Benedetta


Cinq ans après son premier film français, et retour triomphal, Elle (2016), Paul Verhoeven revient enfin avec Benedetta, inspiré d’une histoire vraie à l’aura sulfureuse d’une nonne italienne lesbienne du XVIIème siècle. Très tièdement accueilli au dernier festival de Cannes, ce nouvel essai est probablement l’un des plus étranges de son auteur, mais aussi l’un des plus passionnants. Le Hollandais violent profite de cette histoire pour magnifier, plus que jamais, son goût du sacré et de l’impur, et enfin réaliser, de manière détournée et facétieuse, son Christ.

Benedetta (Virginie Effira) les bras en croix devant une statue de Jésus s'adresse à une petite foule dans la rue.

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Les langues, le sein et le doigt de Dieu

« Selon moi, Jésus a réellement délivré les gens de la cécité, de la surdité et de la paralysie ; même le psoriasis ne me semble pas impossible. Il y a trop de passages du Nouveau Testament qui l’indiquent, il est peu plausible qu’ils aient été tous inventés. Je ne suis cependant pas d’accord pour réduire les guérisons de Jésus à un phénomène psychosomatique […]. Je pense plutôt qu’il y a dans le cerveau des zones qui, activées, peuvent émettre des substances qui favorisent la guérison – ou qui du moins l’accélèrent. Ce qui est regrettable, c’est que face à ces guérisons, Jésus se soit égaré et qu’il y ait vu l’action du « doigt de Dieu ». Au point d’en conclure que le Royaume de Dieu, qui s’était révélé à lui dans le désert, était effectivement en train de s’établir. Il s’agissait d’une tragique erreur de la part de Jésus : les exorcismes n’avaient rien à voir avec « le doigt de Dieu », c’était la force charismatique de sa propre foi dans la venue prochaine du Royaume de Dieu qui mettait en œuvre ces guérisons. Il n’était pas non plus légitime d’en déduire que les exorcismes ne constituaient que la phase initiale du Royaume. […] Aucun autre événement positif n’adviendra. Au contraire, Jésus sera poursuivi par les autorités. » Ce long et étonnant extrait de Jésus de Nazareth, formidable essai de Verhoeven – publié en France à la maison d’édition « Aux forges de Vulcain » – est très éclairant sur la vision que l’auteur de Basic Instict (1992) a de la foi, sur son œuvre complète et en particulier son nouveau long-métrage. Le cinéaste a toujours été très intéressé par la figure du Christ. Il a d’ailleurs souvent dit vouloir réaliser un film à son sujet – même si lui-même a reconnu l’avoir déjà fait avec Robocop (1987) – sans jamais réussir à obtenir un feu vert, en particulier à Hollywood, où les patrons des studios ne gouttaient que peu à sa vision facétieuse et transgressive de la vie de Jésus. Il faut dire que, pour lui, tout a probablement commencé par le viol de Marie par un soldat romain, ce qui aurait eu du mal à passer pour un certain nombre de spectateurs, notamment américains. Verhoeven a donc développé sa théorie sur Jésus dans le livre précédemment cité. Pour le dire simplement, le cinéaste hollandais voit dans le christ une figure incroyablement brillante et charismatique, une sorte de Che Guevara hébreux qui se serait lui-même laissé dépasser par sa propre foi et la puissance qui en découlait. La théorie n’est donc pas qu’un brûlot sulfureux : Jésus y est présenté comme un personnage sexué, sans pour autant que cela ne mène à des pages entières de développement sur la question. Ce n’est pas non plus un démontage intégral des évangiles. Verhoeven cherche plutôt à écrire un Jésus historique, tentant de démêler le vrai du faux, ce qui tient de la fable édifiante de ce qui pourrait avoir eu lieu. Pour autant, ce projet est avant tout passionnant parce qu’il laisse une grande place au mystère. Comme en témoigne l’extrait, Verhoeven croit à certains phénomènes surnaturels des évangiles, en particulier certaines guérisons appliquées par Jésus. Ces zones du cerveau dont il parle, celles liées à nos croyances, à la puissance de la fiction, et qui pourraient, selon lui, nous guérir, ce sont elles qui occupent le cœur de sa réflexion dans Benedetta.

Plan rapproché-épaule sur Virginie Effira et Daphné Patakia, en tenue de bonnes soeurs, regardant vers le ciel d'un air sérieux, baignée dans une lumière rose dans le film Benedetta.

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L’histoire est tirée d’un ouvrage de l’historienne Judith C. Brown (Sœur Benedetta, Entre Sainte et Lesbienne, 1987), relatant l’étonnant parcours d’une nonne italienne au XVIIème siècle, Benedetta Carlini. Dans son couvent de Pesca, cette dernière a prétendu recevoir des visions du Christ, obtenir de lui les stigmates – les blessures de Jésus sur la croix – et elle exerça une fascination immense auprès de sa communauté religieuse ainsi que sur tous les habitants du village. Celle qui se disait « épouse de Jésus », derrière ses allures de sainte, avait également une activité sexuelle très nourrie avec une autre nonne du monastère, la jeune novice Bartolomea, incarnée ici, disons-le d’emblée, par une aussi remarquable que troublante Daphné Patakia. Cela fut découvert et elle fut condamnée pour blasphème et bestialité, finissant sa vie dans le couvent, à l’écart, obligée de manger par terre et sans contact avec les autres. On voit bien ce qui a pu passionner Verhoeven dans ce récit : le mélange de mysticisme et de sexualité, de manipulation et de jeux de pouvoir, de trivialité et de sainteté. A ce niveau, le cinéaste ne surprend pas, voyageant avec autant de jubilation qu’à l’accoutumée dans toutes les facettes de son récit, même (surtout) les plus énormes sur le papier, passant d’un registre à l’autre avec une aisance comme toujours déconcertante. Verhoeven, à plus de 80 ans, n’a toujours pas peur, mettant en scène des visions qui pourraient sembler toujours plus invraisemblables, mais qui ne paraissent pourtant jamais incohérentes. Ce stimulant mélange de mysticisme et de trivialité, de littéralité et de mystère, atteint ici des sommets de virtuosité tranquille. Pourtant, à Cannes, beaucoup furent surpris par la facture de Benedetta. Il faut dire que ce dernier a sans doute souffert de l’attente démesurée qu’il a suscitée. Annoncé par une affiche teaser alléchante au festival de Cannes 2017 – à l’époque, le projet devait s’appeler Sainte Vierge – il fut finalement tourné en 2018. Il aurait pu être prêt pour l’édition cannoise de l’année suivante, mais c’était sans compter les problèmes de santé de son auteur qui obligèrent la production à repousser sa présentation en 2020, avant qu’une certaine pandémie ne la recule encore d’un an. Avec une telle attente, Benedetta ne pouvait donc que décevoir, et ce encore davantage quand les spectateurs découvrirent les images impures dont il recèle : apparitions facétieuses du Christ en chevalier kitsch ou amant exalté dans une atmosphère qui n’est pas sans évoquée certains films de Mario Bava, premiers échanges de regards sensuels entre Benedetta et Bartolomea sur les latrines, laideurs de certains effets numériques… Tout cela a pu déstabiliser les spectateurs croyant connaître leur Verhoeven sur le bout des doigts. Le malentendu vient sans doute également de sa forme, beaucoup plus proche de celle d’Elle que de La Chair et le Sang (1985).

Toute l'assemblée des soeurs du couvent de Benedetta assises et écoutant patiemment.

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Comme dans son premier ouvrage français, Verhoeven délaisse la flamboyance de sa mise en scène hollywoodienne pour un découpage plus effacé, s’accommodant d’une certaine grammaire du cinéma français. C’est tout le génie de Verhoeven : se fondre dans une cinématographie nationale pour mieux venir la parasiter, la faire totalement dérailler par son inimitable ironie. Lors de sa première rencontre avec le cinéaste, la cheffe-opératrice de Benedetta Jeanne Lapoirie raconte que le cinéaste lui aurait dit avec un sourire sarcastique : « Vous, les directeurs de la photo français, vous n’éclairez quand même pas beaucoup ! » Si Verhoeven s’en amuse, c’est probablement qu’il sait qu’il est capable de s’en accommoder, pour mieux s’approprier cette identité et sa prétendue pauvreté. Cela ne l’empêche pas d’ailleurs de la sublimer dans des moments de mise en scène éblouissant – pour n’en citer qu’un, prenons l’inoubliable procession dans une angoissante nuit rougie par la comète ayant fendu le ciel du village – et de travailler de plus en plus sa lumière. En effet, le travail de Jeanne Lapoirie se montre de plus en plus élaboré au fur et à mesure que le film bascule d’une chronique historique presque intimiste – concentrée dans le couvent – vers un climax épique. Au-delà de cette dimension « française » de son esthétique, on a également pu lire que, depuis Tricked (2012) – ses films depuis ayant d’incontestables proximités formelles – Verhoeven avait cédé à des facilités de découpage et de montage presque télévisuelle. Là encore, si ce filmage désarçonne de prime abord et nous fait croire qu’on pourrait assister à un téléfilm historique, il vient mieux nous surprendre quand tout cela décolle vers la perversité – qui atteint des niveaux impensables pour un programme télé – et vers le spectacle grandiose, baroque et flamboyant d’une ville cherchant à éloigner la maladie de ses murs, rassemblée derrière une « sainte » aussi complexe. Ce dernier mouvement est d’autant plus beau, d’autant plus surprenant et virevoltant qu’il ne s’opère pas dans un changement radical de langage cinématographique. Ce dernier refuse toujours la grande forme que devrait imposer selon certains le film à costumes. Il y a quelque chose de plus bourbeux dans l’ambition de Verhoeven, de moins présentable, quelque chose qui ne voudrait pas cacher ses effets spéciaux cheap, son imagerie religieuse kitsch, la saleté de son environnement.

Il ne faut donc pas s’y tromper pour autant : son génie formel est toujours visible partout. D’abord, dans sa précision – le film est superbement rythmé, dans son ensemble comme à l’intérieur de chacun de ses dialogues que Verhoeven fait sonner comme personne d’autre – ensuite pour la richesse de son inspiration baroque, et enfin pour la perfection de sa direction d’acteur. Surtout, cette imagerie toujours à la frontière du nanardesque est d’une cohérence implacable, comme l’est le scénario écrit avec David Birke, absolument remarquable. Dans les premiers moments du récit, elle accompagne parfaitement la candeur de Benedetta. En ouverture, l’héroïne nous apparaît petite fille, emmenée au couvent par ses parents. Des brigands s’attaquent à la famille. Alors qu’ils s’apprêtent à piller sa mère, la jeune Benedetta entame une prière à la sainte Vierge, brandissant sa petite statuette en bois. C’est alors qu’un coup de vent puissant se fait sentir, annonçant peut-être une intervention miraculeuse. C’est finalement un petit oiseau ridicule qui apparaît, chiant sur l’œil d’un des brigands. Ces derniers s’en vont, donnant crédit à l’intervention de la petite comme si, d’une certaine façon, ils avaient cru au miracle. « Elle doit bien se marrer avec toi, la vierge » s’exclame l’un des pillards. La vierge est peut-être avec Benedetta. Dieu aussi. Mais l’essentiel est toujours, et avant tout, de se marrer.

Lambert Wilson et Virginie Effira sont assis côté à côté dans un lit mais ne se regardent pas, ils se tournent le dos dans le film Benedetta.

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Verhoeven ne nous dit donc jamais que Benedetta fait des miracles. A chaque fois qu’un phénomène « paranormal » a lieu, il laisse la possibilité de la supercherie – des bouts de verre traînent toujours non loin de la « miraculée » – même s’il ne nous dit jamais le contraire non plus. Les indices, quels qu’ils soient, ne servent que la même ambiguïté fondamentale. Quand Bartolomea réclame la vérité à son amante, cette dernière lui répond « Je ne sais pas comment Dieu fait advenir les choses. Je sais juste qu’Il accomplit sa volonté à travers moi ». Benedetta pourrait être mise en transe par son Dieu, et cela ne changerait rien à la nature miraculeuse de ses actes. Mais le miracle pour Verhoeven est avant tout une affaire de spectacle et de croyance. Ce n’est pas tant la nature divine du miracle qui l’intéresse, ni même s’il est « vrai ou faux ». Comme en témoigne l’extrait de son livre qui entamait notre article, Verhoeven sait, au fond, que Dieu n’a rien à voir là-dedans. Ou alors, Dieu ne serait qu’un spectacle comme un autre. En revanche, ce qui l’intéresse, c’est de savoir si le spectacle est réussi. Si l’on se marre. Si l’on y croit ou non. A ce niveau-là, il faut dire qu’il est merveilleusement servi par l’interprétation de Virginie Efira, injustement décriée à Cannes. Elle y est tout simplement stupéfiante, passant de la candeur presque risible des premiers instants à un numéro de manipulation aussi dérangeant que jubilatoire. Elle rejoint sans peine la cohorte des héroïnes verhoviennes et de leurs géniales interprètes.

On pouvait s’attendre à ce que Benedetta soit une charge subversive et radicale contre l’Eglise. Le film s’entame comme tel, accumulant les représentations d’une institution marchande, antisémite, menteuse et idéologiquement totalement déraillée. La façon dont il dépeint l’institution peut même évoquer par certains aspects le regard qu’il portait sur Las Vegas dans Showgirls (1995), et c’est d’ailleurs à la radicalité de ce long-métrage-là qu’on pense le plus devant ce nouvel ouvrage, autant pour le caractère forcené de leurs héroïnes respectives, que pour le jusqu’au-boutisme de leurs variations entre premier et second degré. On peut donc être rassuré du mauvais accueil reçu à Cannes en se souvenant que l’Histoire a fini par réparer les affronts subits par Verhoeven au moment où sortait son « plus grand film américain » pour paraphraser Jacques Rivette, l’un des seuls à l’avoir défendu en temps et en heure. Comme Las Vegas apparaissait comme un vaste et vulgaire repère de bouffons auto-satisfaits jusqu’au moment où se dévoilait son insoutenable violence larvée – dans une insupportable scène de viol – ici l’institution religieuse est tout aussi remarquable par sa médiocrité souvent grotesque, sans pour autant que le cinéaste ne nous cache sa cruauté bestiale – là encore, dans une très difficilement regardable scène de torture, ou encore dans l’horrible destin réservé à la seule incrédule, à savoir la fille de l’Abbesse incarnée par une très puissante Louise Chevillotte. Haine du corps et des plaisirs – « Ton pire ennemi c’est ton corps » entend la jeune enfant à peine entrée au couvent – obsession du profit et des promotions, mesquineries en tous genres : tout y passe. La délectable interprétation de Charlotte Rampling – trouvant ici son meilleur rôle depuis bien longtemps – en abbesse athée et vénale, et celles des autres prélats (tous remarquables) témoignent d’une certaine jubilation dans la description des pires vicissitudes d’une institution prônant la vertu mais dont la réalité est bien moins reluisante. C’est surtout l’obsession chrétienne de la souffrance que Verhoeven décrit avec précision et sans la moindre retenue. Dans la même scène d’entrée au couvent, Benedetta est confrontée à la sœur Jacoba – excellente Guilaine Londez – qui lui expose son doigt de bois. « Ce doigt de bois, j’y tiens plus qu’aux neuf autres. Si je le pouvais, je remplacerais chaque bout de mon corps pour qu’il ne soit plus qu’un bout de bois dans lequel serait sculpté le nom de Dieu » lui déclare-t-elle. N’être plus qu’un corps de bois, une marionnette à la merci de Dieu et de ses caprices, c’est l’idéal de toutes ces sœurs. Le génie de Benedetta, c’est qu’elle suit d’un certain point de vue ce programme, puisqu’elle subit toutes les sévices du divin – stigmates, violences insurmontables et même mort sacrificielle – tout en accédant à la plus évidente émancipation, autant de son corps que de son esprit. Quand Jacoba accède à ses vœux par une unique souffrance – elle est progressivement atteinte d’une maladie qui nécrose son sein – Benedetta, elle, le fait dans la jouissance et la maîtrise de son destin. Son émancipation est aussi très littérale dans le récit puisque, grâce à ses visions et ses stigmates, elle deviendra la nouvelle abbesse du couvent. Malade, Jacoba lui dit que Dieu s’adressera à elle dans de « nombreuses langues », et l’héroïne va jouer de ce nombre, et des contradictions qui en découlent nécessairement. Cette multiplicité des langues, leur caractère touffu, contradictoire, c’est sans doute ce qui continue de passionner Verhoeven malgré son athéisme. Pour lui, Jésus n’est intéressant que pour ses contradictions, ses insondables mystères. Il pousse au bout, avec toujours le même sourire provocateur mais lucide, le mystère, ou peut-être l’aporie, de l’Incarnation.

Si Jésus est fils de Dieu, il est aussi un corps, et donc pas seulement un corps en souffrance, mais aussi un corps qui jouit. C’est là qu’intervient une des dimensions qui passionnèrent le plus Verhoeven dans l’œuvre de Judith C. Brown – et qui lui valut une querelle avec le co-scénariste de ses films hollandais Gerard Soeteman – à savoir la forte sexualité du récit. Si Benedetta n’est pas aussi sulfureux qu’on pouvait l’imaginer – les scènes de sexe et de nudité sont certes crues, mais assez peu nombreuses, et parfois, souvent, totalement désérotisées – le sexe y a une importance capitale parce que c’est sans doute par la jouissance que Benedetta accède le plus directement à son inspirateur. Lorsque le nonce – délicieusement pervers et cruel Lambert Wilson – l’interroge sur ses rapports avec Bartolomea, celle-ci lui répond malicieusement « qu’à travers elle, [elle] atteint l’universel ». Si, ici, elle fait mine de se défendre d’un amour charnel, le spectateur saisira bien le double sens d’une telle affirmation. D’autant que Verhoeven ne cesse de filmer la sexualité de Benedetta comme un accès ultime à Dieu. Lorsque la jeune novice vient la caresser au milieu d’un chant collectif, Benedetta a une nouvelle vision de Jésus ; lors d’un rêve où elle dit avoir obtenu le cœur de Jésus en remplacement du sien, son amante lui caresse le sein dans un moment presque caricaturalement érotique ; pendant leurs premiers ébats, Benedetta semble avoir accès à un état de pure stase métaphysique ; ou encore, c’est pendant une trouble masturbation et au moment de jouir que l’héroïne dit avoir la révélation qu’elle devra mourir pour sauver son village du péril noir, la Peste. Enfin, et c’est sans doute l’objet qui fit le plus parler de lui à Cannes, le godemichet crée par Bartolomea pour satisfaire son amante, à partir de la petite statut de la Vierge que l’enfant brandissait plus tôt face aux brigands, va définitivement dans ce sens. Cet objet religieux détourné pour la jouissance concrétise la proximité des extases mystiques et sexuelles dans l’esprit de Verhoeven. Dans un des meilleurs textes écrits sur le film, Cristina Piccino et Eugenio Renzi font une observation qui va dans ce sens, se demandant pourquoi l’histoire de Benedetta Carlini se raconte ici en français, au-delà des problématiques de production. La raison qu’ils trouvent est « stupide », mais aussi stimulante que correspondante aux obsessions mêlées du metteur en scène hollandais : « c’est la seule langue où « saint » et « sein » sonnent pratiquement de la même manière ».

Virgine Effira face à Daphné Patakia ; elle la regarde droit dans les yeux, en tenant une statue de la Vierge Marie dans sa main ; scène du film Benedetta.

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L’accès à la « sainteté » de Benedetta – selon Paul Verhoeven, puisque l’Eglise lui refusera le martyr et la condamnera – s’accomplit donc également dans un mouvement d’émancipation de son corps, ce dont témoignent particulièrement les derniers plans du film, où Benedetta apparaît totalement nue, mais sans la moindre connotation sexuelle. Elle s’accepte parfaitement, telle quel, maîtresse de ses désirs, tout comme le cinéaste assume, lui, le caractère mal-aimable de son inspiration baroque. Il est très précieux de voir un cinéaste accéder aussi directement, sans le moindre compromis, à la pureté, ou à l’impureté de de son désir, au cœur de sa croyance. Si Benedetta devient sainte, ce n’est donc pas tant pour la pureté de son parcours, la noblesse de ses sentiments, ou sa fidélité à Dieu. Benedetta devient sainte, éternelle, pour le génie de son spectacle, la puissance de sa croyance. Comme dans l’extrait de son ouvrage sur Jésus précédemment cité, Verhoeven a vraiment l’air de croire que l’action de Benedetta a pu protéger son village de la Peste. En effet, alors que la Peste envahit tout le pays – Verhoeven filme d’ailleurs cette maladie mieux que personne – un carton final nous apprend qu’elle a épargné le village de Pesca. Faut-il en déduire que le cinéaste voit en son personnage une sainte et une preuve de l’existence de Dieu ? Evidemment, non. Pas plus qu’il ne croit que les guérisons de Jésus seraient la preuve de sa nature divine, il ne cherche évidemment pas à nous raconter une édifiante vie de saint, du moins au sens catholique du terme. Ce qu’il veut magnifier, ce sont les puissances d’une croyance sans limite. C’est cette croyance qui retournera les habitants du village contre la tyrannie inquisitrice et qui leur permettra de faire fuir la Peste de leurs murs.

Il me semble que Benedetta n’est donc pas tant un récit sur la folie religieuse, comme on a pu beaucoup le lire et l’entendre. Ce récit-là, Verhoeven l’a déjà mis en scène avec Le Quatrième Homme (1983), son formidable dernier film hollandais filmant la dérive paranoïaque d’un homme obsédé, entre autres choses, par le catholicisme. Il me semble qu’il vaudrait mieux le lire comme le dévoilement, et même la glorification teintée d’ironie, du caractère fictionnel, spectaculaire, cinématographique du religieux. « Tout le monde doit bien jouer son rôle, n’est-ce pas ? » s’exclame le nonce avant d’envoyer Benedetta sur le bûcher et d’accéder à l’une de ses dernières requêtes. Et, en effet, dans cette vision féminine et sexuée d’une figure christique, tout le monde joue son rôle. Le nonce joue celui de Ponce Pilate, Bartolomea, un court instant, celui d’un Judas forcé, ou encore l’Abbesse celui de Saint Thomas, demandant à voir pour croire. Benedetta, elle, a bien conscience qu’elle ne joue pas que le rôle de « l’épouse » du Christ. Si elle veut vaincre, elle doit jouer le rôle du Christ lui-même. Elle va même jusqu’à demander à être transportée à dos d’âne sur le bûcher, comme Jésus arrivant à Jérusalem au début de la semaine sainte. C’est en épousant le costume de la figure la plus charismatique de son temps qu’elle parviendra à ses fins. En réduisant ces figures religieuses à des rôles, en leur retirant leur substance sacrée, Verhoeven décuple paradoxalement leur puissance. Car, s’il y a distanciation chez lui – la réplique de Wilson citée en témoigne – elle ne va jamais à l’encontre du premier degré, de la jubilation et de la force du spectacle. Au contraire, pour lui, rien n’est plus important que ce spectacle, et donc, au fond, que le cinéma. La distance, l’humour ou la réflexion n’en sont que des données supplémentaires. Si l’on vous donne des réponses, si le spectateur sait quoi penser, le spectacle sera tout simplement moins fort et plus vite oublié. Là encore, cette logique est depuis toujours la même dans son œuvre. Si l’on prend par exemple Starship Troopers (1997), Paul Verhoeven a beau avoir conscience que ses personnages sont des tortionnaires décérébrés – preuves en sont leurs uniformes en tous points semblables à ceux des S.S. – il n’oublie pas de mettre en scène un spectacle totalement jouissif au premier degré. Verhoeven est aussi dégoutté que fasciné, et refuse de choisir fondamentalement entre ces deux attitudes. Pour lui, les questions sont toujours plus éternelles que les réponses, variables selon les époques et les dogmes.

C’est pour cela que Verhoeven, autant que Benedetta, refusent à ce point de nous donner ces réponses. Ils savent que c’est en révélant ses mystères que la fiction s’épuise. Quand, dans la dernière scène, l’héroïne dit qu’elle doit retourner à Pesca, sa jeune conjointe tente de l’en dissuader. Elle dit que les habitants et les autres religieuses finiront par découvrir ses « mensonges », et qu’ils la tueront pour de bon. Benedetta refuse de céder, refuse de dire à Bartolomea ce qu’elle voudrait entendre. Elle reste convaincue, droite, qu’en gardant ses mystères, elle sera immortelle. Il y a fort à parier que son grand metteur en scène, aussi farceur que profond, virtuose que mystérieux, le sera également.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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