En revisitant la structure des films de gangsters et le mythe du rise and fall, Les Oiseaux de Passage (Ciro Guerra & Cristina Gallego, 2019) a des allures de conte poétique et moraliste. Ajoutez une pincée de faits réels, deux cuillères à soupe de marijuana, une cuillère à café de luttes intestines et une poignée d’indigènes colombiens. Mettez le tout dans un shaker et savourez.
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Pluma o Plomo
1968. Au nord de la Colombie, dans le Guajira, chez la communauté Wayuu, la jeune Zaida se prépare. Une longue robe rouge couvrant sa chevelure, des symboles ésotériques sur le visage, elle s’apprête à devenir femme. Sa mère Úrsula, cheffe autoritaire du village, lui cherche un prétendant. S’avance alors Rapayet, déterminé à l’épouser. Le courtisan et sa promise se lancent littéralement dans une danse folle pour confirmer ses avances. Sa mère annonce au jeune prétendant une dot exorbitante : des quantités astronomiques de colliers, de chèvres et de vaches. Ne reculant devant rien, Rapayet et son ami Moisés n’arrivent à réunir les fonds permettant de couvrir la dot. Et comme souvent dans cette région du monde, l’embryon de solution, mais surtout le début des emmerdes, vient du côté de l’homme blanc. Une solution simple pour s’enrichir est de pourvoir un groupe d’hippies américains en marijuana, en étant l’intermédiaire d’Aníbal, autre chef Wayuu et producteur de plante verte. Si Rapayet parvient très rapidement à offrir la dot promise, et épouser Zaida, ce n’est pour la tribu Wayuu et sa nouvelle famille, que le début des ennuis.
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Comme beaucoup de films traitant de trafic de drogue, Les Oiseaux de Passage présente les codes du film de gangsters moderne. D’abord par son sujet, mais surtout par sa structure. La plupart des films de gangsters optent pour une forme narrative dite du rise and fall, « ascension et chute ». C’est une histoire où le personnage principal s’élève dans un premier temps, avant de chuter de façon spectaculaire, parfois mortelle. On retrouve cette structure dans un paquet d’histoires, et certains considèrent que le mythe d’Icare en est le crash-test. On la retrouve aussi dans de nombreux films, notamment de gangsters, comme Le Parrain (Francis Ford Coppola, 1972), Scarface (Brian de Palma, 1983) ou Les Affranchis (Martin Scorcese, 1990), pour ne citer que les plus connus. Si cette structure est si caractéristique de ces films, c’est pour deux raisons. Elle permet de créer de la fascination et/ou de l’empathie pour son personnage principal en montrant son ascension, d’une situation compliquée à la gloire et le luxe. Mais aussi parce que ces figures fascinantes chutent inexorablement, souvent avec pertes et fracas. Cela permet de donner une morale au film ou à l’histoire, du type : « si tu t’approches trop du soleil, tu vas te brûler les ailes ». Passée l’explication un peu abrupte, cette structure est essentielle pour tout bon conteur. Mais chacun d’entre eux apporte son originalité : Le Parrain a des allures d’opéra funeste avec ses destinées croisées, Scarface est aussi jouissif que sa chute est brutale, tandis que Les Affranchis couvre presque 30 ans de criminalité. Pour Les Oiseaux de Passage, l’originalité tient en deux points. D’abord son cadre, car les indigènes colombiens dans les années 1970 et la naissance des cartels de drogue dans ce milieu, il faut avouer qu’on ne voit pas souvent ça. L’autre spécificité c’est la structure du film. Le film est divisé en 5 cantos (chants) dont les titres, que l’on vous laisse découvrir, sont annonceurs du rise and fall. Ils donnent au film une dimension de conte oral, transmis de générations en générations, pour dissuader les Hommes aux ambitions trop dangereuses.
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Sur la forme, le film est une très jolie réussite. Son scénario, dont on taira la chute, tient en haleine sur les deux heures de film. La mise en scène et la photographie ont tendance à mettre en avant la nature, comme une alternative à la tribu Wayuu ou au milieu de la drogue. Certains choix de cadres désertiques rappellent le western. Il rappelle aussi que les personnages ont soif de liberté mais sont bien souvent en proie à une nature immense. Ils se retrouvent bien souvent au milieu de cadres où la nature est à perte de vue, où l’horizon couvre littéralement tout l’écran. Or, choisir de placer ses personnages devant un mur ou un paysage naturel est lourd de sens. Ces plans présentent la nature et ses horizons infinis comme derrière les personnages, ils n’ont de liberté que l’arrière-plan. Mais la nature, autant qu’elle fascine, n’est pas compatible avec les modes de vies choisis par les personnages. Elle devient alors autant un moteur de liberté d’une source de contrainte. Ce n’est pas la seule, d’autres contraintes universelles entre en jeu : celles de la nature, de la famille, de l’argent, du sang, etc. La musique, mélange de sonorités tribales et de bruits plus naturels est assourdissante. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas réussie. Ces sonorités rappellent au spectateur le cadre du film : un milieu agressif et hostile à quasiment tous les niveaux. Elle sert aussi de témoin de la destinée des personnages, à mesure que la musique accompagne principalement les changements de cantos. Dès lors, la nature semble prise à partie et connaitre déjà les clés de l’histoire. A mi-chemin entre conte moral et voyage naturaliste, Les Oiseaux de Passage rafraîchit le genre du film de gangsters. Cette prouesse impose Ciro Guerra, épaulé à la réalisation par sa productrice Cristina Gallego, comme un réalisateur talentueux et à suivre.
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