Jessica Forever 2


Avec Jessica Forever, les cinéastes Caroline Poggi et Jonathan Vinel, dans la droite lignée de Bertrand Mandico et Yann Gonzalez, s’insèrent brillamment dans une nouvelle génération de cinéastes français ; une génération de sales gosses qui ose s’affranchir de l’étroit carcan du drame élitiste et de la comédie raciste, qui ose proposer un regard singulier sur le monde, envers et contre tous.

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La Villa des cœurs brisés

Crépuscule. Une calme banlieue pavillonnaire. Une maison proprette. Soudain, un jeune homme en pleine course se jette à travers une baie vitrée. Le ton est posé : Jessica Forever est un OVNI punk et troublant. Dans un futur proche dystopique, dans un lieu méconnaissable mais pourtant familier, Jessica est à la tête d’un groupe de jeunes garçons appelés « Orphelins ». Après une vie solitaire, criminelle, extrêmement violente, ils trouvent leur salut auprès de Jessica. Elle offre à ces « garçons sauvages » une seconde chance, une nouvelle famille, aimante et bienveillante, parvenant à canaliser leurs pulsions les plus obscures. Leurs buts : survivre au jour le jour, aimer, se soutenir. Mais c’est sans compter les Forces spéciales, un essaim de drones sur-armés déterminé à tous les éliminer… A travers cette histoire, Poggi et Vinel semblent proposer leur réponse à la violence : plutôt que de punir aveuglément tout comportement marginal, Jessica tend la main à ces « monstres » sans les juger. Elle est consciente que derrière leur épaisse carapace et leur allure de durs à cuire testostéronés se cachent en réalité des êtres sensibles, rongés par la peur et la culpabilité. Elle parvient à faire éclore l’humanité des Orphelins en leur offrant un amour familial. Bien que le postulat du film puisse sembler naïf sur le papier, il est en réalité radical et indispensable : alors que la haine et la violence se nourrissent justement de la peur partout dans le monde, le film propose une approche rafraîchissante et appelle à la tolérance. Un chouïa d’idéalisme et un rappel des valeurs basiques du vivre-ensemble ne peuvent pas faire de mal… Ainsi, plutôt que de traiter de la violence en elle-même et de ses conséquences, les cinéastes s’attardent plutôt sur l’humain et sur des instants quotidiens débordant de poésie. Le film jongle habilement entre réalisme brut et fantaisie poétique.

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Dans son versant ancré dans le réel, Jessica Forever est avant tout une histoire de famille. Tous les garçons, bien que relativement âgés, apparaissent candides, tels de grands enfants, que Jessica s’efforce d’élever. Ils mangent des céréales Trésor, font la sieste tous ensemble, se bagarrent pour l’amour de leur nouvelle mère, boudent à la moindre contrariété… Pourtant, malgré quelques accrocs sans grande importance, une touchante fraternité naît entre ces garçons marginaux. Le film donne peu d’éléments de réponses quant à leur passé, et c’est tant mieux : la sincérité qui les habite, l’amour qu’ils donnent et reçoivent ainsi que leurs craintes, deviennent alors centraux et c’est ce qui leur donnent vie à l’écran. Les personnages, par leur innocence qui crève l’écran, font grandement échos à ceux du précédent court-métrage du duo, After School Knife Fight qui faisait d’ailleurs partie du triptyque Ultra-Rêve (2018) aux côtés de Mandico et Gonzalez… En revanche, le film, étant leur premier long-métrage, souffre bien sûr de certains défauts, comme certains passages trop verbeux, notamment à cause d’une voix off envahissante qui a tendance à lourdement appuyer certains points. Aussi, le récit se montre un peu trop elliptique par moment (la faute à un budget trop faible ?) ne laissant pas toujours assez de temps à certaines situations pour éclore. Malgré tout, le film brille par son hybridité surprenante.

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En effet, la grande réussite de Jessica Forever se trouve dans son habile équilibre entre la réalité brute décrite plus haut et des instants magiques, enchantés. Les ruptures de ton se multiplient : le quotidien, parfois violent, parfois paisible, côtoie des moments de grâce suspendus dans le temps. Grâce à ces derniers, le film devient une véritable expérience de cinéma, où la narration classique s’efface subtilement pour laisser place à des instants contemplatifs d’une beauté sidérante, teintée de magie. Les subtils éléments fantastiques brillent par leur étrangeté unique. Un gâteau d’anniversaire, un fantôme ou encore une bulle d’eau prennent vie devant la caméra… Poggi et Vinel s’affranchissement du réel dans des scène-clés et vont même jusqu’à adopter une approche anti-naturaliste à plusieurs niveaux : leurs plans sont si rigoureusement cadrés qu’ils s’apparentent à de véritables tableaux en mouvement ; la lumière et les couleurs utilisées sont irréels ; l’utilisation de la musique attire l’attention sur elle-même au lieu d’être discrète ; même le jeu des acteurs, désincarné, s’affranchit de l’interprétation réaliste dont on a trop l’habitude en France. Les cinéastes ont un style radical et déstabilisant, à l’image de leur propos. Leur culot peut laisser certains spectateurs sur le carreau, mais force est de constater que leurs images, leurs personnages, leur film, respirent de vie. Jessica Forever est un véritable OVNI filmique, un film étrange et déstabilisant, une œuvre lunaire et fantasmatique réalisée par un duo punk. Caroline Poggi et Jonathan Vinel, tels des doubles de Jessica elle-même, font preuve d’un amour et d’une bienveillance sans limite pour ces garçons, dont la naïveté et la candeur touchent au cœur.


A propos de Calvin Roy

En plus de sa (quasi) obsession pour les sorcières, Calvin s’envoie régulièrement David Lynch & Alejandro Jodorowsky en intraveineuse. Biberonné à Star Gate/Wars, au Cinquième Élément et au cinéma de Spielberg, il a les yeux tournés vers les étoiles. Sa déesse est Roberta Findlay, réalisatrice de films d’exploitation parfois porno, parfois ultra-violents. Irrévérencieux, il prend un malin plaisir à partager son mauvais goût, une tasse de thé entre les mains. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNH2w


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2 commentaires sur “Jessica Forever