Le projet Cloud Atlas en lui-même est assez époustouflant : adapté du roman éponyme de David Mitchell, tourné dans le plus grand des secrets et réunissant un casting de grands, voire de très grands noms pour les huit rôles principaux (Tom Hanks, Halle Berry, Bae Doona, Jim Sturgess, Ben Whishaw, Jim Broadbent, Hugh Grant et Hugo Weaving), le film est l’un des longs métrages indépendants les plus chers de l’histoire du cinéma, avec environ de 100 millions de dollars, provenant notamment de diverses sociétés de production allemandes, du gouvernement allemand et des propres poches des trois réalisateurs. Autant dire que quatre ans de développement pour un projet aussi casse-gueule et qui risquait de tomber à l’eau à tout moment, ce n’était pas de trop.
S’il n’en restait que six, ce serait celui-là.
Derrière ce film se cache d’abord Tom Tykwer, cinéaste allemand qui a réalisé d’excellents films dans son pays natal entre la fin des années ’90 et début 2000 (Cours Lola Cours, Heaven et Maria la maléfique, notamment), et qui a accédé à la reconnaissance internationale en 2006 avec ce qui reste, à ce jour, son plus mauvais film, Le Parfum, qui fait néanmoins preuve d’un sens aiguisé de la réalisation. Tykwer a coécrit le script de Cloud Atlas avec les Wachowski d’après le livre de David Mitchell. Je dois confesser que, même si j’essaie dans la plupart des cas de lire les bouquins avant de voir les films, je n’ai pas encore lu celui de Mitchell, mais je n’ai aucun doute quant à la densité et la complexité de l’œuvre. Six histoires différentes, étalées sur cinq siècles, et ayant toutes un lien entre elles.
1849 : Adam Ewing, un jeune avocat de San Francisco, traverse le Pacifique à bord d’un bateau afin de conclure une affaire avec le révérend Giles Horrox. 1936 : Robert Frobisher, un musicien anglais bisexuel, est engagé comme copiste pour le compositeur écossais Vyvyan Ayrs. A Edimbourg, il trouvera le temps d’écrire sa grande œuvre, le sextuor Cloud Atlas. 1973 : Luisa Rey, une journaliste de San Francisco en quête de scoop, rencontre le physicien Rufus Sixsmith, qui la met sur la piste d’un complot lié à la défaillance d’un réacteur nucléaire. 2012 : l’éditeur britannique Timothy Cavendish vient de publier le livre de Dermot Hoggins. Après que ce dernier soit envoyé en prison pour meurtre, des gangsters se mettent à la poursuite de Cavendish pour lui soutirer de l’argent. 2144 : en Corée du Sud, à Néo-Séoul, le clone Sonmi-451 raconte son histoire aux forces de l’ordre, et explique comment un rebelle l’a sauvée de sa condition de servante et s’est élevé contre le pouvoir. 2321 : Zachry, comme tous les survivants de la fin du monde, mène une vie primitive à Hawaii. Meronym, qui appartient à la civilisation technologiquement avancée des Prescients, vient leur rendre visite, alors qu’ils sont menacés par une tribu cannibale.
Avec Cloud Atlas, Tykwer joint donc ses forces à celles des frères Wachowski (je n’arrive pas à m’y faire) qui, non seulement écrivent le film avec lui, mais le coréalisent également. Et, autant le dire tout de suite, ce long métrage est un très, très grand film. De ceux qui méritent d’être étudiés dans trente, quarante, cinquante ans, au même titre que 2001 de Kubrick. Je n’ai jamais été un très grand fan des Wachowski, si ce n’est pour leur premier film, Bound, mais force est de constater que Cloud Atlas (et je parle pour chacun des trois cinéastes derrière le projet) est au-delà d’un chef-d’œuvre : c’est LEUR chef-d’œuvre, la pièce maîtresse qu’ils n’arriveront certainement jamais à égaler, ce que les anglais appellent « achievement ». Cela prouve bien que succès au box-office n’est pas forcément gage de qualité : Blade Runner (que ce film-ci rappelle à certains égards) et L’Année du Dragon en sont deux exemples flagrants. Malgré son plantage sur les écrans américains, donc, Cloud Atlas n’en reste pas moins une œuvre d’une puissance et d’une virtuosité rare, maîtrisée de bout en bout de mains de maîtres. Si le roman de David Mitchell est construit à l’image d’un miroir (le début des cinq premières histoires est raconté dans l’ordre chronologique, l’une après l’autre, la sixième en entier puis la fin des cinq autres dans l’ordre décroissant), l’adaptation sur grand écran, quant à elle, se démarque de ce schéma un peu trop littéraire pour écrire quelque chose de beaucoup plus cinématographique. Les cinéastes introduisent chaque histoire assez brièvement dans l’ordre chronologique, afin de présenter les personnages et le monde dans lequel ils évoluent, mais après cela, la construction devient un joyeux bordel dans lequel il va falloir se démerder pour tout remettre en place. Du moins, c’est ce que l’on croit, mais c’est sans compter sur l’aboutissement de la réflexion du trio : habituellement, le spectateur est trop pressé de vouloir tout comprendre, et Cloud Atlas le met à l’épreuve, mais passée la première heure, les pièces du puzzle se mettent naturellement en place et tout tombe sous le sens, à tel point qu’on s’étonne même à l’issue du film à quel point il a été facile de suivre six intrigues à la fois, montées dans un ordre souvent aléatoire. Ce qui donne de l’intérêt au film, c’est aussi son absence totale d’explications rationnelles et pédagogiques : rien n’est dit explicitement, tout vient naturellement à notre esprit, ce qui n’empêche pas la complexité du long métrage ; et n’est-ce pas là le propre des très grands films ?
En parlant de montage, justement, vous aurez compris dans le paragraphe précédent que Cloud Atlas est un film de montage. Un seul voyage pour l’esprit DANS le film, mais six voyages pour nous à travers l’esprit DU film – deux notions différentes. Et c’est à travers le merveilleux travail d’Alexander Berner (déjà monteur de Tykwer sur Le Parfum) que ces six voyages en forment un seul ou plutôt, si l’on choisit d’adopter le point de vue intérieur du film impliquant les basculements incessants entre les différentes histoires, une innombrable multitude de voyages. La fluidité des changements fréquents d’époques et de lieux réside dans une mise en scène impeccable, à la fois moderne et classique, sans qu’elle ne se permette trop d’originalité – ce qui n’empêche pas certains plans d’être d’une beauté saisissante. Même chose pour la musique (composée, comme dans la majorité des films de Tykwer, par Johnny Klimek, Reinhold Heil et Tykwer lui-même), dont le « Cloud Atlas Sextet » sert de base. Une bande originale classique, elle aussi, mais saisissante à chaque note : la séquence dans laquelle Ben Whishaw joue ce morceau au piano est d’une très grande force, et d’une beauté hors du commun.
A ce propos, il est quasiment impossible de choisir quel segment est le meilleur, ni lequel est le plus marquant : ils sont tous mis sur un pied d’égalité, et chacun est aussi passionnant que l’autre, peut-être parce qu’ils sont aussi différents dans leur manière d’être traités que similaires dans les thèmes qu’ils abordent. « 1849 » est un film historique, « 1936 » un drame amoureux, « 1973 » un thriller politique, « 2012 » une comédie à l’humour purement anglais, « 2144 » un film de science-fiction et « 2321 » une épopée post-apocalyptique. Tout cela dans un seul et même film, oui, et sans même que le spectateur ne s’en étonne.
Au niveau du casting, et c’est là-dessus que je tiens à clôturer cette longue critique (mais cette œuvre titanesque méritait bien que l’on s’y attarde aussi longuement), il est irréprochable, et chacun des acteurs a su livrer une performance hors du commun, en montrant leur talent à travers les huit personnages qu’ils incarnent (presque) tous. Si Hugo Weaving continue à rester le grand méchant par excellence – mais même là, il frappe quelque part où personne ne l’attend, dans l’un des segments, – les autres changent de caractère et nuancent leur jeu, au gré des épisodes. Ainsi, Tom Hanks, s’il n’étonne pas tellement dans le segment « 2321 », est totalement inattendu dans le rôle d’un gangster vulgaire, ignoble et incontrôlable dans « 2012 ». Même chose pour Jim Broadbent, qui est aussi drôle dans « 2012 » qu’il est détestable dans « 1936 ». Et ainsi de suite… Chaque membre du casting livre au moins une performance époustouflante, et je pense notamment à Bae Doona qui marque clairement le film dans le segment « 2144 ». Aux remarquables performances des acteurs viennent s’ajouter les maquillages qui rendent ces derniers tantôt drôles, tantôt inquiétants, tantôt méconnaissables… Parfois transformés de la tête aux pieds, c’est un vrai défi que relèvent les acteurs mais aussi les maquilleurs, qui repoussent très loin les limites du grimage, qui n’ont pas été aussi approfondies depuis Benjamin Button. Qui reconnaîtra, par exemple, Halle Berry dans le segment « 2144 » ?
Si j’avais vu Cloud Atlas et écrit cette critique il y a encore quelques mois, je lui aurais prédit une belle participation aux Oscars, dans les catégories suivantes : meilleur acteur (Ben Whishaw), meilleure actrice (Bae Doona), meilleur acteur dans un second rôle (Hugo Weaving), meilleur montage (Alexander Berner), meilleur maquillage, meilleurs effets visuels, meilleure photographie (Frank Griebe & John Toll). Maintenant que les nominations sont passées, je trouve qu’il est parfaitement honteux d’avoir totalement snobé ce film au profit d’un long métrage comme Happiness Therapy, par exemple – qui a autant sa place aux Oscars que moi au palais de l’Empereur du Japon, – tant les performances énoncées ci-dessus sont saisissantes. Cloud Atlas, par bien des aspects, prouve qu’il ne peut y avoir de blockbusters intelligents – les Wachowski en ont déjà fait les frais avec la trilogie Matrix, d’ailleurs, qui se perdait dans les méandres de trop de réflexions – comme j’aime à le soutenir, au grand regret des amateurs de l’imposteur Christopher Nolan. Il ne peut y en avoir, et même si le film de Tom Tykwer, Andy et Lana Wachowski a tout d’un blockbuster, il reste en réalité un film totalement indépendant, et prouve que l’on peut faire un film à la fois vrai, émouvant, authentique, fou et prodigieux avec cent millions de dollars.
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