Domino – La guerre silencieuse


C’est un couplet que vous commencez à bien connaître chez nous, mais on n’a pas fini de s’indigner sur le sort de ces nouveautés que nous chérissons et qui ne connaissent pas les honneurs d’une sortie salle. Être le nouvel opus, certes mineur et à la réputation chaotique voire nanardesque de Brian de Palma, ne suffit plus à mériter le grand écran et c’est donc directement en Blu-Ray que nous avons découvert Domino (2019) passionnant et inégal essai sur les images de notre monde que seul le réalisateur de Redacted (2008) pouvait réaliser.

Le policier interpreté par Nikolaj Coster-Waldau dans le film de Brian De Palma (critique)

                                             © DR – Rolf Konow

Terreur des images

Cela fait plusieurs mois qu’on a entendu parler de ce Domino (Brian De Palma, 2019) et presque aussi longtemps qu’on a abandonné l’idée de le voir sur grand écran. De Palma, lors de son passage à Paris pour la sortie de son roman, ne s’était pas caché des rapports houleux entretenus avec ses producteurs, le sous-financement du film et son interminable post-production, et tout cela ne présageait rien de bon. Accueilli très tièdement lors de sa ridicule sortie aux Etats-Unis, voire même jugé comme un indigeste pudding mondialisé, Domino s’annonçait donc comme le film de trop pour le génial réalisateur de Phantom of the Paradise (1974). Il ne faut pourtant pas oublier que tous les derniers travaux de De Palma ont subi en leur temps cet accueil calamiteux. Pourtant, tous étaient emprunts de la beauté vénéneuse dont il a le secret – oui, oui, même Le Dahlia Noir (2006) – ou de sa rage la plus politique – revoir le surpuissant Redacted – jusqu’à son dernier opus, le formidable Passion (2012) qui pourrait sans problème avoir sa place dans les meilleures productions de la décennie qui s’achève. Ce Domino n’est pas du même tonneau, incontestablement. Toutes les difficultés de production sont bien visibles à l’écran : décors miteux, interprétation plus qu’inégale, direction artistique souvent à la ramasse. Il faut donc bien précéder le visionnage de ce nouvel opus d’un avertissement : vous ne verrez pas ici une œuvre fondamentale du maître mais un objet inégal bien que largement plus passionnant que la moyenne des sorties actuelles.

Carice Van Houten et Nikolaj Coster-Waldau dans Domino - La Guerre Silencieuse (critique)

                                      © Tous droits réservés

Nous y suivons l’enquête d’un flic parti à la recherche du meurtrier de son collègue à travers l’Europe, et on y retrouve bien les obsessions de De Palma : complotisme, compromission américaine (la CIA n’est pas ménagée), paranoïa et surtout la même obsession pour la manipulation des images. Les sur-cadrages se multiplient, les régimes d’image se lient, se cognent, s’accumulent pour former une passionnante réflexion sur les pouvoirs de la mise en scène aujourd’hui et la nécessité de construire et d’éduquer nos regards. Le cinéaste filme un monde dans lequel la guerre est avant tout une guerre d’images, où une caméra, un drone, et surtout l’art du montage deviennent des armes. Il va même jusqu’à filmer deux fois une scène d’attentat à la mitraillette sur le tapis rouge de Cannes, figurant d’abord son tournage, et achevant le long-métrage sur son « montage final ». On pourra toujours dire que la vidéo en question est dépassée par les images réelles de Daesh, mais il serait bien dommage de ne pas voir la dimension éminemment contemporaine du procédé, interrogeant génialement notre nature de spectateur. De Palma génère volontairement une confusion chez son spectateur face à ces images – qui doivent autant à l’esthétique des vidéos complotistes, qu’à celle de Daesh, des films hollywoodiens, voire au jeu vidéo – confusion qui va parfaitement à notre état d’hébétude face à la multiplication et la viralité des images aujourd’hui. Face à cette confusion, De Palma nous appelle, comme à son habitude, à toujours plus de précision et de doute dans notre manière de regarder.

Guy Pearce dans Domino - La Guerre Silencieuse (critique)

                         © Tous droits réservés

Comme il est dépassé par son aberrant système de production, De Palma est parfois dépassé par ce nouveau monde – on peut trouver sa représentation de Daesh inepte et son anti-américanisme primaire – mais il retrouve parfois, souvent, sa pertinence géniale. De Palma ne fait pas que filmer les terroristes de Daesh, il montre l’envers de leurs actions, comment celles-ci sont authentiquement mises en scène, dirigées et usant des stratagèmes et des moyens du cinéma. Dans Domino, les personnages eux-mêmes s’étonnent de la qualité des vidéos des terroristes, et De Palma filme la fascination voyeuriste éprouvée par tous pour ces montages. Il ne s’agit donc pas seulement pour De Palma de jubiler de ces obsessions, mais de les réactiver pour figurer notre monde contemporain. Un monde où celui qui maîtrise les images maîtrise le monde, où le regard inattentif sera toujours victime. C’est d’ailleurs un regard inattentif qui fera oublier au personnage principal son arme au début du récit, et donc mènera à la mort de son collègue.

Blu-Ray de Domino - La Guerre Silencieuse édité chez Metropolitan Films (critique) Cette ambition démesurée de De Palma aurait mérité un meilleur traitement de production, et on ne peut que pleurer l’exil forcé du cinéaste hors des studios américains depuis les échecs successifs de Mission to Mars (2000) et du Dahlia Noir (2006). Il est pourtant passionnant de voir et de sentir l’auteur lutter contre ces moyens contraints et de devoir redoubler d’ingéniosité. Il y parvient souvent – par un sur-cadrage d’une puissance évocatrice folle (celui des écrans de contrôle pour n’en citer qu’un), un lent zoom bien senti (celui, sublime, sur le fameux flingue au début)… – mais semble aussi parfois faire face à trop de difficultés. Certaines séquences sont belles en tant qu’objets de résistance fauchée mais qui auraient dû être bien plus grandioses si le monde du cinéma fonctionnait sainement. C’est le cas de la première poursuite avec l’assassin sur les toits mais c’est surtout en ce sens que son final baroque à la corrida est tristement beau. Il y a à la fois dans cette grande scène, les traces d’une conviction invincible – on y retrouve cet art virtuose de la multiplication des points de vue – et en même temps quelque chose qui semble s’être perdu dans le manque de moyens – ralentis un peu dévitalisés, score du grand Pino Donnagio un peu décevant. De cette aventure chaotique, cette ambition fondamentale et ce regard toujours aussi radical, il reste donc une belle œuvre triste qui aurait mérité mieux qu’une simple sortie Blu-Ray assez paresseuse – quelques bandes annonces en guise de bonus et un master HD aléatoirement travaillé qui ne rend vraiment pas hommage à la photographie appliquée malgré sa pauvreté de moyens de José Luis Alcaine.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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