayona est un cinéaste incroyable. Tout au long de ce nouveau projet, il expérimente la forme en même temps qu’il s’inscrit dans les pas des grands metteurs en scène, de David Lean à Steven Spielberg, encore. Il expérimente dans sa façon de jouer avec ses objectifs courte focale, défiant les proportions et déformant les visages à mesure que la folie et le désespoir gagnent les rescapés. Passant de l’un de ces plans très serrés à des plans larges que le scope sublime, le cinéaste jongle donc entre un héritage évident et des ambitions de moderniser son medium. Tout cela sert le fond et s’inscrit dans une réflexion autour de l’image en tant qu’objet de mémoire, que vient appuyer la pratique photographique qui ouvre le film – avec cette photo de groupe sur le tarmac – et les photos authentiques qui concluent le générique de fin. C’est au chef opérateur uruguayen Pedro Luque, fidèle de son compatriote Fede Alvarez, à qui l’on doit ses images qui impriment la rétine, qui fascinent et rendent au visionnage des allures d’expérience inarrêtable. Du crash immersif et spectaculaire de l’avion aux dernières séquences libératoires, difficile de faire pause !

Un homme assis conte l'épave d'un avion, dans les neiges de la Cordillère des Andes, regarde vers le ciel avec désespoir, dans Le Cercle des Neiges.

© Netflix

Si le sujet se suffit largement en lui-même, le piège aurait pu être de faire de la première expérience anthropophage une sorte de climax, en misant sur une attente malsaine chez le spectateur. Or, Bayona désamorce la chose en toute simplicité – là où Frank Marshall y allait avec plus de sensationnalisme – et nous implique émotionnellement dans les dilemmes de ses protagonistes. Tandis que les échanges entre les personnages portent précisément sur la nature de leurs actes, nous assistons à de débats presque philosophiques autour du bien et du mal, de l’espoir, de la foi… C’est simple mais si bien écrit que cela impressionne. De même, l’usage de la voix-off est plutôt malin dans sa façon de retourner la situation et les points de vue. Jamais encombrante ni trop explicative, elle ajoute à notre implication de spectateur. Le texte est d’ailleurs servi par de fabuleux acteurs – tous hispanophones, contrairement aux Survivants de Marshall – qui ne se tirent pas la couverture et forment un tout, un collectif où, mis à part le personnage/narrateur de Numa joué par un impressionnant Enzo Vogrincic, il est difficile de discerner des individualités. C’est d’ailleurs tout le propos du Cercle des neiges qui nous parle moins de trajectoires personnelles que d’une humanité nous incluant dans l’expérience de survie et de questionnements métaphysiques. L’affaire ayant été, dans la réalité, jugée par les plus hautes têtes de l’Église catholique, le pape Paul VI en personne, la question de la foi n’est pas tout à fait hors sujet… Comme dans The Impossible, face à la force des éléments, Juan Antonio Bayona ne cède pas à la noirceur pour autant se dégagent de cette mort omniprésente une idée, une forme de spiritualité nouvelle résidant dans les petits gestes et autres actes d’héroïsmes du quotidien. C’est peut-être, là encore, ce qui rapproche le cinéaste espagnol de Steven Spielberg qui même dans son cinéma des années 2000 – le plus désespéré – n’a jamais véritablement cédé au nihilisme. Toutefois le cinéaste espagnol, comme lorsqu’il abordait le thème de la mort d’un parent dans Quelques minutes après minuit, tacle gentiment les institutions religieuses pour nous dire, en creux, que nous n’avons guère besoin d’elles pour que nos âmes soient sauvées. Dans tous ses films, y compris Jurassic World : Fallen Kingdom, Juan Antonio Bayona nous parle d’orphelins ou de la peur de le devenir. En cela, Le Cercle des neiges est sûrement la synthèse parfaite de tous ses thèmes de prédilection, et une conclusion à une première partie de carrière fascinante. Pour l’heure, ce nouveau long-métrage confirme tous les espoirs mis en ce cinéaste qui nous aura peut-être fait douter sur ses derniers choix, mais s’annonce d’ores et déjà comme l’une des réussites majeures de l’année 2024. Et nous ne sommes qu’en janvier…


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

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