De Chris Marker aux Wachowski, voyage au coeur de la matrice


En 1982, Chris Marker livre Sans soleil. Aussi hybride que ses précédentes productions, basculant toujours autant entre fiction et documentaire, le film nous livre les lettres d’un certain Sandor Krasna qui évoque ses voyages au Japon, en Guinée-Bissau ou au Cap Vert. Elles sont lues au spectateur par une narratrice, neutre, dont le timbre de voix aussi berçant qu’envoûtant est plus important que son identité. Ainsi, durant cent minutes, le spectateur voyage entre différentes contrées, tandis qu’un discours sur la mémoire, le temps et l’espace lui est conté. Ce voyage, aussi réel qu’imaginaire, ne répond pas à une logique naturelle ou scientifique, mais bien artistique et presque surréelle, entretenant bien des points communs avec les destinations auxquelles nous invite les soeurs Wachowski dans leur filmographie.

Un mur d'écran de télévision, issu du film Sans soleil.

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Entrez dans la matrice

Une voix s’éveille. Trois enfants blonds regardent dans la direction du spectateur alors que le soleil se couche derrière les paysages islandais. Cut au noir… Telles sont les premières secondes de Sans soleil. Une image qui disparaît dans un battement de cils, dans un clignement d’œil, afin de laisser apparaître une autre image, celle d’un missile chargé dans un porte avion avant que le titre n’apparaisse, en trois fois (en russe, anglais et français). Dans cette courte introduction, Sans soleil nous démontre, d’ores et déjà, qu’il ne ressemblera à rien de semblable. En soi, l’expérience vient de nous être résumée. Le montage permet une chose, que nulle machine, ou autre DeLorean volante, ne permet. Par son maniement, on peut traverser la terre en une fraction de secondes, par un simple cut au noir. C’est toute l’expérience que propose Chris Marker : passer du Japon au Cap Vert, ou à la Guinée-Bissau, par le biais du banc de montage, où les images se répondent, sans jamais réellement partager le même espace. Ainsi, on peut regarder un homme de religion laisser tomber des cercles rouges en papier au sol d’un temple durant une cérémonie en Asie, puis découvrir des jeunes enfants en Afrique recevant des cotillons rouges, bleus ou verts sur leurs têtes. Sans soleil s’autorise des raccords mouvements sur des kilomètres et des kilomètres, là où, naturellement dans la grammaire cinématographique, cela n’a lieu que dans un périmètre plus rapproché. Le sentiment n’en est que plus perturbant, dans le sens où le seul repère de récit verbal que l’on a est la voix-off du narrateur, qui, elle, reste un flot continu. Elle peut alors très bien commencer sa phrase au Cap Vert et la finir au Japon, dans un temps réduit. L’image se trouve découpée, mais le discours, lui, demeure sans interruption. C’est ainsi que l’impression de nouvelles frontières se créent, en filmant par exemple le champ en France et le contre-champ au Pérou. 

Trois vieux téléphones, deux rouges et un bleu turquoise, dans une gare du Japon, scène du film Sans soleil.

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Il y a une chose assez frappante lorsque l’on découvre Sans soleil au XXIème siècle, alors que l’on connaît par cœur toute la filmographie de Lana et Lilly Wachowski et plus particulièrement leur série Sense8 : tout leur cinéma semble influencé par le long-métrage de Chris Marker. Il est impressionnant de constater, et surtout de comprendre, comment Sans soleil a dû être fondateur dans leur travail. Plusieurs éléments du film de Chris Marker renvoient directement à Matrix (1999), par exemple. Le narrateur évoque ses rêves dans les magasins souterrains de Tokyo, qui, comme il est dit, dédouble la ville, tel un miroir. Que dans ces couloirs, entre deux vitrines, il lui apparaît des visages, des projections subliminales. Cela va même au-delà de ses rêves, où, une fois réveillé, il se sent encore sous les sensations propres aux rêveries. Il décrit cela alors comme un rêve collectif, dont la ville serait la projection. De même, il suppose que décrocher un des téléphones qui traînent dans ces couloirs entraînerait l’écoute d’une voix familière… Outre, la poésie extrêmement soignée qui émerge de ces écrits, il est impensable de ne pas songer à Matrix, essentiellement premier du nom, tant les similitudes s’entassent au fur et à mesure de l’avance de cette séquence. Après tout, les couloirs souterrains, dédoublements cachés d’une réalité existante à la surface, rappellent l’objet même du commencement de la célèbre trilogie : une matrice, vision truquée de la vie pour mieux cacher celle, véritable, d’une réalité où la machine contrôle l’homme. C’est dans ce même long-métrage qu’est Matrix, que le téléphone est une échappatoire à cette fausse réalité, où le protagoniste entendra la voix de ses camarades, qui l’extraderont, de cet enfer. Sans soleil conclut cette pensée rêveuse dans les couloirs sombres des vitrines éclairées des enseignes par le fait que tous ces « dormeurs » prennent le même train, au bout de ces longs couloirs. Les rêves se retrouvent alors assemblés en un, formant un film total, absolu, où les tickets se transforment en billets de cinéma, chacun étant acteur et voyeur. Après tout, Matrix, toujours lui, n’est-il pas considéré, à tort ou à raison, comme le film absolu de la jointure entre le XXème et XXIème siècle ?

Deux hommes en costume se font face dans une vaissellerie dont les assiettes volent en éclats en l'air, scène du film Cloud Atlas.

                                   © Warner Bros. Pictures

Si cette séquence souterraine de Sans soleil évoque Matrix, toute la grammaire du long-métrage de Chris Marker convoque le tout aussi ébouriffant Cloud Atlas (2012) ainsi que la série Sense8 (2015-2018). Dans ces cas-ci, les Wachowski évoquent plusieurs temporalités, plusieurs géographies qui semblent éloignées, défaites des unes des autres, alors qu’il s’agit en réalité de l’exact inverse. Lorsque Sans soleil cherche à réaliser des raccords-mouvement dans l’espace à des kilomètres entre les deux plans, Cloud Atlas pousse le principe encore plus loin, en y ajoutant le temps. Brièvement, cette œuvre totale des Wachowski narre l’histoire de plusieurs personnages à des époques et lieux différents, mais que le montage juxtapose en un puzzle alternant retour dans le passé et avancement dans le futur. C’est alors que l’un des phénomènes présents dans Sans soleil y trouve une forme plus évoluée : la gouvernante Noakes téléphone depuis le Royaume-Uni en 2012, et Lloyd Hooks décroche en 1973 à Los Angeles. La fin d’une séquence, d’une des histoires, permet, par le montage, de déclencher le début d’une séquence d’une autre histoire. De même, lorsque Timothy Cavendish se demande pourquoi il n’a pas toqué à la porte de Ursula en 2012, au Royaume-Uni, celle de l’Abbesse s’ouvre devant Zachry : dans cet exemple, le raccord entre les deux plans est double puisqu’il est à la lié à la porte, mais également à l’actrice Susan Sarandon, à la fois interprète de Ursula et de l’Abbesse. Des éléments qui ne peuvent cohabiter, par les simples lois terrestres et scientifiques, trouvent alors une homogénéité par le médium du cinéma, et par le montage. Le temps n’est plus une échelle croissante ou décroissante, avec un passé, un présent et un futur, mais bien une unité universelle.

Une foule en liesse pour une fête de rue dans Sense8.

                                                   © Netflix

Cela nous amène à la série des Wachowski, produite par Netflix : Sense8. En soi, le postulat de base est le même que Cloud Atlas, narrer une histoire impliquant plusieurs personnages, séparés géographiquement mais intimement liés. Néanmoins, la temporalité est la même, celle d’une époque contemporaine à la nôtre, pour ne pas dire « aujourd’hui ». C’est là que le montage de Sans soleil y trouve son évolution la plus aboutie. Lorsque l’on évoquait ce dernier, un peu plus haut, on parlait de deux plans où le dialogue avait sens mais le décor changeait, imaginant alors un échange entre deux personnes, le champ prenait place à Paris, tandis que le contre-champ était au Pérou. Cette image pour décrire le montage de Sans soleil est une réalité lorsqu’on s’exprime à propos de Sense8. L’exemple le plus flagrant, aussi bien techniquement qu’émotionnellement, est la séquence de l’épisode quatre de la première saison sur la musique What’s Up de 4 Non Blonde. Alors qu’un premier personnage, Riley, lance sur son iPod la musique, tous les autres se mettent à l’entendre. C’est ainsi que Wolfgang, alors qu’il interprète la chanson lors d’un karaoké à Berlin, voit apparaître Kala, pharmacienne vivant à Mumbai, sur sa gauche. Le champ sur Wolfgang prend place au karaoké à Berlin, avec Kala en amorce, tandis que le contre-champ emmène les personnages sur le toit d’un immeuble en Inde. « Toute frontière n’est qu’une convention qui n’aspire qu’à être transcendée. Pour transcender une convention, il suffit d’en concevoir la possibilité. Lors de tels moments, je sens ton cœur battre aussi clairement que le mien et je sais que la séparation n’est qu’illusion. » tel le dit Robert Frobisher dans l’une de ses lettres à Rufus Sixsmith en 1936, à Édimbourg, dans Cloud Atlas. Si l’on devait décrire le sentiment face à la démonstration documentaire de ces « deux pôles de survies » que nous démontre Sans soleil, une telle description ferait sens. Comme le dit le narrateur, il ne cherchera pas de contraste entre ces va-et-vient. Mais plutôt un collage, à l’image de ce phare que l’on croit en plein désert jusqu’à ce que l’on découvre la mer, en bordure du sable derrière lui. Cette sensation de collage nous amène alors dans une dimension particulière, presque de l’ordre du surréalisme, où la dimension encore plus forte de cette sensation se trouve dans ce qu’on nommera : « la zone ».

Néo devant un mur d'écran qui reproduisent son image, scène de la saga Matrix.

                                          © Warner Bros Pictures

« Saviez-vous qu’il y avait des émeus en île-de-France ? » est sûrement la phrase la plus emblématique de Sans soleil. Non pas par sa drôlerie ou son goût de « phrase bien dite », mais bien car la phrase, et bien entendu l’image qui va avec, est également un collage réel, où le mélange de culture n’a pas lieu par le biais du montage mais bien par la réalité elle-même. Cette réalité temporelle et géographique, Chris Marker l’amène dans la « zone », un endroit où les plans retrouvent leur nature profonde : celle de n’être que des images en mouvements, littéralement. Il y a dans ce geste, rendu possible par le biais d’un synthétiseur, une volonté de désacralisation de l’image, lui enlevant tout propos politique, social, économique. L’image n’est qu’image, comme un retour primitif à une forme d’art sensoriel et émotionnel, où l’intellectualisation n’a pas/plus sa place. De même, comme le dit le narrateur, il a une volonté de changer les images du passé, étant donné que celles du présent restent les mêmes. Encore une fois, on torture le temps afin de le modeler aux souhaits du cinéaste, qui, alors possédé par de tels pouvoirs, transforment des images militaires en images bleutées, où des contrastes de bleus ondulent et se meuvent. La « zone » serait-elle la vision ultime de notre monde ? Soit, l’image la plus documentaire qu’il soit, vidée de tout sens que l’on peut lui donner malgré elle. Mais dans ce cas, l’image a-t-elle véritablement un sens, ou ne vaut-elle que par sa plasticité et son existence conceptuelle ?

Un homme est assis par terre, image posterisée, couleur rose, issue du film Sans Soleil.

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C’est d’ailleurs tout l’enjeu des images, non pas bleues mais vertes, des lignes de codes générées par la matrice dans la trilogie des Wachowski. Ces séquences symbolisent le cœur même de la matrice, de cette réalité recréée par les machines pour confiner la race humaine. Ces séquences, bleues chez Chris Marker ou vertes chez les Wachowski, ont le même but : nous montrer une image neutre, telle qu’elle devrait être. N’est-ce pas là tout l’enjeu du long-métrage de Chris Marker, nous questionner sur la notion d’image, et notre rapport à elle ? Il y a cette phrase dite par la narratrice : « Car les voyeurs d’images sont vus, à leur tour, par des images plus grandes qu’eux ». Ainsi, le monde que nous dépeint Sans soleil est un monde de voyeurisme, où les images sont elles-mêmes épiées par d’autres, et ainsi de suite. La narratrice va même jusqu’à dire un peu plus loin : « Que la fonction magique de l’œil soit en toute chose, même le journal télévisé […] ». L’œil est l’organe du tout, capable de tout voir, de tout percevoir. Ce même œil auquel le cinéma s’accroche éperdument, cherchant à rappeler au spectateur cette impression de vision subjective par le biais de la caméra, œil de tous les yeux. Cela est encore plus flagrant lorsque la narratrice ose comparer l’œil au temps, affirmant que l’œil est le temps, en se basant sur le générique de Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958). Par cette réflexion, une autre se trouve alors soulevée, celle de la mémoire. L’œil, en plus d’être le temps, est le vecteur de la mémoire. Ainsi, par mémoire du film, par mémoire des images de Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958), on nous décrit un parcours surréel sur les traces du tournage, où le but est de recréer le plan, en vrai, dans notre environnement et par le biais de notre propre œil, et non plus par le médium de la caméra.

Gros plan sur la table de montage visible dans le film Sans soleil, de marque Matrix.

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Il y a une volonté que l’homme ne subisse plus aucun oubli dans Sans soleil et la meilleure réponse des Wachowski à cela, est, une nouvelle fois Sense8. Avec leur série prenant place dans un futur proche, les cinéastes imaginent des personnes, liées sans cesse les unes aux autres, partageant leurs émotions, mais également leurs souvenirs. Ainsi, face à l’oubli et aux trous de mémoire, les protagonistes forment une mémoire totale, qui englobe plusieurs continents, et ne sont pas le reflet d’un simple microsystème, mais bien du monde entier. À cette notion de mémoire s’ajoute celle, plus méta certes, du montage. Si Sans soleil se trouve être une œuvre de fiction, par sa narration et sa mise en scène, elle est aussi une œuvre documentaire par la nature de ses plans, donc, avec un poids fort de mémoire commune et de témoignage (culturel, social et économique). Or le long-métrage hybride fait un choix des plus étranges, à première vue, mais qui appuie considérablement son propos sur la mémoire. Le montage des plans fait intégralement partie de la diégèse du film, comme un élément en soit, comparable aux autres plans. Cela débute avec des simples arrêts sur images, gimmicks anodins en somme, pourtant révélateurs d’une utilisation de la grammaire cinématographique et de l’outil même du montage. Si l’arrêt sur image est une première étape dans cette démonstration même de l’exercice du montage au sein de la narration de Sans soleil, son étape finale est, tout simplement, la vue d’une table de montage. Un panoramique de la droite vers la gauche nous fait découvrir cet engin de la mémoire, de création de la mémoire, où la matière mémoire est coupable, modelable, effaçable. Cela peut paraître anecdotique de montrer une table de montage dans un film, à « moitié documentaire ». Et cela serait indiscutable, si la dernière partie du panoramique ne montrait pas la marque inscrite sur la table de montage : « matrix ». Le parallèle avec le reste semble évident. La matrice que nous montre Sans soleil est un outil d’un monde aux frontières brisés, et aux rapprochements géographiques aussi rapide qu’un clignement d’œil, qu’un simple cut. Un monde à l’allure naturel mais aux aspects magiques, purement dû à la forme cinématographique. Une illusion en soit, où un émeu peut se retrouver n’importe où, même en Île-de-France. Après tout, la matrice de Matrix n’a-t-elle pas le même rôle ? Celle d’une illusion, où tout semble à la fois réel et surréel et où échapper à des balles, tirées à toute vitesse, n’est qu’une question de flexibilité. Le dernier plan de Sans soleil est encore plus important en termes d’imagerie. Il s’agit d’une prise, connectée à la table de montage, qu’une main, presque divine tant elle ne possède pas de corps, vient retirer. À la seconde même où la prise est déconnectée le film s’arrête. Comme Néo plongé dans la matrice grâce à un plug dans sa nuque, le spectateur vient d’être ramené à la réalité.


A propos de William Tessier

Si vous demandez à William ce qu'il préfère dans le cinéma, il ne saura répondre qu'avec une seule et simple réponse. Le cinéma qu'il aime est celui qu'il n'a pas encore vu, celui qui ne l'a pas encore touché, ému, fait rire. Le teen-movie est son éternel compagnon, le film de genre son nouvel ami. Et dans ses rêves les plus fous, il dine avec Gégé.

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