Split 6


Après l’amusant The Visit qui marquait pour beaucoup le grand retour de M. Night Shyamalan, celui-ci revient avec un nouveau grand succès qui annonce peut-être sa sortie de l’ombre. Au-delà du succès commercial, Split s’impose comme l’une de ses plus grandes réussites. On en reparle, un peu tardivement, un temps d’attente nécessaire pour se permettre d’en dévoiler tout ce que l’on voudra de l’intrigue.

A tous les offensés

Dans une voiture, trois jeunes filles sortent d’un anniversaire. Deux d’entre elles gloussent sur la banquette arrière tandis que l’autre, celle qui a été invitée par pure convenance, celle qui ne parle pas, est assise devant et ne dit rien. Son regard montre qu’elle sent le danger proche. Elle remarque que le père de l’une des filles derrière qui devait les raccompagner reste anormalement longtemps devant le coffre de la voiture. Elle regarde dans le rétroviseur et ne l’y voit pas. Elle seule pressent les signes du danger. Quand l’agresseur, le fameux personnage joué par James McAvoy, entre dans la voiture, elle est encore la seule à le voir. Ils échangent un long regard. Ils se voient, se reconnaissent, parce qu’ils sont les seuls à pouvoir voir, c’est-à-dire déceler les signes, ce qui n’est pas tangible. Ils sont ceux qui croient. C’est par cette scène magnifique que le film s’ouvre, résumant à elle-seule tout ce que le film sera, et ce qui fait le cœur de l’œuvre de M. Night Shyamalan.

La campagne promotionnelle de Split a tant tourné autour de la performance (effectivement incroyable) de James McAvoy incarnant potentiellement 24 personnalités que les spectateurs seront finalement sans doute surpris de voir un film qui ne tourne pas seulement autour de lui et de ses doubles. Split raconte avant tout la rencontre de deux âmes brisées, qui par la dureté de leurs expériences respectives trouvent une force surpassant celle du commun des mortels. Le cinéma de Shyamalan est empli de ces figures blessées par l’existence, ayant subi des pertes terribles ou des chocs irréparables. Dans son article « La vie après la mort » issu de l’ouvrage dirigé par Hugues Derolez, Contes de l’au-delà, Le cinéma de M. Night Shyamalan (ouvrage dont on vous reparlera très vite), Christophe Beney souligne même ceci : « A l’exception d’Incassable, tous les films du réalisateur mettent en scène un ou plusieurs personnages dévastés par la perte d’un être cher : un fils à qui son père manque (Praying with anger), un petit-fils qui pense à son grand-père (Wide Awage), une fille dont la mère est morte (Sixième sens), un mari à qui un violent accident a retiré son épouse (Signes), une veuve qui ne se console pas de la mort de son mari (Le Village), une orpheline qui ne parvient pas à faire le deuil de ses parents (Phénomènes), un père esseulé depuis le décès de sa famille (La jeune fille de l’eau), des enfants qui n’oublient pas leur mère (Le Dernier maître de l’air), un frère touché par la disparition de sa sœur (After Earth). A l’exception de Phénomènes, tous les films de Shyamalan, Incassable compris, travaillent à la construction d’une trajectoire permettant aux affligées de surmonter leur peine, d’accepter le sort, aussi injuste soit-il, et d’aller de l’avant. » Les deux personnes qui se rencontrent au début de Split sont là encore donc des âmes brisées par un passé qui se recompose au fil d’une narration plus que jamais virtuose. Casey, la fille, interprétée par la sublime Anya Taylor-Joy (aperçu déjà dans The Witch), pendant sa séquestration, se remémore son enfance où elle fût violée par un oncle qui deviendra son tuteur après la mort de son père. Kevin, le personnage aux 24 personnalités, aurait lui aussi un passé d’enfant maltraité. Sa psy (incarnée par Betty Buckley, bien plus bienveillante ici qu’à l’époque de son personnage terrifiant de Phénomènes) théorise l’idée même du film, quand elle explique que c’est sans doute la dureté de son passé qui permet à Kevin de développer ses capacités de démultiplication de personnalité. On voit bien là que l’intérêt de Split n’est alors plus du tout dans la démonstration de force de la prestation de McAvoy, ni même placé dans la logique d’un thriller psychologique pur, fait de twist dans tous les sens. C’est avant tout l’histoire de la vengeance de cette âme brisée, qui pour faire face à son traumatisme, doit se créer de multiples personnalités, pour arriver à un stade de surhomme, la fameuse 24ème personnalité : the beast. Nous le découvrirons deux fois dans cet état. A sa deuxième transformation il court après Casey. Finalement, devant elle, il découvre en même temps que le spectateur les cicatrices que son corps porte. Il voit en face de lui son semblable, une offensée. « Ton cœur est pur » lui dit-il en riant et en l’invitant à se réjouir avant de s’échapper et de l’épargner. Cette scène extraordinaire mène le film vers une forme proche du mélodrame amoureux, à tel point qu’on a envie à ce moment que la belle et la bête s’embrassent à travers les barreaux de la cage dans laquelle Casey s’est caché. Un mélodrame amoureux où viennent se mêler le grotesque et la démesure, dans un équilibre fragile mais très émouvant et stimulant.

Shyamalan retrouve ici sa capacité à mêler sa virtuosité technique et narrative (au plus haut niveau ici) à une candeur intime bouleversante, une sorte de foi, dans ce que le terme peut contenir de plus irrationnel. Il faut le dire, on attendait sans doute plus à voir Shyamalan atteindre à nouveau un tel degré d’émotion. Car, si ses derniers films gagnent à être revus et ré-appréciés au sein de la carrière du cinéaste (si si, il y a même dans Le dernier maître de l’air (2010) des choses magnifiques), Shyamalan n’avait sans doute pas réalisé un film aussi plein et abouti depuis La jeune fille de l’eau (2006). Bien sûr, certains lui reprocheront de revenir à des formules qu’il a déjà bien utilisées, et tout ce nous disions prouve une proximité évidente de ce film avec le reste de la filmographie du réalisateur. En même temps, il serait bizarre qu’un cinéaste ait à se justifier de la cohérence de son œuvre. Évidemment, on retrouve la puissance de terreur de son cinéma, et ici sans doute à son plus haut degré (cela fait bien longtemps que je n’avais pas eu aussi peur au cinéma), son petit caméo (comme toujours très réussi) et tous les motifs déjà précédemment cités. Mais quelque chose de nouveau vibre ici. D’abord peut-être une violence et une cruauté portées comme rarement précédemment dans son cinéma, notamment dans la dernière demie heure du film, et par exemple une des scènes de meurtre les plus traumatisantes qu’on ait vues en salle depuis longtemps. En fait, ce qu’il y a de nouveau ici, c’est que Shyamalan ne s’excuse plus d’aller loin. « Je me suis longtemps contenu, mais depuis The Visit, j’ai décidé de me lâcher, d’aller à fond vers ce que j’aimais, d’être moins timide. » disait-il aux Inrocks le mois dernier. Le cinéma de Shyamalan semble comme sortir de ses gonds, comme le montre par exemple la scène hallucinante de la première transformation en beast, montée alternativement non seulement avec Casey laissant défiler sur l’ordinateur de son kidnappeur des vidéos-journal de chacune des personnalités de celui-ci, mais aussi avec une tentative d’évasion terrifiante d’une des deux autres filles. Le plaisir de spectateur qu’on a devant Split est avant tout un plaisir formel devant la virtuosité et la précision du découpage et de la mise en scène de Shyamalan qui permettent une montée en gamme fascinante dans l’émotion, en même temps que progressivement on accède au stade ultime de la révolution de Kevin.

Finalement, après avoir été un film d’épouvante extrêmement efficace, et un mélodrame bouleversant, Split se révèle être un film de super-héros, comme Incassable (2000) en son temps, mais où là le pouvoir ne sonne plus du tout comme une malédiction, mais inversement comme une récompense durement acquise. La récompense offerte par l’auteur à son personnage brimé. Cette bête qu’on nous annonce terrifiante (par la bande originale très réussie de West Dylan Thordson dont les graves vibrent comme les cris d’un monstre) mais qui, finalement, comme David Dunn – le personnage de Bruce Willis dans Incassable – est avant tout un être humain déchiré et bouleversant. Ce personnage qu’on retrouve dans un amusant caméo final annonçant le prochain projet du cinéaste : un Incassable 2 où l’on retrouvera le personnage de McAvoy (envisagé déjà dans le premier, mais retiré de la dernière version du scénario). On espère également y retrouver Casey, dont le dernier regard semble signifier pour elle aussi une transformation. Le refus définitif d’être victime, et donc peut-être celui de devenir une « super » à son tour. Plus qu’Incassable 2, cela donnerait les Avengers des offensés. The superpower of the broken.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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