Old


Comme nous le soulignions dans notre entretien avec Hugues Derolez, c’est avec une grande impatience que nous attendions un retour de M. Night Syamalan à une fiction totalement originale, après avoir revisité, de manière inattendue, les personnages d’Incassable (2000) avec les tant aimés Split (2017) et Glass (2019). Old est donc le nom de ce nouveau départ et, sans surprise, il en a déçu plus d’un. Disons-le d’emblée, il s’agit d’un Shyamalan mineur. Mais, un film mineur dans une telle filmographie n’est-il pas, malgré tout, un grand film ?

Trois adolescents et leur père s'enlacent, les uns derrière les autres, sur une plage ; en fond, la mer ; scène du film Old.

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Comment recommencer ?

Gros plan sur Gael Garcia Bernal très angoissé dans le film Old.

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En janvier 2019, nous célébrions le retour de Shyamalan à une très grande forme avec la sublime conclusion de sa trilogie consacrée aux superhéros et aux comics, Glass. L’une des nombreuses beautés de cette œuvre somme, c’est qu’elle ne faisait pas que conclure un axe de sa carrière. Elle réaffirmait surtout, le goût du cinéaste pour les origin stories, lui qui, au fond, a toujours raconté l’histoire de personnages se découvrant, prenant le temps dans de patientes fictions d’apprendre que leurs faiblesses n’étaient que le point de départ de leur vie, et qui pourraient les mener vers des destins plus grands. Chez lui, les blessés, les malades – the brokens comme ils sont appelés dans Split – finissent toujours par découvrir que c’est dans leurs faiblesses que se cachent leurs super-pouvoirs potentiels. C’est moins ce simple énoncé qui est beau que la manière dont il se raconte, toujours un peu de la même façon, par une mise en scène à la fois classique et ample, revenant elle-même aux origines du cinéma classique américain, pour en retrouver la candeur et la foi.

C’était donc avec une grande impatience qu’on attendait de voir un nouvel opus du cinéaste de Sixième Sens (1999) qui ne soit ni une suite, ni un reboot, ni même un simple film d’horreur plus calibré (ce qu’il faudrait nuancer, évidemment) pour un certain public – le réjouissant et un peu mineur The Visit (2015). Sur le papier, Old répond évidemment à toutes ces attentes. Un concept fort et inédit – sur une mystérieuse plage, un groupe de vacanciers se voit vieillir à toute vitesse – accompagné d’intrigues familiales émouvantes, une ambition de film d’horreur à l’ancienne mise en scène dans un décor fort : tout est ici réuni pour assister à un nouvel opus qui viendrait tutoyer Le Village (2004) ou ses autres plus grands projets. Disons-le d’emblée, ces attentes ne sont pas pleinement satisfaites, et Old ne fait pas partie des plus belles réussites de son auteur. Doit-on parler de déception pour autant ? C’est toute l’épineuse question à laquelle nous allons tenter de répondre.

Old commence comme beaucoup d’autres films de Shyamalan, mais c’est plus particulièrement à Phénomènes (2008) qu’on pense dès les premières images. La famille dysfonctionnelle ici ressemble à s’y méprendre à celle du plus bel héritier de La Guerre des Mondes (2005), Vicky Krieps occupant le rôle de la femme adultère et malheureuse incarnée précédemment par Zooey Deschanel, et Gael Garcia Bernal prenant très clairement le relais de Mark Whalberg. Sans doute sera-t-il moqué à son tour sur les réseaux sociaux, comme l’avait été son prédécesseur – avouons-le, souvent de façon très drôle – ce qui l’avait même poussé à renier son travail… Évidemment, il y a de quoi se moquer de ces interprétations tant elles s’accomplissent sans la moindre distance, tant ces comédiens acceptent d’écarquiller les yeux quand il le faut, de surjouer la peur panique face à un événement surnaturel. L’époque n’est plus prête à cette candeur. Shyamalan le sait, et il en a fait le sujet de beaucoup de ses ouvrages – en tête, La Jeune Fille de l’Eau (2006) et Glass. L’une des grandes beautés de ce nouvel essai, c’est qu’il ne semble plus avoir besoin d’en faire son sujet, ni même d’évoquer cette bêtise de l’époque. Il continue de construire son œuvre, peut-être seul, assumant le caractère totalement anachronique de son ambition. Quelle est-elle ? Réaliser tout simplement une série B attachante, terrifiante, magnifiant les émotions les plus primaires et les plus fondamentales de l’expérience cinématographique.

Dans un clair-obscur très marqué, un homme dont le visage semble en partie brûlé porte ses doigts à ses joues dans le film Old.

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Comme ce fut le cas de Phénomènes, Old est mal accueilli sur des arguments fallacieux. Les films sont tous les deux taxés de conspirationnisme – alors qu’il faut avant tout voir le jeu opéré avec les thèses complotistes comme une manière ludique d’exorciser nos angoisses – et moqués pour leur simplisme. Pour les deux, on oublie avant tout de parler de mise en scène… A ce niveau, Shyamalan n’a aucune concurrence à sa hauteur, et le plaisir éprouvé devant ce nouvel opus, sa maestria jubilatoire, est continu. Poussant son concept jusqu’au bout, Shy multiplie les instants de bravoure dans une réalisation toujours plus inventive et ludique avec une aisance qui laisse souvent pantois. Dès les premières séquences, son travail sur les focales (on n’avait pas vu d’aussi belles et justes longues focales depuis longtemps), la grâce de ses panneaux – figure déjà longuement expérimentée dans les épisodes de Servent qu’il a réalisés – jouant constamment sur ce qui nous est invisible, sa capacité à toujours expérimenter, tout ici impressionne et surtout sert toujours l’ambition première du long-métrage, la plus simple qui soit, celle de nous saisir, de nous terrifier. Par sa mise en scène extraordinairement élaborée, Shyamalan ne nous met jamais à distance, mais au contraire ménage des effets et des visions horrifiques dont lui seul a le secret.

Avec son concept très bis – hérité du roman graphique Château de Sable de Frederk Peeters et Pierre-Oscar Lévy – il peut laisser libre court à son inspiration angoissée, en filmant ses personnages aux prises avec un terrifiant vieillissement accéléré. Grossissement express d’une tumeur, enfance disparue en un instant, grossesse et accouchement immédiats, et j’en passe. La mise en scène atteint des sommets dans l’horreur autour du personnage incarné par la formidable Abbey Lee Kershaw – déjà remarquée dans The Neon Demon (Nicolas Winding Refn, 2016) et Lux Aetarna (Gaspar Noé, 2020) – mannequin sublime voyant son corps progressivement se déformer, massacré par ce temps détraqué. C’est sans doute parce que Shyamalan pousse à ce point son concept jusqu’au bout qu’il prend le risque de décevoir. L’un des principaux reproches faits au film est celui d’un scénario allant trop vite. Mais comment aurait-il pu en être autrement avec un tel pitch ? C’est par cette évolution extraordinairement rapide et foudroyante – les morts se succèdent à toute allure – que le cinéaste perd ses personnages, et nous perd à notre tour.

Sur la plage du film Old, Vicky Kripes en maillot de bain près d'un parasol et Gael Garcia Bernal regardent vers l'horizon, inquiets.

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Shy a toujours eu l’habitude de faire des apparitions hitchcockiennes dans ses ouvrages. Ici, il va un peu plus loin, se donnant un vrai rôle, celui d’un employé de la compagnie de vacances, soi-disant censé emmener les personnages jusqu’à la plage, mais qui surtout devra les filmer, les surveiller. Ce rôle méta, certes un peu grossier, peut donner le sentiment d’assister à une œuvre réflexive. Comme le souligne Jean-Marc Lalanne dans Les Inrockuptibles : « Comme Prométhée a volé le feu aux dieux, le cinéma c’est le pouvoir dont se sont emparés les humains pour manipuler le temps. Le compresser, le dilater. Mais c’est un pouvoir qui se retourne aussi contre ceux qui s’en emparent puisqu’il enregistre la façon dont le temps modifie les humains, les abîme, les désagrège. » De toute évidence, il jubile de la dimension méta de son récit, sans pour autant faire de ses personnages des pions d’une mécanique distancière. Au contraire, bien qu’il ne parvienne pas à rendre également émouvants tous ses personnages, il sait ménager de magnifiques moments d’émotion, là encore d’une candeur qui nous met les larmes aux yeux. Je pense notamment à cette sublime nuit au coin du feu, où les parents de nouveau amoureux, et vieillis – à l’ancienne, par de beaux maquillages datés – s’échangent de derniers mots tendres avant de s’éteindre.

Si la place de Shyamalan est aussi importante dans ce nouvel opus, c’est sans doute aussi qu’il a conscience de l’étape charnière dans laquelle il se trouve. Le choix qu’il fait dans ce moment d’inévitable renouvellement est à la fois modeste et beau. Il revient à ses premiers amours – la série B horrifique – à ce qu’ils permettent d’expérimentations formelles et d’émotions simples. On pense souvent à Jacques Tourneur devant Old, en particulier quand il s’agit de ménager un hors-champs horrifique – dans la géniale séquence d’accouchement par exemple. On y pense d’autant plus que la filmographie de Shyamalan prend une tournure de plus en plus proche de celle de ce maître absolu de la mise en scène. Par exemple, aujourd’hui, une œuvre comme Rendez-vous avec la Peur (Jacques Tourneur, 1958), a priori mineure dans une ahurissante filmographie, est aujourd’hui unanimement considérée, à juste titre, comme un chef-d’œuvre. Pourtant, sa résolution, et l’apparition décevante du démon, a toujours été reniée par Tourneur. C’est aussi la résolution qui déçoit, incontestablement, dans Old. Ici, il n’est pas vraiment question d’y voir une fin imposée par les studios. Pour autant, il l’a dit et assumé, le maître des twists ne savait pas cette fois pas comment il achèverait cette nouvelle histoire au moment de l’entamer. Sa résolution n’est pas antipathique pour autant. Il faut la prendre pour ce qu’elle est : une convention modeste, plutôt amusante et finalement pas si mal amenée qui ne gâche en rien les beautés qui la précèdent.

Peut-être aussi faut-il voir en elle le signe que Shyamalan a trouvé une place tourneurienne dans le paysage cinématographique contemporain. Entre deux chefs-d’œuvre, il réalisera des films d’exploitation où il a trouvé le meilleur terrain de jeu expérimental. Pour mieux rebondir ensuite. Mieux recommencer, encore et toujours.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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